1. Martin
Il y a des premières fois qui surgissent dans nos vies sans qu'on s'en rende réellement compte. Non pas qu'on les oublie, mais parce qu'elles sont si insignifiantes, qu'on ne pense même pas à les relever.
Certains diront que de se préparer à une première expérience avec trop d'intérêt, brouille l'acte espéré au moment où il se produit, car nous sommes envahis par un stress à la fois irrationnel et somme toute, logique. Plus on y réfléchit, plus on idôlatre l'instant et la finalité en est alors toute autre.
Cela dépend aussi si l'acte en question nous fait peur dès qu'on en a connaissance (comme une première opération ou une épreuve scolaire) ou si elle est, même si tout est relatif, plus positive, comme une première relation sexuelle. Ce dernier exemple est alors plus attendu mais pas moins stressant. D'ailleurs, ce sont souvent les premières fois que nous attendons avec plus de craintes, qui, au final, se passent pour le mieux et vice versa, hormis quelques exceptions.
Puis, il y a celles que l'on n'avait jamais imaginé et qui nous tombent dessus du jour au lendemain. Elles n'ont même pas eu le temps d'émerger dans nos esprits, qu'elles sont déjà en train de se produire. Si éphémères.
Si soudaines.
Martin a 19 ans et, lui, croyez le ou non, a vécu, en peu de temps, énormément de premières fois significatives pour un jeune de son âge, loin des premières étapes basiques franchies par un pré-adulte type.
Il connaît le deuil dès les premières années de sa vie. Son père meurt d'une crise cardiaque, résultat d'une trop grande consommation de crack.
Alors enfant de 8 ans, il surprend un inconnu frapper sa mère avec une violence inouïe et dans une rage invraisemblable, au sein même de sa propre maison. Inconnu qui deviendra son beau père.
Une année plus tard, ce dernier tue de sang-froid une personne noire qui le dévisageait dans la rue. Le garçon y assiste.
A 11 ans, il se retrouve dans le coma après s'être fait agresser par plusieurs camarades de classe.
Quelques mois plus tard, il découvre que sa mère se prostitue dans un quartier délabré, connu dans toute la ville pour ses trafics illégaux.
Il vole un paquet de filtre et du tabac dans une supérette.
Il fume son premier joint quelques jours plus tard.
Il fait l'amour avec sa meilleure amie sur un capot de voiture abandonnée dans un square en plein après-midi. Surpris par une bande de jeune, il vit alors son amie se faire violer, sans avoir aucune chance de lui venir en aide. Elle en mourra. Ils avaient 13 ans.
Au fil du temps, Martin s'est habitué à toutes ces horreurs. Du moins c'est ce qu'il croit.
Certaines, comme je le disais plus haut, sont arrivées si sournoisement dans sa vie, qu'il ne saurait même plus dire quand elles ont réellement commencé.
Aujourd'hui, il vit dans sa salle de bain, qui fait office de chambre de fortune. Il dort dans la baignoire, là où toute sa famille se douche. Ses vêtements ne se comptent plus que sur les doigts d'une main. Deux trois caleçons par ci par là, quelques paires de chaussettes, un T-shirt trop grand qui appartenait à son père et un short délavé, qu'il ne quitte quasiment plus.
Cela fait partie de son quotidien, depuis bien trop longtemps. Peut-être depuis toujours. Il est alors logique de se demander s'il y a vraiment eu une première fois à toute cette déchéance.
Et le voici, là, dans cette petite pièce irrespirable, minuscule même, où il n'a aucun espace. Petite pièce isolée, au sein de cette maisonnette tout aussi inhospitalière. Entouré par sa famille et pourtant si seul. Il est presque nu, ayant remonté son short le plus haut possible, adossé contre la porte, crevant de chaud. De la transpiration coule le long de son front, de ses joues, de son torse... Chaque mètre carré est frappé par cette température insupportable. C'est étouffant mais il ne bouge pas, il en est incapable. Il regarde la baignoire et ne désire même plus s'abandonner à la bonté et à la délicatesse de l'eau gelée. Parce qu'il sait qu'il n'a pas le droit. Ce n'est pas son tour, ce n'est pas son heure. Si encore il en avait la possibilité, peut-être arriverait-il à réunir ses dernières forces afin d'y parvenir mais si c'était le cas, il ne serait pas dans un tel état.
