Bonjour, tu vas bien ? Je déteste cette phrase. Je lui préfère celle-ci : comment vas-tu ? La première exige un oui de politesse, la seconde laisse le droit de dire "ça ne va pas fort ce matin", en totale sincérité, en abandonnant la bienséance et les formules de politesse. Se donner le droit d'être à l'écoute de son ressenti. Moi je vais bien, j'ai le sourire, même sous ce masque dont on ne supporte plus les fibres qui chatouillent le nez, qui cache le gloss que je mets sur mes lèvres. Et dans mes yeux fleurissent aussi des sourires, faut dire qu'ils ont été bien arrosés, mes yeux. J'en ai versées des larmes sur mon oreiller de plume. Maman brisée par la mort d'un mari, maman courage qui a pris ses trois oisillons sous son aile pour continuer d'avancer sur le chemin de la vie.
"Et tu n'as pas encore refait ta vie?" Pardon ? Refaire ma vie ? Ça veut dire quoi refaire sa vie ? Je sais qu'on peut refaire sa cuisine, refaire l'électricité, mais refaire sa vie ? Non. Alors excusez-moi, je suis pénible. Un mot est un mot. Refaire sa vie ? Non, je ne vais pas refaire ma vie, je continue ma vie. J'ai perdu mon prince, mon mari, mon danseur, mon confident, mon partenaire, et j'avance comme je peux, le coeur brisé. Coeur brisé dont je surveille la cicatrisation. C'est fragile, c'est vulnérable, c'est sensible aux peines et aux chagrins, c'est surtout par contre sensible à la peine de l'autre et ça se nourrit de beau, de sourires et de soleil. Je prends la force dans l'humain, dans l'échange avec les autres, en totale intelligence de coeur, dans la bienveillance et le respect.
J'ai le droit d'aller bien et quand c'est le cas, je le dis et je souris. Et quand ça ne va pas, je le dis aussi, ou plus exactement, mes yeux le disent en un flot qui s'écoule sur mes joues. Un souvenir, une odeur, une mélodie, le barrage cède. Les souvenirs sont si forts, si intense, notre amour était si fort.
Alors oui, je vais bien, aussi bien qu'il est possible d'aller bien quand en l'espace de quelques années, tout explose. Je me suis retrouvée veuve; puis j'ai perdu mon père, mon repère, qui était si présent pour moi et les enfants. Un cinq janvier qui m'enleva mon époux, un cinq janvier qui vit mon père chuter dans les escaliers, chute qui le plongea dans le coma et dont il ne revint pas.
Mais je vais bien. Je garde des yeux grands ouverts sur le monde, j'en vois la beauté, malgré les horreurs et la folie des hommes. J'ai envie, j'ai besoin de croire que ça va aller, tout comme j'ai réussi à me relever, je sais que la bonne volonté et les valeurs ne sont pas mortes. Chacun y met du sien, du mieux qu'il peut. Les infos veulent nous faire croire que l'humain est foutu, mais moi j'ai envie de croire qu'en pensant, qu'en s'engageant, on peut changer des petites choses. Autour de soi, pour les enfants qui grandissent parmi nous. On peut faire tant et ça va aller, ça va aller bien. Pour que chacun puisse dire : aujourd'hui je vais bien. Mais puisse dire aussi, "aujourd'hui je ne vais pas bien", mais je sais que ça va aller. Car tout le monde mérite d'aller bien, tout le monde a le droit d'aller bien. Quand on dit les choses, quand on pose des mots, on soigne les maux.