18. La diversion du dimanche midi
Livia
Je dépose la salade composée sur la table et récupère mon fils, assis sur les genoux de Diego, une fois installée à côté d’eux. Forcément, mon petit bonhomme apparemment mal élevé s’est bourré l’estomac de chips pendant l’apéritif et ne veut pas manger la saucisse que papy a déposée dans son assiette.
Nous sommes dimanche, il fait beau et nous sommes en plein repas de famille dans la cour intérieure de l’immeuble, à l’occasion des dix ans de mariage de Louis et Véronique. Oui, mon frère s’est marié à mon âge ou presque, et à aujourd’hui quarante deux ans, il est le fils parfait. Flic, avec trois filles de onze, sept et quatre ans, marié à une femme parfaite, mère au foyer et épouse modèle. Alors on fête les années qui s’écoulent avec plaisir. Et on ne parle surtout pas des deux clowns de la famille, les deux célibataires rebelles, la maman solo et le fiston qui travaille trop pour se trouver une nana. Bon, disons qu’il se trouve des mecs, mais pas des partenaires de vie, et je suis la seule à le savoir.
Il manque malheureusement Charles, l’aîné de la famille, cuisinier de quarante-cinq ans à Toulouse, marié et père de deux jeunes adultes. Lui aussi a trouvé l’ambiance familiale trop étouffante. A vingt ans, il déménageait déjà et s’éloignait de la pression parentale, nous abandonnant lâchement. Au final, il a l’esprit presque aussi étriqué que notre benjamin et nos parents, mais à distance, ça paraît moins chiant.
L’ambiance des repas de famille est généralement sympathique, et il n’y a que moi qui le vis vraiment mal. Le vieux cliché des hommes qui servent l’alcool et s’occupent du barbecue, des femmes qui font le service et gèrent les gosses, ça me gonfle vraiment. Bien sûr, je n’ai pas d’autre choix, chez moi, que de gérer Mathis et la cuisine, le ménage, le linge… mais je gère aussi très bien l’alcool et la préparation des cocktails. Et je ne dis pas non à quelques verres de vin pour noyer mon agacement durant nos retrouvailles familiales, non sans avoir droit à quelques regards sévères de ma mère et hautains de mon paternel ou de mon frère. Mais je m’en fous, j’ai arrêté de me soucier de leurs jugements. Du moins, j’essaie tellement fort que ça marche parfois.
Je pose ma joue contre l’épaule de Diego tandis que Mathis baille en jouant avec ses morceaux de saucisse dans son assiette. Je jette un œil aux filles de Louis et j’ai presque envie de soupirer en les voyant installées en train de manger proprement. Forcément, les mots de mon frère me reviennent en tête. OK, j’essaie vraiment, hein ? Mais je n’arrive pas toujours à passer outre. Et dans ce genre de moments où nous sommes tous réunis ou presque, je me prends des claques. Est-ce que, sous prétexte que mon fils ne fait pas aussi bien que ses filles, je l’élève mal ? Tout ce que je veux, moi, c’est qu’il se fasse des copains à l’école, qu’il apprenne, se fasse plaisir, et surtout qu’il ne finisse pas comme la plupart des hommes de ma famille. Alors, oui, peut-être que je ne suis vraiment pas la mère parfaite quand je refuse d’aller lui chercher son doudou posé sur la table du salon de jardin qu’il me demande mais je suis sa maman, pas sa bonne, et je considère qu’il est suffisamment grand pour aller le récupérer lui-même. Et forcément, quand Mamie entend ça, elle arrête de manger, se lève et sape mon autorité en allant chercher la peluche pour la donner à Mathis. Et ça, ça m’énerve. Bon, qui n’a jamais eu de parent qui ne se préoccupe pas de l’éducation que vous donnez et va même à l’encontre avec un insupportable “oh, il est encore petit” ou un “tu es un peu dure avec lui, ce n’est qu’un bébé” ? Personne, j’imagine…
— Sers-moi un autre verre de vin, tu veux ? chuchoté-je à Diego. Il va au moins me falloir ça pour tenir…
Mon frangin me lance un regard compréhensif et s’exécute tandis que Mathis gesticule sur moi pour se caler plus confortablement en suçant son pouce, le fameux doudou de la discorde à la main. Je vais jouer le matelas et finir avec les bras engourdis et tremblants pendant qu’il fera la sieste, mais au moins, avec un peu de chance, je n’aurai pas à débarrasser la table. Et pour le coup, je crois que ma poitrine est confortable. Matelas trois étoiles et je souris niaisement quand il pose une main sur mon sein comme quand il était tout petit et que je l’allaitais. Ah, l’allaitement, beau sujet de discorde familiale aussi… Quelle idée j’ai eue, en même temps, de faire ça à table devant la famille, hein ? J’avais pourtant bien fait les choses, pensant que ça suffirait à ne pas choquer les mâles. Mais, bref, ce n’est pas le sujet, même si je pourrais me souvenir de centaines de remontrances de la part de ceux qui sont censés être bienveillants et aimants.