Son beau-père, à juste titre, a interdit à quiconque de se doucher plus d'une fois par jour. Ayant de graves problèmes financiers, la famille a renoncé à beaucoup de choses et ne vit plus que pour payer ses dettes. Depuis, l'eau est devenue un diamant brut. Il avait même fini par imposer un horaire pour chaque occupant de la maison, que sont sa femme, son beau-fils et sa fille pour assurer la consommation quotidienne à la seconde près.
Avec lui, aucun excès n'était autorisé.
Cet homme avait pris la place de son père au sein du foyer aussi vite que les vers prennent possession d'un cadavre en putréfaction. En quelques semaines, il était devenu le nouveau maître des lieux comme il aimait le rappeler à chacun. S'il n'est pas particulièrement fort, il a une façon bien à lui de se faire respecter : la violence. Il joue sur les nerfs et les peurs de la moindre âme qui vive pour satisfaire un besoin aveuglant de tout contrôler, comme pour se prouver quelque chose. Ses mots sont cruels, ses crises assourdissantes, ses coups malicieux et ses désirs primaires. Esprit malsain dans un corps pourtant sain jusqu'à sa majorité, il est par la suite rongé par ce qu'il considère comme l'inutilité de son existence et commence alors à fumer quelques joints pour finir par devenir accro au crack, quelques années plus tard. Ce qui ne l'empêche pas d'être parfois juste dans ses décisions, même si ses dernières sont souvent amenées avec beaucoup de maladresse et sans aucune délicatesse.
Ce dernier a toujours eu une relation spéciale avec la mère de Martin ; malsaine et passionnelle. Il a une telle emprise sur elle, qu'elle n'est plus que l'ombre de la femme autrefois forte et courageuse, qu'elle représentait à merveille.
Leur rencontre n'était même pas digne d'être racontée dans un roman d'Emile Zola, tant elle était triste à pleurer. Elle, vivait dans une solitude indescriptible après le décès de son premier compagnon et semblait totalement déboussolée. Lui, avait un besoin vital de retrouver de la compagnie, bousillant toutes ses précédentes relations par un manque de confiance en lui qui le dévastait autant que les femmes qui avaient le malheur de croiser son chemin.
Pas de regards niais et romantique à travers deux rayons de supermarchés, ni même quelques sourires après quelques danses dans une boîte de nuit, non, rien de tout ça. Juste une affaire de voisinage. La mère de famille rentrait chez elle après avoir fait quelques courses. Lui, sous l'emprise totale d'héroïne, lui suppliait une fellation, les larmes aux yeux, finissant même sa piteuse demande à genoux après qu'il remarqua que la femme en face de lui, ne savait plus où se mettre, ne s'attendant évidemment pas à une telle scène. Ayant pitié, elle acceptait de le faire rentrer chez elle, essayait de lui parler, parvenait à le calmer et décidait de passer plusieurs fois chez cet homme afin de le soutenir et de l'aider du mieux qu'elle pouvait. Puis, ce faisant, quelques jours plus tard, elle lui trouvait cet on-ne-sait-quoi et ils faisaient l'amour, embourbés dans leur tristesse personnelle, comme pour célébrer un malheur commun que seuls eux pouvaient comprendre. Et dans un méli-mélo de positions abracadabrantesques, leur amour débutait alors, imprégnés de toutes les saletés que leur avaient amené la vie et tous les doutes qui vont avec.
Martin sait que son père ressemblait à peu de choses près au nouveau compagnon de sa mère. Excepté que lui, ne s'en prenait jamais à l'enfant qu'il était et encore moins à sa femme.
Aujourd'hui, il en a de vagues souvenirs. Lointain. Il se souvient seulement de ce à quoi il ressemblait et ce dont il souffrait. La drogue et la pauvreté, après tout, avaient fait, pour le moment en tout cas, partie de sa vie de bout en bout. Elles avaient détruit son père, poursuivaient sa mère et consumaient chacun de ses espoirs ainsi que ceux de son entourage comme un lent poison.
Le jeune homme sent à peine la larme couler sur sa joue. Ses yeux sont vides, comme aspirés par un trou noir sans fond, sans vie.
Une ombre passe sous l'ouverture de la porte, furtive. Il ne la voit pas et même si ça avait été le cas, il n'aurait sans doute pas réagi. La chaleur l'essoufle, ses pensées le submergent et puis, les choses étranges, il en a tellement l'habitude ...
Pourtant, la scène se produisant à l'arrière de la porte n'est pas anodine.
