Épisode 3. Le grand secret
— Hé bin, t’en fais une tête !
Cette remarque de Math m’avait tiré de mes pensées. Si j’avais pu voir mon expression à ce moment-là, je me serais sûrement dit la même chose.
Je vais vous confier un secret : cette sortie pour enquêter dans les champs de la famille Galls me rendait nerveux. Pas tant à cause du soi-disant assassinat, bien que ça joue un peu, mais surtout parce que c’était ma toute première sortie hors des murs protecteurs de la ville de Pinte-Pleine.
Mes sentiments oscillaient entre l’excitation de la découverte et la peur de l’inconnu.
À côté de moi, Math ne cessait de parler depuis qu’on avait quitté la taverne. Il m’avait d’abord raconté que sa sœur tartinait ses sandwichs de confiture sur le dessous, comme le font les Suwédois, un peuple du nord-est gouverné par un roi guerrier redoutable et un monstre terrible. Enfin bref, je m’égare, on en reparlera peut-être une autre fois. Ensuite, il m’avait tenu un discours d’au moins quatre minutes sur les différentes espèces de fraises.
C’est précisément à ce moment que nous avions passé les portes de la ville pour nous retrouver dans un monde supposément rempli de dangers. Puis, il m’avait tiré de ma rêverie avec cette réplique qui ouvre cet épisode.
— Oh, c’est rien (je mens bien, hein... Pas de réponse. Tant pis), c’est juste que…
— Quoi ? Qu’est-ce qui te chiffonne ? Allez, raconte à ton vieux pote.
Je devais trouver quelque chose, n’importe quoi, à lui dire. Pas question qu’il sache que ma première sortie de la ville se faisait… avec lui.
— Si on tombe sur l’assassin, on fait quoi ?
Math haussa un sourcil, réfléchit une seconde, puis afficha un sourire satisfait.
— Mmmh, bonne question.
Il plongea la main dans sa poche et en sortit une serpe dont la lame étincelait sous les rayons du soleil. Il se mit à l’agiter comme un peintre hyperactif sous caféine.
— Oh punaise ! Tu es armé ?
— Bin ouais, tu pensais quoi ? Que j’allais sortir sans rien ? Y’a des monstres, dehors !
— Mais moi, je n’ai pas d’arme !
— Et après, on s’étonne que des gens se fassent assassiner…
— Non, mais je veux dire que je n’ai même jamais touché une arme de ma vie !
Math secoua la tête avec un soupir.
— Écoute, 7, ma serpe, à proprement parler, ce n’est pas une arme, c’est juste mon outil de travail. Mais attends, j’ai peut-être quelque chose pour toi.
Il replongea ses mains dans ses poches, et une fenêtre transparente s’ouvrit : son inventaire.
C’était un vrai capharnaüm : des allumettes, une corde, plusieurs dagues, une dizaine d’anneaux multicolores, des fruits en gelée, un rasoir usagé, des petits bonbons nains, une hache de guerre, plusieurs pantalons, deux paires de bottes (et demi), un chapeau… Bref, un bazar innommable.
— Mais où as-tu eu tout ça ?
Sérieusement, quelle chance... Je sors une seule fois de la ville, et il faut que je tombe sur un nain mieux équipé que toute la milice de Pinte-Pleine.
Mon esprit commença à surchauffer, assailli de questions comme lors d’un bug informatique :
Depuis combien de temps connaissais-je Math ? Un jour ? Une semaine ? Un mois ? Est-ce que je l’avais déjà vu avant ce matin ?
Que faisait-il pendant que le fermier se faisait assassiner ? Il disait vendre des fruits, mais de quel genre ? Des grenades ?
Et surtout, comment connaissait-il le chemin pour aller chez les Galls ?
Je le fixai, pour la première fois vraiment attentif à ses traits : ses yeux fous et son sourire carnassier de PNJ-Killer.
Math Erne. Il m’appelait "mon pote", mais tout en lui me donnait l’impression qu’il voulait me transformer en compote.
Soudain, il sortit une épée de son inventaire. Mon cœur s’emballa. Je fis un pas en arrière (un seul suffit pour que je tombe sur les fesses) et criai :
— AHHH ! Ne me tue pas !
Math s’arrêta net et planta ses yeux dans les miens avant d’exploser de rire.
— Hahahaha ! Tu fais quoi, là, mon pote ? Tiens, essaie cette épée.
Il me tendit la garde. J’essayai de refermer mes doigts sur l’arme, mais rien à faire.
— Bah alors, tu la prends ?
— J’essaie, mais j’y arrive pas !
Il posa une main sur mon épaule et fit apparaître mes statistiques.
— Par la barbe de ma sœur ! C’est pas possible !
Il est temps que je vous révèle un deuxième secret. Le plus lourd. Le plus humiliant.
Je ne suis pas un PNJ comme les autres.
Je suis un PNJ de niveau 1.
Aucune statistique.
Force, intelligence, courage, endurance… Rien.
Points de vie, points de magie… Nada.
Je n’ai même pas de nom. Je suis juste le citoyen numéro 7.
Je suis aussi inutile qu’une chaise. Non, pire, parce qu’une chaise, au moins, c’est pratique. D’ailleurs, c’est un cadeau de mariage très populaire en Suwède.
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