15. Difficile de renouer le fil
Sacha
Je regarde l’adresse que Jordan m’a communiquée hier soir quand je suis rentré du boulot. Il n’a pas pu s’empêcher de lâcher une petite remarque sur le fait que c’était étrange de devoir passer par des éducs pour savoir où vit sa famille, mais j’ai laissé couler. Si c’est là son seul moyen d’exister, ça en devient pathétique et je n’ai pas réagi. J’étais surtout content qu’Aurélie ait réussi à négocier une rencontre et qu’on m’ait donné le droit d’aller voir ma petite sœur. Marina me manque tellement, j’ai l’impression que là aussi, la prison a provoqué une rupture et je ne sais pas comment je vais pouvoir la réparer.
En tout cas, je n’ai pas attendu une minute et, ce samedi matin, je me suis à nouveau levé tôt pour pouvoir aller lui rendre visite et être de retour pour ma prise de service à midi. Heureusement qu’elle a emménagé dans la banlieue proche de Paris et qu’on peut s’y rendre en métro.
Lorsque je descends à la gare de Vitry-sur-Seine, il me faut un petit temps pour me repérer mais grâce au GPS de mon téléphone, j’arrive à prendre la bonne direction jusqu’à un pavillon identique à tant d’autres. Il y a un petit porche sur le devant qui donne directement sur la rue. C’est ça, la vie parisienne dans la réalité. J’hésite quelques instants à sonner mais je me dis que je n’ai pas fait le chemin pour rien. Je presse donc le bouton et me recule un peu pour ne pas effrayer la personne qui va venir m’ouvrir. Et quand l’assistante familiale apparaît, elle me reconnaît immédiatement. J’ai l’impression qu’elle est à deux doigts de me claquer la porte au nez mais elle se ravise au dernier moment.
— Bonjour, tenté-je en souriant pour ne pas me faire renvoyer tout de suite. Je suis Sacha, je suis venu pour Marina. Elle est à la maison ? J’aimerais beaucoup lui parler.
— Tu aurais pu appeler pour demander si tu pouvais venir, Sacha, soupire-t-elle. Histoire que ta sœur donne son avis plutôt que d’être mise devant le fait accompli. Entre…
— Aurélie n’a pas appelé hier pour prévenir que j’allais bientôt passer ? demandé-je en la suivant à l’intérieur. Aurélie, c’est mon éduc, au centre.
— Je sais, je l’ai eue au téléphone, effectivement, et elle m’a dit que tu étais pressé, mais je ne pensais pas que tu débarquerais dès ce matin… J’arrive, je vais la prévenir.
— Cela fait plus de trois ans que je ne l’ai pas vue. Normal que je sois pressé, non ?
Elle hausse les épaules et poursuit son chemin en montant l’escalier qui mène aux chambres sans se retourner. Je profite d’être seul en bas pour découvrir les lieux où ma petite sœur vit depuis qu’elle a été placée. Je constate la présence du piano dans le salon, ce qui confirme ce qu’elle m’a dit au téléphone sur les leçons qu’elle prend. Je m’arrête sur la photo exposée sur une étagère près de l’imposant instrument de musique. C’est Marina, c’est sûr. Mais qu’est-ce qu’elle a changé ! Disparue l’enfant qu’elle était quand je suis parti, voilà une vraie adolescente et on devine déjà ce à quoi elle va ressembler quand elle sera adulte. Le portrait craché de notre mère avec les yeux de notre père. Le temps passe trop vite et jamais je ne pourrai récupérer ces trois années de vie que j’ai perdues en prison.
— Sacha ? Qu’est-ce que tu fous là ? Que… Pourquoi tu m’as pas dit que tu venais ? me surprend Marina, dans mon dos.
Je me retourne et me retrouve face à face avec la version grandeur nature de la photo. Avec un regard dur et accusateur en prime et une assistante dans le dos pour “médiatiser” cet instant comme ils disent. Je fais un pas vers elle pour la prendre dans mes bras mais elle recule et me repousse. Je soupire.
