Chapitre 5
Soen
[1 Mars 2420 – Citée Sehuenpiri]
— Voilà les rudiments que vous devez connaître en matière d’utilisation des fusils hypodermiques. En aucun cas vous ne devez hésiter à vider un chargeur entier.
Cela fait près d’une bonne demi-heure que l’instructeur nous enseigne comment manier ce fusil. Une heure et demi que nous avons été levé et regroupé afin de recevoir les dernières instructions.
J’ai passé une bonne partie de la nuit à cogiter. A fixer la lune et le ciel obscure à travers la lucarne et à m’imaginer mille et un scénario différent. La victoire, la défaite, l’alégresse, le chagrin. Tout y est passé. Je n’ai rien laissé au hasard, mais je suis sûr que je suis quand même à mille lieues de ce qui nous attend. Toutes les rumeurs on refait surface, d’un coup. Je ne pense pas être le seul à l’avoir fait cette nuit. Les sommeils étaient mouvementés et j’ai pu croiser au moins une fois les prunelles sombres de chacun du groupe.
J’aurais cru que le réveil aurait été laborieux au vu du peu de nombre d’heure de sommeil. Pourtant, dès les premières lueurs du jour, tout le monde était déjà sur le pied de guerre. Une ombre étirant leurs traits. La même devait barrer mon visage à n’en pas douter. Vivy et Yolène, en grandes battantes, bien présentes avec une rage meurtrière luisant au fond de leurs prunelles. Comme je les comprends. Elles se tiennent bien droites, campés solidement sur leurs jambes et fixent avec froideur les instructeurs qui défilent. Il est plus difficile pour le gars qui s’est fait tabasser de masquer les marques qu’il a reçu. Des ecchymoses énormes barrent son corps et des traces de sang séché le zèbre. L’aura qu’il dégage est meurtrière et oppressante. Légitime.
— Est-ce que vous avez d’autres questions ? Est-ce que vous vous sentez capable de bien le manier correctement ?
— Tu nous prends pour des bleus ou quoi, ricane Elvira.
L’instructeur esquisse un sourire carnassier.
— Ma mignonne, si tu veux revenir en un seul morceau et avec un trophée dans les mains, tu as plus qu’intérêt à retenir tout ce que je viens d’expliquer. Sinon, tu crèves. Bien que je n’en ait rien à cirer.
Elvira serre les poings et se retient avec peine de lui cracher tous les bons sentiments qu’il lui inspire. Elle sait pertinemment que ça ne servirait à rien d’autre que de se faire tabasser. A quoi bon à quelques heures d’être libéré ? Paye ta liberté, mais quand même.
— Autre chose ?
Seul le silence lui répond et il enchaîne avec le reste du programme.
Nous apprenons à nous servir en vitesse accélérer des autres armes, du matos pour notre survie et de leurs babioles scientifiques. Je peux voir une lueur d’engouement étinceler dans les yeux bleus de Lyra. Si elle n’était pas née avec notre condition de merde, elle aurait été une éminente scientifique. Son obsession pour tout et rien à la fois est si flagrante, que ça ne m’étonnera même pas quand elle se proposera pour se coltiner toute la partie « chiante » de notre mission. Si je pouvais, si je savais le faire, je sourirais.
Dans leur grande générosité et avec pour ambition que leur projet ridicule aboutisse positivement, le conseil nous fait don de vêtements adaptés pour le climat, ainsi que de rechange. Nous voilà donc vêtu de t-shirts, pantalons et vestes à thermorégulation couleurs camouflages. Sans oublier les rangers noirs, à la fois solides, imperméables et adaptés à la marche. C’est con. Je sais. Je ne devrais pas avoir de pareilles pensées. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Pour la première fois depuis un bon moment, nous ressemblons à des êtres humains. Pas à part entière car nous nous ressemblons tous avec notre attirail en copier-coller, mais quand même. Je peux voir les filles esquisser des sourires subtils et ça réchauffe l’iceberg qui me sert de cœur.
Pour la première fois depuis que nous sommes arrivés dans ce trou, nous avons pu avoir le droit à une véritable toilette et à la possibilité de nous voir dans un miroir. Chacun de nous avons eu la possibilité de nous redécouvrir. Lyra a contemplée ses anneaux sur sa lèvre inférieure. Shalana a pu parfaire son impeccable carré roux et étudier au millimètre près l’effleurement de ses mèches sur sa mâchoire. Zéphir a pu retrouver son dos entièrement tatoué et adresser les prières en conséquence et à qui de droit. Quant à moi… je n’en ai rien fait. J’ai dédaigné le miroir et n’est pas posé une seule seconde les yeux dessus. A quoi bon ? Si ça leur fait du bien, c’est le principal. A moi, cela ne va rien m’apporter à part des souvenirs que je veux repousser le plus loin possible. J’ai simplement demandé à Lana de bien vouloir me rafraichir ma coupe.
Il est 07 : 45 lorsque le défiler des instructeurs touche à sa fin et que nous sommes tous conviés (notez le sarcasme) à empoigner nos sacs qui nous servirons de meilleurs amis pendant les trois mois à venir. Ils pèsent tous le même poids et aucune distinction n’a été faite entre les hommes et les femmes. Aucune d’elles ne fait le moindre commentaire et elles chargent leurs fardeaux comme si de rien était. Encore une raison supplémentaire d’apprécier leurs forces. On nous abois dessus pour que nous nous dispatchions tous en groupe de 6. Nous serrons les rangs afin qu’il n’y ait aucune possibilité de nous séparer. La zone nord est appelée en premier. Puis la zones est, suivit de près par la zone ouest. Et enfin, la nôtre, la zone sud. Les gardes nous escortent à travers un dédale de couloirs gris qui se ressemblent tous les uns des autres. Plus nous approchons de la sortie, de la lumière et plus mon cœur cogne dans ma poitrine. Le rythme est lent, régulier mais d’une puissance nouvelle. Cela va faire combien de temps maintenant que nous sommes enfermés ? Cinq ans ? Six ans ? Plus ? J’ai perdu le compte. Bien trop longtemps. Une énergie nouvelle circule dans mes veines et l’adrénaline commence à se répandre doucement en moi. L’excitation me parcours de part en part sans que je ne puisse la freiner.
