Sarah chante par-dessus la voix d’Édith Piaf. J’ai allumé la radio, et c’est tombé sur La foule de cette chanteuse dont Sarah est folle.

En parlant de foule, c’est ce qu’il y a sur l’autoroute pour rejoindre notre village. On a traversé Paris sans problème, et là, on est à Reims, et il y a des embouteillages. Un appel entrant de Jacques coupe la musique.

- Allô, Ethan. T’es où ?

- Sur la route, avec Sarah.

- Vous étiez où ?

- À Saint-Malo.

- Ah ok. T’es bientôt arrivé ? Je m’ennuie. Jordan est malade et Julien est de sorti avec ses parents.

- Pff, non. Y a des bouchons. T’as qu’à aller retrouver ta meuf.

- Elle est avec Marine.

- J’peux rien pour toi, Jacques. Je dois te laisser, je suis au volant.

- Ok, salut.

Jacques raccroche. Sa petite amie, c’est Mia. Franchement, quand on voit à quoi elle ressemblait quand elle est arrivée en Champagne-Ardennes, j’aurai jamais pensé qu’elle finirait meilleure amie avec une fille populaire et en couple avec un garçon populaire. Elle a décroché le gros lot. Personnellement, je la déteste. Jacques mérite beaucoup mieux que cette fille venue tout droit de Paris.

Sarah entame de sa voix mélodieuse le refrain de Sensualité d’Axelle Red.

- Ta voix est vraiment jolie, la complimente-je.

- Merci.

Elle rosit de plaisir. Ma mère est une grande fan de cette musique. Je la connais par coeur.

- Oh, Ethan, tu peux t’arrêter là ? J’ai envie de me prendre un soda.

Je me gare sur l’aire d’autoroute et Sarah sort. Elle revient rapidement avec un Coca à la main.

- Je t’ai pris ça.

Elle me le tend.

- Ah, merci. Et pour toi ?

- Je viens de me souvenir qu’il me restait une bouteille de Sprite dans mon sac.

Elle accompagne sa phrase d’un sourire. Je l’aime beaucoup, Sarah. Ses cheveux châtains, ses yeux bleus et sa mâchoire carrée la rendent très belle. C’est sans doute la fille dont je suis le plus proche. Comme tous les garçons de notre groupe, en fait, excepté Jacques.

Sarah se met à rire doucement sans raison et je me penche vers elle pour l’embrasser. Elle ne réagit pas. Je prends ça comme une invitation à continuer, donc je me rapproche encore plus d’elle pour finalement poser mes mains sur ses hanches. Je recule mes lèvres, le souffle court. Elle fixe mes lèvres sans dire un mot. Comment dois-je interpréter ça ? Elle pose une main froide sur ma joue et je me penche pour l’embrasser à nouveau, mais elle se recule.

- Désolée, Ethan, je…

- Non, c’est moi qui suis désolé. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris.

- Je ne veux pas que tu te fasses de faux espoirs. J’ai pas réagi parce que je ne savais pas trop quoi faire, je suis confuse, vraiment, je…

- T’inquiètes pas. Je pensais que ça pourrait marcher entre nous, mais apparemment non.

Mon ton est plus froid qu’il le devrait. Sarah n’y est pour rien, après tout. Si elle ne ressent pas la même chose que moi, c’est comme ça. Je ne devrai pas lui en vouloir, normalement.

- Ethan, tu m’en veux ? Je suis désolée, mais…

Elle approche sa main de moi.

- Non, c’est bon. Tais-toi, s’il te plait.

Sarah affiche un air peiné, met sa main contre sa cuisse et pose sa joue sur la vitre froide. La pluie commence à tomber. J’aperçois du coin de l’oeil mon amie fixer les précipitations.

Je la dépose devant chez elle et repars vers ma maison. Mon téléphone vibre et je le cherche dans la poche de mon jean. Une notification Instagram de Sarah.

Sarah_loveme : Ethan, je suis vraiment désolée. Sincèrement, tu veux bien me pardonner ?

Je pose mon smartphone et soupire. Je me prends la tête entre les mains. Pourquoi tu t’excuses, Sarah ? Tu n’y es pour rien. C’est moi. Je n’aurai pas dû t’embrasser. J’aurai dû te demander ton accord.

Ce n’est qu’un baiser. On ne va pas se disputer et mettre fin à notre amitié pour un baiser. Je suis amoureux de Sarah depuis l’entrée au lycée. Peut-être que j’avais besoin de ce baiser pour comprendre que Sarah n’était pas la bonne. Argh, j’en peux plus. Je me masse les tempes et attrape mon portable pour répondre à mon amie.

Eth_âne : Je t’en veux pas. J’ai juste besoin de réfléchir.

Elle répond par un emoji qui sourit timidement. Jacques me téléphone dans la minute et je lui raconte mes déboires amoureux.

- Tu craquais pour Sarah et tu ne m’as jamais rien dit ? me reproche-t’il. Je te l’ai avoué quand je suis tombé amoureux de Mia, moi. Tu peux me faire confiance, Ethan. On est censé tout se dire. On se l’est promis.

- On se l’est promis quand on avait 7 ans, Jacques.

- Une promesse, c’est une promesse.

- Quoi, toi aussi tu m’en veux ?

- Non, mais je suis déçu. J’aurai aimé que tu me parles de tes sentiments pour Sarah. Enfin bon, ça va quand même ?

- Bof, je suis stressé rien qu’à l’idée de la voir demain au lycée.

- Ce sera pas pareil. Tu connais Sarah, elle remettra pas ça sur le tapis alors qu’il y aura les autres.

- Au cas où t’aurais oublié, je vais à l’arrêt de bus avec Sarah le matin, on habite le même quartier elle et moi.

- Alors dis pas «au lycée», dis «demain matin». En plus, y a pas dix mille quartiers dans le village, y en a deux : le centre avec les magasins et le reste. Et y a un seul arrêt de bus pour rejoindre Reims.

- Ouais, évite de me rappeler qu’on a un village tellement petit que je pourrai la croiser en allant chercher du pain.

- Ce que j’veux dire, Ethan, c’est que tu te trouves un mec que tu connais à l’arrêt en attendant qu’on arrive avec les autres. Ça te permettra d’éviter Sarah. Et puis, t’en sais rien, si ça se trouve elle fera comme si de rien n’était.

- Ouais. Bon, je te laisse, Jacques. À demain.

- Oui, à demain.

Je raccroche et file sous la douche. Bon, il faut voir la réalité en face : je verrai Sarah demain. Ce sera peut-être gênant, mais ça va passer avec le temps. Oui, voilà, c’est ça. Et quand on sera des vieux croûtons de 70 ans, on se marrera en se rappelant cette anecdote. «Tu te souviens quand tu m’as embrassée dans la voiture, c’était bien drôle» et j’ajouterai «Et bien gênant, j’osais plus te parler au lycée.»

Enfin, j'espère.