— Eh bien, ça faisait trois ans que je voulais te voir. J’ai réussi à récupérer ton adresse hier et je suis venu dès que j’ai pu. On a tellement de choses à rattraper…
— A qui la faute ? bougonne-t-elle. Tu viens pour quoi ? Je suis encore trop jeune pour témoigner en ta faveur à un procès, je crois.
— Je viens pour te voir et essayer de renouer le lien. Je n’ai plus de procès sur le dos, juste un sursis que je compte bien ne jamais faire sauter. Je suis rangé maintenant, tu sais ? Et si j’ai eu tous ces problèmes avec la justice, tu as bien dû comprendre que c’était parce que je voulais m’assurer que tu aies une bonne éducation, non ?
— Et tu pouvais pas aller bosser chez McDo comme les autres pour gagner de la tune ? Parce que je peux te dire qu’un foyer, c’est pas génial niveau éducation.
— On gagne pas sa vie à McDo. Après la mort des parents, les gars du quartier sont venus me proposer de l’argent facile. Comment je pouvais savoir que j’allais me retrouver en taule pour ça ?
— Ben désolée, mais si t’as pas pigé qu’en faisant des trucs illégaux pour gagner de la tune c’était risquer de finir en taule, c’est que t’es bien con, bougonne-t-elle.
— Je n’ai pas pensé à ça, voyons. Tout ce que j’ai vu, c’est que j’allais avoir les moyens de te faire un peu plaisir et oublier ta tristesse. On peut aller dans le jardin pour parler ou on doit rester là pour que ta gardienne nous espionne ?
— Il faut respecter les règles, Sacha, soupire l’intéressée. Installez-vous au salon, je vais vous servir à boire. Je ne fais pas ça contre toi, tu sais ? On m’a demandé de vous aider à reprendre contact et de m’assurer que tout se passe bien. Je crois que vous reprenez contact et que vous n’avez pas besoin de moi pour ça. C’est bien que vous posiez les choses, mais… tu comprends qu’on veuille s’assurer que ce n’est pas trop difficile pour Marina, non ?
— Je comprends surtout que vous ne voulez pas qu’elle revienne vivre avec moi. Marina, tu tiens vraiment à ce qu’elle assiste à notre discussion ?
— Sacha, s’il te plaît, ne complique pas les choses, poursuit l’assistante familiale. Tu peux bien être en colère contre le système, mais mon seul but, à moi, c’est que ta sœur soit heureuse et s’épanouisse dans sa vie. Si elle finit par vivre à nouveau avec toi et que tout se passe bien, j’en serai moi-même très contente. J’en vois, des jeunes, qui quittent l’Aide Sociale et se retrouvent à la rue, ou plus seuls que jamais, et je ne veux pas ça pour ta sœur.
— Et pourquoi je viendrais vivre avec toi ? m’interroge Marina. T’as un appartement ? De quoi me payer des fringues, de la bouffe ? Qu’est-ce que tu fous depuis que t’es sorti de taule, hein ?
C’est fou ce que ça me fait mal d’entendre tous ces reproches alors que si je me suis retrouvé en prison, c’était un peu pour essayer de bien m'occuper d’elle.
— J’ai trouvé un boulot, figure-toi. Un vrai, pas un truc du quartier. Mais c’est vrai que je n’ai pas encore mon appartement. Tu n’as donc pas envie de me voir et d’essayer de renouer le lien qui nous unissait avant ? demandé-je, blessé.
— J’ai pas envie que tu reviennes dans ma vie si tu comptes te barrer encore ! Papa et Maman nous ont déjà abandonnés, mais eux, ils ont pas eu le choix ! Toi, t’as fait de la merde et je me suis retrouvée en foyer à cause de toi, putain !
— Je suis désolé pour ça, Marina. J’ai pas assuré, j’avoue. J’ai fait des erreurs, mais j’ai largement payé ma dette, non ? J’étais jeune… à peine plus âgé que toi maintenant. Tu peux comprendre que j’ai changé, non ?
