Épisode 2. Elément perturbateur
Ah là là, les filles en haillons qui courent dans la rue... en général, ça n’annonce rien de bon.
Et là, c’était vraiment pas bon.
Premièrement, un PNJ venait de se faire assassiner. Pas top.
Deuxièmement, cette fille avait tellement crié fort que tout le monde, de la taverne et des alentours, s’était réuni autour d’elle. Maintenant, ils pouvaient tous me voir avec une pinte de bière à la main alors qu’il était encore assez tôt le matin. J’étais déjà prêt à récolter une bonne dose de regards de travers.
Et troisièmement – le pire dans cette histoire – Aloye était rentrée dans sa chambre, laissant son balcon vide. Bon, en vrai, ce n’était peut-être pas le pire, un PNJ était mort, après tout.
J’essayais de me faire aussi discret que possible. Tout le monde avait les yeux rivés sur cette pauvre fille, à genoux, pleurant toutes les pixels de son corps. Clémentine, la serveuse de la taverne, s’était frayé un chemin jusqu’à elle et lui tendit un petit verre rempli d’un liquide rouge et sirupeux.
— Bois ça !
La fille obéit... et immédiatement, elle cracha littéralement des flammes tandis qu’une fumée s’échappait de ses oreilles.
— C’est quoi cette horreur ? demanda-t-elle entre deux quintes de toux.
— De l’alcool de salamandre, répondit Clémentine.
Je connaissais cette boisson : rare et dangereuse, car ses ingrédients étaient tout sauf faciles à récolter. Écaille de salamandre, alcool aux herbes à 80°, et sauce sriracha super méga hot. C’était douloureux à l’entrée... et à la sortie. Enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Clémentine posa alors une main compatissante sur l’épaule de la jeune femme, ce qui fit apparaître au-dessus de sa tête une fenêtre transparente : une fenêtre de stats. Tout le monde, moi y compris, se mit à lire.
La fille s’appelait Maryline Galls, niveau 3. Sa seule compétence ? Récolte de fruits et légumes. Perso, je propose qu’on lui ajoute dès maintenant les compétences « fontaine publique », « cracheuse de feu », et « trouble-fête qui fait disparaître les filles des balcons ».
Clémentine reprit :
— Que s’est-il passé, Maryline ?
Elle recommença à pleurer.
— Mon père… snif, snif… il a été… assassin!
— Quoi, ses seins ? demanda un vieux PNJ un peu sourd.
— Pas ses seins, assassin ! répliqua sa femme, écarlate.
— Ah ! Comme ces types qui montent sur les toits avec des capuches blanches ? lança un autre.
— Mais non ! Il n’y a pas ça ici !
Tout le monde se mit à parler en même temps, détournant leur attention de l’orpheline. J’en profitai pour boire un coup.
— C’est pas grave, il reviendra demain dans son lit, déclara Math.
Un silence s’abattit. Tous les regards se tournèrent vers lui… et moi, les lèvres toujours collées à ma pinte, je pouvais sentir le jugement peser sur mes épaules.
— Vous n’avez pas de cœur ! s’indigna Clémentine. Même s’il revient demain, vous n’avez aucune idée de ce que ça fait de mourir !
Personnellement, je n’en avais pas la moindre.
— Et puis, ça veut dire qu’un assassin rôde dans les environs ! lança un homme à la moustache en croc.
— Si ça se trouve, c’est un aventurier !
Ces paroles déclenchèrent un nouveau brouhaha. Et franchement, ça m’arrangeait. Dans l’épisode 1, je vous disais que j’étais du genre à être ignoré, et c’était parfait pour moi.
Mais le destin, ce jour-là, en avait décidé autrement. Une voix autoritaire coupa court au chaos.
— Que signifie tout ce raffut ?
Je vous présente Richard, alias « Richard poils de hérisson ». Rien à voir avec sa coiffure, hein. C’était le chef de la garde de Pinte-Pleine : blond, brushing impeccable, mâchoire carrée, rasé de près, yeux bleus qui faisaient fondre les PNJ féminins et un sourire éclatant qui projetait des éclats lumineux comme une boule à facettes. Mais sans l’intelligence.
Quoi ! Non, je ne suis pas jaloux ! Ce n’est pas parce que ce blondinet a une clé pour la maison du Duc que je vais l’envier ! Enfin… Bref !
Le soldat mannequin était arrivé, et tout le monde s’était tu. Ce gars-là savait se faire respecter. Maryline se releva et se jeta dans ses bras, profitant sûrement de la proximité.
— C’est mon père… il a été assassiné !
— Oh là, jeune paysanne, dit-il en la repoussant gentiment mais fermement (faut dire, les pixels de larmes, ça tâche). Un assassinat, à Pinte-Pleine, sous ma surveillance ? En êtes-vous certaine ?
— Oui, mon père est mort !
— Certes, mais êtes-vous sûre que c’était un homicide volontaire ?
Un silence étonné s’installa. Personne n’avait pensé à poser cette question.
— Oui, j’ai une preuve, répondit-elle.
Elle fouilla dans sa poche, et une nouvelle fenêtre apparut à sa droite, l'inventaire . On y voyait : 12 concombres, 5 aubergines, 8 carottes, 19 courgettes, une paire de chaussettes trouées, et un chapeau de paille déchiré, taché de rouge.
Math, fidèle à lui-même, lança :
— Elle les sélectionne, ses légumes, ou quoi ?
Sauf qu’il avait pensé tout haut. Tous les PNJ se tournèrent vers nous. Math fit un signe du pouce dans ma direction.
— C’est pas moi, c’est le pervers.
Sérieusement, avec un ami comme Math Erne, pas besoin d’ennemis.
Maryline sortit le chapeau de son inventaire et le leva au-dessus de sa tête.
— Voilà la preuve !
Richard le regarda, pensif.
— En effet, ce chapeau est un appel au crime.
— Comment ? s’indigna Maryline.
— Je veux dire : c’est la preuve d’un crime… mais nous ne pouvons pas enquêter pour l’instant.
— Pourquoi ? cria la foule en chœur.
— Eh bien, voyez-vous, en ces temps de paix, nous avons un peu… négligé nos armures. Elles nécessitent un bon graissage et un lustrage. Revenez demain matin.
— Logique ! lança Math. Il faut bien quelque chose de brillant dans la garde.
Richard fronça les sourcils. Sa mâchoire semblait peser le compliment ou le sarcasme… Il opta pour le sarcasme.
— Très bien, monsieur Erne. Vous et votre ami, le citoyen numéro 7, enquêterez dans le champ de la famille Galls.
C’était officiel : cette journée était foutue. Je vidai ma pinte.
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