Lorsque nous franchissons le portail, c’est une explosion qui résonne en moi. Cela ne dure qu’une seconde. Mais durant laquelle j’inspire à fond et ferme les yeux en sentant venir s’étaler sur ma peau les rayons du soleil. Ils ont une tout autre saveur que lorsqu’ils venaient se déverser sur moi dans l’enceinte de notre cage. C’est grisant. Et cet air ! La sensation de pureté est d’une violence à laquelle je ne m’attendais pas. Durant cette infime seconde je me sens euphorique. Juste avant de disparaitre aussi soudainement que cette folie s’est emparée de moi. Comment pourrais-je l’être en vue de ce qui nous attends ? Impossible. Je ne suis pas fou que je sache. Du moins, pas encore. Qui sait comment nous allons revenir de ces deux mois. Si nous en revenons.
Aussi, je chasse cet instant d’égarement aussi loin que je le peux et je prends la tête de notre petit groupe. Je montre la marche à suivre. Je monte en premier dans le Hummer et m’installe, le dos bien droit et les pieds bien ancrés sur le plancher. Les portières claques et nous voilà en train de dévaler la Citée. Je jette un œil par la vitre teinté. Une haie d’honneur accompagne le véhicule du pénitencier jusqu’à la porte sud. Certains applaudissent et sifflent des encouragements tandis que d’autres nous crachent leur haine et leur dégoût. Ils ne savent pas ce que c’est que de croupir au pénitencier de Sehuenpiri. Ils ne savent pas ce qu’il faut endurer pour finir à l’intérieur. Ils ne savent rien ! Je ferme les poings et les serres avec toute la force dont je dispose pour rester calme. Les mains froides de Lana viennent se poser sur les miennes. Je lui jette un œil. Ses grands yeux noisette me scrutent et elle m’adresse un sourire. J’inspire et expire pour refouler ma rage.
— Nous allons revenir en héros. Ils se prosternerons à nos pieds, me chuchote-t-elle dans le creux de l’oreille. Tu verras.
Elle me presse les mains et niche son visage dans mon cou.
Arrivé près de la porte sud, tout le monde se presse à la fenêtre. C’est un évènement extrêmement rare, voir inédit en 186 ans d’existences que la porte s’ouvre. L’immense et imposant battant en maikarite, inébranlable jusqu’ici se met à frémir, puis à geindre en colissant. Le spectacle est incroyable à voir. Les autorités ont formé une barrière entre nous et la foule à la fois curieuse et terrorisée. Scotché aux vitres, nous nous grimpons quasiment dessus afin de voir la porte s’ouvrir avec une lenteur exaspérante. Le colosse, une fois monté, n’a plus jamais bougé. Les mécanismes doivent en avoir pris un sacré coup et hurlent leur souffrance. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Mélange d’excitation et d’émerveillement. Pour peu, je pourrais croire qu’elle est vivante et nous sommes de cesser sur le champ. Pourtant ce n’est qu’un objet. Un outil qui nous protège du monde extérieur. Un monde… qui se révèle peu à peu.
L’immensité de maikarite laisse peu à peu place à un océan de verdure. Différentes palettes de verts et de marrons s’offrent à nos yeux. Je reste coi devant le paysage. Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais. Je ne sais même pas si je m’étais imaginer quelque chose en particulier. Mais rien n’aurait été à la hauteur. La démarcation entre notre monde et le monde du dehors est claire et nette. Un tapis de terre, recouvert par des ronces, des buissons, des fleurs en tout genre. Mais surtout ces arbres. Cette forêt immense, plus immense encore que je n’aurais pu me le figurer.
Les troncs surdimensionnés se collent les uns aux autres, se mêlent et s’enchevêtrent. De la mousse, des fougères, des conifères. De tout. Il y a de tout et davantage encore que je ne pourrais nommer. Rien qu’au seuil de notre Citée, je ne saurais citer 10% de ce qui se trouve devant moi. Bien que nous soyons dans la voiture, je peux entendre le silence assourdissant qui règne à l’extérieur. Cela fait un drôle d’effet. Je m’attendais à des explosions de toute part et pourtant rien. Seul le silence est roi. Remarque, je comprends. Ce n’est pas tous les jours que l’on peut constater de ses propres yeux ce que le mot nature signifie.
Je sens Lyra s’agiter et trépigner d’impatience de se retrouver lâchée au milieu de tout ce vert, me ramenant à la réalité. Je me réinstalle correctement sur mon siège et préserve comme je peux mon masque d’indifférence tout en louchant vers Zeph. Aussi durs puisse-il être au quotidien, un spectacle comme celui-là ne laisse personne indifférent. Un truc égaille son regard. Je dois avoir la même tronche que ce crétin, je songe. Il y a de quoi ceci-dit. Une fois la porte suffisamment ouverte pour laisser passer le Hummer, celui-ci se remet en branle et s’engage dans cette immensité verdoyante.
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