— Peut-être, mais si tu crois que je vais te refaire confiance en un claquement de doigt, tu te le fourres dans l’œil. Quoi que tu puisses penser de Sonia, moi, je suis bien chez elle. Et elle est là pour moi. Je faisais n’importe quoi au foyer, j’étais pas bien, et ici, je me suis posée. Alors c’est pas du bourrage de crâne, c’est la stricte vérité, ça se voit à l’école, dans mes notes, mes potes. Je veux pas partir si je suis pas sûre que tu ne vas pas encore te retrouver embarqué par les flics.
— Je t’ai dit que j’avais fait le choix de ne pas retourner au quartier. Je bosse au Lucky, un coffee shop à Saint Denis. Et même si je suis encore dans un centre, dès que je suis payé, j’essaie de me trouver un appartement. Tu… tu y seras toujours la bienvenue, tu sais. Tu me manques tellement.
— Ouais, ben on verra ça, c’est pas pour tout de suite.
— Est-ce qu’on pourrait envisager une visite par semaine ? Ça collerait avec ton emploi du temps, Sacha ? intervient Sonia. Je pense que ça vous ferait du bien de vous voir et que ça te permettrait de constater que ton frère veut vraiment changer, Marina.
— Une fois par semaine, c’est tout ? m’insurgé-je immédiatement. Il faut qu’on se voie tous les jours, comme avant ! Je ne peux pas venir vivre ici aussi ?
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée… Il faut y aller doucement, Sacha. Et puis, pour le reste, il faut passer par le juge, tu sais ? Ça ne se fait pas comme ça, ta sœur est sous protection, à ce jour. Tout ne va pas se résoudre en quelques semaines, je suis désolée…
— Je peux parler à Marina sans que vous interveniez tout le temps ? demandé-je, un peu exaspéré. C’est elle qui doit dire ce qu’elle veut et je respecterai ses choix. Moi, j’ai dit ce que je voulais. Te voir tous les jours, dès que possible, essayer de retrouver notre complicité d’avant toutes ces épreuves. Toi, tu veux quoi ?
— Honnêtement, Sacha, ce que tu veux, je m’en fous, marmonne Marina après avoir laissé planer un silence. T’as été égoïste en dealant, je vais l’être parce que j’ai envie d’avoir mon brevet. Parce que toi, tu débarques, là, quand t’en as envie, mais à aucun moment tu t’es dit que tu allais me déstabiliser. Et tu me demandes de choisir entre moi et mon quotidien, ce qui me rassure et me fait du bien et toi. Et je veux pas choisir. Je veux pas aller trop vite, je veux pas risquer de tout foutre en l’air. C’est bon, j’ai répondu à ta question ?
— Oui, j’ai compris, dis-je sobrement. Je… je comprends vraiment. J’ai été con de ne pas réfléchir à tout ça, mais j’avais trop envie de te revoir. Je vais te laisser maintenant. Je peux quand même te serrer dans mes bras ? C’est… ce qui m’a fait tenir en prison, cette idée d’enfin pouvoir te revoir.
— D’accord, souffle-t-elle en se levant presque timidement.
Elle vient un peu maladroitement contre moi et je l’enlace fraternellement, retrouvant avec plaisir cette sérénité qui accompagne les moments où nous sommes réunis. J’ai besoin de ça pour mon équilibre mais ce moment prend fin trop rapidement à mon goût.
— A bientôt, Marina, je… j’attends que tu me contactes pour revenir. Mais sache que je ne veux plus jamais t’abandonner, d’accord ?
— Je vais y réfléchir… murmure-t-elle d’une voix presque inaudible, les larmes aux yeux.
Je sors de la maison, ne pouvant en supporter davantage. Moi aussi, j’ai envie de pleurer et je ne me retiens que jusqu’à ce que j’arrive à la gare. Là, en attendant le métro, je sens les larmes s’écouler le long de mes joues. Je ne peux les arrêter. J’ai vraiment tout gâché et je ne sais pas si une nouvelle chance me sera offerte.
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