La tout petite télé du salon fonctionne encore et toujours. La même chaîne, la même émission. Martin voit déjà sa mère avachie devant le poste à moitié défoncée, répétant ainsi son morose quotidien. Il ne l'entend pas, mais il le sent. Tout est normal de ce côté là. Cependant quelque chose le chifonne. Brutalement.
A part ça, il n'y a rien. Où sont passées les lourds pas de son beau-père, parcourant sa chambre de long en large ? Et, Sarah, sa demi soeur, qui à cette heure-là devrait être dans le salon pour jouer avec sa poupée. Martin perçoit de temps en temps sa petite voix enfantine derrière la porte, dialoguant des banalités d'adultes, autour d'un thé factice qui n'est en fait qu'un verre en plastique sans même une goutte d'eau à l'intérieur. Pas de cri soudain, ni aucun son de son quotidien. Que la voix niaise et banale du présentateur.
Le jeune homme ressent un frisson. Il a comme un mauvais pressentiment. Il a peur. Pas celle qu'il vit jour après jour. Non, là, c'est différent. Alarmant. Son corps et ses sens se réveillent brutalement. C'est un appel primaire, plus que vital. Lui qui pensait que cette sensation était bien trop enfouie au fond de ses entrailles ...
Il arrive à se lever, après plusieurs tentatives. La chaleur l'accable de plus en plus à chaque mouvement, comme pour le dissuader de faire quoi que ce soit. Il s'appuie contre la porte, attend quelques secondes et l'ouvre enfin.
La salon est une petite pièce de 13m², poussièreuse. Elle est encombrée par une fumée opaque, presque irrespirable.
Comme prévu, sa mère est allongée sur le canapé, somnolante. Elle est recroquevillée. On a l'impression qu'elle essaye de se protéger de quelque chose. A ses pieds, il y a une couverture autrefois rouge pétante. Martin décide de la couvrir avec et l'embrasse sur le front, au bord des larmes.
Il se retourne et fait face aux deux autres portes, situées à proximité de la sienne. Elles sont positionnées tout au long d'un angle arrondi qui forme un C. Celle limitrophe à la salle de bain, mène à la chambre de son beau-père et de sa mère, l'autre, à celle de Sarah.
Bien que ce ne soit pas encore le début de la soirée, la famille a pour habitude de fermer tous ses volets lors des grosses périodes de chaleur. C'est pourquoi Martin trouve suspect que la chambre de son daron de fortune ne soit pas éclairée, lui qui y passe pourtant le plus clair de son temps.
D'autre part, sa soeur n'étant effectivement pas dans le salon pour s'amuser à la poupée, le jeune homme décide de porter son regard sur la dernière porte. On peut y voir une petite lueur, très faible.
D'un pas plus prompt, il enjambe doucement un tas de magazines jetés au sol et se dirige vers la pièce éteinte. Il n'y a rien ni personne, comme il s'y attendait. Une odeur forte lui prend les narines, mais rien de plus.
Avec moins d'entrain cette fois-ci, il se tourne et pose la main sur la poignée d'à côté.
Il tend l'oreille.
Rien de perceptible. La victoire d'un des candidats qui jubile à l'autre bout du salon n'aide pas.
Pourtant, il est persuadé qu'il se passe quelque chose entre ces murs. Ces signaux ne sont pas là par hasard. Il ne connaît que trop bien son beau père malheureusement. Qu'est-il encore en train de foutre ? Quelle saloperie va-t-il encore faire endurer à lui et à sa famille ?
Une sorte de colère profonde prend alors corps dans ses tripes. Comme un dernier sursaut d'orgueil. Comme si il n'était pas encore totalement robotisé par ces horreurs vécues.
Il abaisse la poignée et laisse passer un filet de lumière.
Des petits sons deviennent de minces gémissements.
Encore quelques centimètres de plus et tout cela est pire encore. Une plainte très discrète.
Etouffée.
Martin rentre alors brusquement, sans se poser plus de questions.
Cette claque là combine toutes celles déjà prises par le passé. Elle n'est pas seulement violente, elle sonne comme l'aboutissement d'une attitude.
Maintenant, peu en importe les risques, peu en importe les conséquences car tout cela est terminé. En une image, en une fraction de seconde.
Le regard n'est plus le même qu'avant. Les poings se serrent. Les larmes coulent mais n'ont plus la signification d'autre fois. Les narines se gonflent, la gorge se déploit.
Un cri retentissant comme premier regain d'une nouvelle vie.
La confrontation est immédiate et elle aura lieu pour la toute première fois.
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