MOUVEMENT
Alors, j’ai au moins une raison supplémentaire d’aimer le mouvement. Il représente pour moi une errance, parfois rédemptrice, toujours essentielle. Errer n’a rien de mauvais, c’est rentrer dans les rangs de ceux qui ne veulent rien savoir, ou plutôt, ne rien savoir de définitif. C’est vaguer sans réel but, si ce n’est celui de découvrir toujours plus, d’apprendre et d'apprendre à nouveau. Mais on abuse des mots et on leur donne volontiers le sens qui nous arrange… Le mouvement, voilà comment ils nomment leur fuite en avant. “Dans un monde en mouvement, l’immobilisme est une régression.” En voilà une phrase pleine de sens ! Elle en regorge, littéralement. Comme un mauvais poème, on peut lui faire dire n’importe quoi. Je vois déjà les gourous du progrès aveugle (les ennemis de mes Amish ne sont pas mes amis) se gargariser de ces paroles sages et nuancées. Elles réussissent l’exploit de tenir à la fois de la Marseillaise et de la comptine pour enfant. Un conte où, pour se débarrasser de nos problèmes, il suffirait d’avancer invariablement sans jamais les regarder en face... Mais n’importe quel touriste vous le dira, il est parfois bon de s’arrêter quelque temps histoire de souffler un peu. En profiter pour se questionner sur l'itinéraire, ou au moins discuter de la direction à suivre. Cela constitue en somme un formidable moyen de ne pas foncer dans le mur. Cap’ ou pas cap’ ? Amis professionnels de la marche forcée, en avant comme en arrière, soyez sûrs que le cap à tout prix vous amènera à des voies sans issues ! Non, ce n’est pas une bonne stratégie, à moins que notre but soit d’accomplir un maximum de trucs tordus tout en prenant le moins de place possible dans la frise chronologique de l’histoire. Et encore, pas sûr qu’on serait encore là pour la lire.
“Dans un monde en mouvement, l’immobilisme est une régression.” Je trouve cette phrase fascinante, on peut tous piocher un peu de sens et y trouver notre compte. Darwin, lui aussi, ne pourrait qu'acquiescer : Toutes les espèces qui peuplent notre terre ne partagent-elle pas ce point commun ? Elles doivent évoluer, s’adapter ; uniquement pour rester à leur place, c’est-à-dire pour ne pas grossir les rangs des espèces disparues. Les lois de la nature semblent paradoxales et ont des airs d’humour noir, un humour décapant comme du roundup. Le problème de ces espèces (qui devient au passage notre problème), réside dans le fait qu’elles évoluent trop lentement pour le dérèglement climatique et la destruction de leur environnement par l’homme. Elles ont beau bouleverser leur rythme de vie, rebosser leur stratégie d’hibernation, de migration et de reproduction, - rien que ça - beaucoup d’entre elles sont destinées à disparaître. Tout simplement parce que le dérèglement qui s’opère bat des records de vitesse. De quoi nous rappeler qu’il existe toujours quelqu’un ou quelque chose qui va plus vite que nous, et en l'occurrence, même le guépard se fait courser l’arrière-train. Regardez donc les mouvements se mettre en compétition. Ce ne sont plus les lois de la nature mais celles de l’homme, et elles ont aussi de l’ironie à revendre. Comment qualifieriez-vous le destin d’un animal qui signe sa propre mort en détruisant son environnement à petit, non, à grand feu ?
Ainsi, dans ce monde qui se transforme à une allure de synchrotron, on ne sait pas si la sélection naturelle constitue un allié ou non. Je vous présente l’équivalent sauvage du “travailler plus pour gagner autant”, voire pour gagner moins. On dira que je force le parallèle, que dans un cas on parle de survie, dans l’autre uniquement d’argent. Cela se saurait si dans le monde des humains, l’argent était utile pour assurer nos besoins essentiels... Ne dit-on pas “gagner sa vie” ? On moque souvent les habitants des grandes villes pour leur proportion à courir dans tous les sens. Homo pressé, un genre humain qui vit, va à toute allure, parce qu’il a de moins en moins le choix : homme oppressé. Oppressé par les histoires qu’il se raconte et qu’on lui souffle à l’oreille depuis le berceau. Oppressé par des menaces plus concrètes qui prennent la forme d’un capitalisme destructeur d’idées et de tout ce qui vit.
On naît au monde comme on rentre dans une arène. Il faut rapidement prendre le train en marche. Allez hop ! En route, pas le temps de discuter. Devant toi, le bâton et la carotte, tu n’auras qu’à alterner. Dans ces rapides qui ne demande l’avis de personne, je regarde mes semblables ramer : dans le lot, combien détestent leur taff ? Combien se tuent à la tâche ou tout court ? Combien gâchent tantôt leur temps, tantôt leurs talents, pour des causes et des idées destructrices ? En file indienne dans les escalators et autres monstres mécaniques, regardez chaque jour ces tronches d’enterrements se diriger vers l’abattoir. Parmi eux, il y en a bien sûr qui savent où ils vont et qui ont cœur d’y aller. Mais en vérité, personne ne veut rater son train, et le choix que nous rencontrons n’en est pas un. Ce destin qu’on élit se révèle être un minuscule degré de liberté, et nous essayons juste de composer à partir des compromis du hasard et du déterminisme. Oui, tu peux toujours choisir ta voie, mais elles semblent toutes déjà tracées, et chaque année signe la fermeture d’une ligne supplémentaire au profit des principales avenues.
Annotations