— Merci, tu me sauves. Garde la bouteille à portée et ne bois pas trop, au cas où, ris-je doucement. Ça va, tu tiens le coup ?
— Pourquoi tu veux que je ne boive pas trop ? Moi aussi, j’ai besoin de force ! Et au pire, je dors sur ton canapé, non ? Avec Bisounours dans les bras !
— J’ai besoin de toi en Tonton-Papa de substitution. Imagine un peu si je finis ivre et que Mathis se fait mal… Comment je peux l’emmener à l’hôpital, bourrée ? Tu imagines le scandale, ici ? Aie pitié de moi, tu les vois une ou deux fois par mois, je les vois tous les jours, l’imploré-je presque, ce qui le fait rire.
— Bien Miss Liberty ! A vos ordres !
— Qu’est-ce que je ferais sans toi ? Tu es mon sauveur, pouffé-je. Et mon canapé t’accueille avec plaisir, même sans que tu aies picolé pour oublier qu’on a une famille insupportable.
— D’accord, et comme ça, je te parlerai de Martin. J’ai failli l’inviter ici, tu te rends compte ?
Je manque de m’étouffer avec ma gorgée de vin et repose mon verre bruyamment sur la table sans me préoccuper du regard contrarié de ma mère. Pauvre vaisselle, je sais…
— Sérieusement ? chuchoté-je. J’ai encore plus hâte que le repas se termine !
— Ouais, sérieusement. Je m’emballe peut-être mais bon, à notre âge, il faut bien penser à se caser, non ? En tout cas, c’est un bon coup !
— Wow, stop. Si tu fais ça parce qu’il faut que tu te cases, tout ça parce qu’on a la trentaine, arrête tout de suite. Mieux vaut être seul que mal accompagné, tu te souviens ? Maintenant, si c’est un bon coup… je peux pas lutter avec mes proverbes à la con, j’avoue.
— Ce n’est pas par dépit, je t’assure ! répond-il en riant. Je te raconte tout ce soir, mais chut, ici, il y a des oreilles indiscrètes !
— Ce soir ? Mais… je suis incapable d’attendre ce soir, moi ! Viens, on va coucher Mathis. Maintenant, ordre de l’aînée !
Je me lève tant bien que mal avec mon kangourou dans les bras et monte au deuxième, non sans vérifier que Diego me suit. Mon petit monstre bouge à peine lorsque je le dépose dans son lit, et je branche le babyphone pour quand nous redescendrons.
— Oh, quel dommage, il faut qu’on reste un peu là-haut, regarde, y a plus beaucoup de batterie sur le babyphone, souris-je innocemment en le branchant. Installons-nous donc sur le canapé pour papoter !
Je récupère mon téléphone sur la table et m’installe tranquillement en tapotant la place à mes côtés pour qu’il fasse de même, ce qui, évidemment, est le cas puisqu’il adore me raconter en détails ses histoires.
Le côté confession qui approche me rappelle que j’étais dans cette position il n’y a même pas vingt-quatre heures, et je ne peux m’empêcher d’envoyer un message à mon collègue, non sans avoir hésité, pendant que Diego me raconte comment il a rencontré ce fameux Martin au boulot.
“ Salut, Sacha ! Je voulais savoir comment tu allais aujourd’hui… Peut-être que je suis curieuse et que c’est déplacé, mais je pensais à toi et du coup j’espère que ça va mieux. ”
Je relis mon message en me trouvant gourde, et lève les yeux sur mon frangin qui tapote ma cuisse.
— Je t’écoute, je t’écoute. C’est lui qui t’a invité à boire un verre et il était sapé comme un Dieu, c’est ça ?
— Ah oui, mais après, c’est moi qui ai pris l’initiative. Tu sais comment c’est avec certains mecs. Si tu ne les bouges pas un peu, rien ne se passe. Et donc, je l’ai invité à venir à la salle de sports avec moi. Juste pour pouvoir profiter des vestiaires avec lui. Tu vois, le genre ?
— Profiter ? A quel point ? Mater ou plus ?
— Juste mater ? Tu m’as bien regardé ? Quand on te propose une sucrerie, tu ne fais pas que la regarder, tu la dévores ! Et franchement, c’est littéralement ce que j’ai fait si tu vois ce que je veux dire ! Miam, miam !
Je lève les yeux au ciel en riant et me cale contre lui.
— Et donc, vous vous êtes revus, depuis ? T’as juste profité de la sucrerie ou vous avez patissé ensemble ?
— Oui, on s’est revus. Il a passé toute la nuit dernière avec moi. Tu imagines que j’ai dû le laisser dans mon lit pour venir vous rejoindre ? Quel sacrifice ! S’il me rappelle, je te jure que j’abandonne ton canapé ce soir.
— Ah ouais, tu m’abandonnerais pour une sucrerie ? Et le Bisounours aussi ? Tu devrais avoir honte, non, mais ! Pour la peine, je te laisse redescendre tout seul, tiens, lui dis-je d’un air outré.
— Ah non, je reste. Je te rappelle que c’est toi la grande sœur, même si ce n’est que de quelques minutes, j’ai besoin de toi pour me protéger face au reste de la famille.
— C’est ça, joue sur les sentiments alors que tu préfères une teub à ta grande sœur et ton filleul, gloussé-je en déverrouillant mon téléphone pour lire le message que Sacha m’a envoyé.
“Salut Livia. Tu penses à moi, même le dimanche ? J’adore. Ça va. J’ai discuté avec mon éduc. J’ai un plan, mais ça va être long et j’aime pas attendre. Heureusement que tu seras là pour m’aider à patienter un peu.”
Je souris niaisement en lisant son message et me demande ce qu’il entend avec sa dernière phrase. J’ai l’impression qu’il flirte avec moi, mais je me dis que c’est ridicule, surtout qu’il me parle sérieusement de sa situation. En tout cas, ça me fait plaisir de savoir qu’il va mieux.
“Contente que ça aille alors. Et je pense à toi parce que je me suis fait un café, et que j’ai failli renverser ma tasse comme tu l’as fait l’autre jour, c’est tout, te fais pas d’idées pas non plus, non mais ! :p”
Oui, je mens comme une arracheuse de dents, mais il a raison, pourquoi je pense à lui un dimanche, sans raison aucune ?
— Pardon, tu disais ? J’ai déconnecté… grimacé-je en relevant le nez vers mon frangin.
— Je disais que tu as l’air bien plus intéressée par ton téléphone que par mes aventures ! Tu écris à qui avec cet air stupide ?
— J’ai pas un air stupide, n’importe quoi. Et j’envoie juste un message à mon collègue qui n’était pas en forme, hier. Rien de plus. Oh non, pas la peine de t’emballer, je le vois, ton regard !
— Je ne m’emballe pas, mais tu ne me diras pas qu’écrire à son collègue un dimanche, c’est particulier, quand même ! Il est mignon ?
— Si tu venais me voir au boulot plutôt que d’aller te taper ton bon coup à la salle, tu le saurais, Frérot ! Je ne t’en dirai pas plus, sauf que s’intéresser aux gens et s’inquiéter pour eux, c’est sept jours sur sept.
— Eh bien, quel succès ! Entre lui et le gars du restaurant, tu ne vas plus savoir où donner de la tête ! On dirait que la trentaine te réussit à toi aussi, Miss L. !
— Sacha et moi sommes collègues, rien de plus. Il est sympa et il bosse bien. Bon allez, redescendons avant que Papa débarque en mode énervé… Je fais un tour aux toilettes et on y va ?
Je n’attends pas sa réponse et file m’enfermer aux toilettes pour lire le message de Sacha.
“Il n’y a pas de mauvaise excuse pour penser à moi ! :) Vivement demain qu’on se fasse de nouveaux souvenirs pour que tu penses encore plus à moi ! Ici, au centre, c’est le vide sidéral. Tout le monde roupille. Je préfèrerais être au boulot. Et avec toi !”
Je glousse. Bon sang, moi, je glousse ! J’y crois pas… Il faut que j’arrête. Et puis, qu’est-ce qu’il lui prend, à lui aussi ?
“On échange nos places, si tu veux ? Ça a l’air vendeur si je te dis que je suis en plein barbecue, mais dis-toi que les patrons sont attablés avec moi, et pas plus agréables qu’au shop ! Et dis-moi, où est passé Sacha qui a l’air encore endormi quand il arrive au shop à 7h ? Vraiment hâte d’être au taff ? T’es fou ou quoi ?”
Je sors des toilettes et y retourne vite fait pour tirer la chasse, mais j’ai capté le regard de Diego sur la poche arrière de mon short. Ouais, grillée… Je lui offre un sourire innocent et vais me laver les mains avant de sortir à nouveau mon mobile. Tant pis si les parents ne sont pas fan du téléphone à table, je m’en fous. C’est malpoli de ne pas répondre dans une discussion, non ? En tout cas, je souris en descendant les escaliers, le nez sur mon téléphone. Je ne sais pas pourquoi, mais j’appréhende un peu moins cet après-midi si je continue à échanger avec Sacha… Un peu de distraction, ça ne fait pas de mal, non ?
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