19. Les secrets de la serveuse

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Sacha

J’arrive au café alors que le jour vient à peine de se lever. Je suis parti avant que les éducs n’arrivent au centre et le veilleur n’a pas voulu me servir de petit déjeuner en argumentant que personne ne lui avait laissé de directives. J’ai eu beau lui dire que je travaillais, il n’a pas voulu déroger à la règle et c’est donc un peu affamé que je débarque au boulot. Je suis accueilli par le sourire de Livia avec qui je n’ai pas arrêté d’échanger depuis qu’elle m’a tiré de ma torpeur par son petit message hier après-midi. C’était bien agréable et j’ai l’impression qu’il y a une sorte de connexion qui se crée entre nous.

— Bonjour, chère collègue. Remise de ton dimanche en famille ? En tout cas, tu n’es pas en retard, ce matin ! Et tu vois, comme je te l’ai écrit, je ne suis pas endormi. Mauvaise langue !

— Salut, toi. Avoue que tu as mis ton réveil plus tôt pour être sûr d’avoir les yeux en face des trous, rit-elle.

Je ne sais pas comment elle fait, mais il suffit de l’entendre rire pour que je retrouve à mon tour le sourire et que j’oublie mes petits soucis du quotidien.

— Non, même pas, mais je me suis levé tellement tôt que j’ai eu la mauvaise surprise de ne pas avoir le droit de prendre un petit déjeuner au centre. Me voilà au boulot, mais affamé ! Tu imagines la catastrophe ?

— Ça, c’est quelque chose qui peut être rapidement résolu, vu qu’il y a, ici, des pains au chocolat et des croissants qui sortent tout juste du four, du chocolat chaud, du café… De quoi petit-déjeuner, somme toute !

Je suis content de voir que nous sommes dans le même mood que dans nos échanges de messages. Depuis que je me suis un peu confié à elle, c’est comme si nous nous étions vraiment rapprochés. C’est un peu étrange, mais je ne vais pas m’en plaindre ! Je me dépêche de prendre un petit pain qui, effectivement, sort à peine du four, et j’adore le côté chaud et la bonne odeur qui s’en dégage. Je suis tellement efficace que j’ai même le temps de prendre un petit café avant d’aller ouvrir la porte d’entrée et de m’installer à côté de Livia pour accueillir les premiers clients, ceux qui attendaient devant l’entrée, pressés de venir prendre leur dose de caféine et de sucreries pour la journée. Je m’occupe des pâtisseries alors que Livia gère les cafés. J’ai encore du mal avec tous les noms et toutes leurs caractéristiques alors qu’elle fait ça admirablement bien. J’observe avec intérêt les dessins qu’elle crée dans la mousse.

— Tu es forte pour réaliser ces formes. Jamais je ne saurai faire ça, moi !

— C’est pas bien compliqué, il faut juste choper le coup de main. On essaiera, si tu veux, je te montrerai. J’adore faire ça, j’ai l’impression d’être une artiste, sourit-elle en haussant les sourcils. La classe, non ?

— C’est clair ! Je crois que ça rend le café encore meilleur en plus. C’est si bon, ces petites sensations…

Je ne sais pas ce qu’il me prend mais il n’est pas encore huit heures du matin et je me mets à chanter pour ma collègue sous le regard amusé des quelques clients présents. Je ne me reconnais pas et j’ai l’impression que c’est un nouveau moi qui est en train de s’amuser ainsi au comptoir du Lucky.

— Tu connais cette chanson, toi ? pouffe Livia en déposant deux tasses sur le comptoir. T’es pas un peu jeune pour ça ?

— Ah mais Yves Montand ! C’était le chanteur préféré de ma mère ! Je connais tous ses classiques. Franchement, j’avais beau me moquer d’elle, il a quand même une voix exceptionnelle, non ?

— Alors, là, j’avoue, tu m’en bouches un coin ! Je ne sais même pas qui chante ça, moi… T’es sûr que c’est lui, d’ailleurs ?

— Comment ? Tu mets en doute mes connaissances musicales ? Tu sais que c’est un crime, ça ? Impardonnable ! Bien sûr que c’est lui !

Je fais une recherche rapide sur mon portable et lance la chanson où l’acteur-chanteur s’exprime de sa douce voix alors que des images défilent où on le voit en compagnie de sa compagne, Simone Signoret. C’est clair que je connais un nombre affolant de faits sur lui, bien loin du quotidien de ma vie au quartier. Merci maman pour ça.

— Je suis en droit de douter quand même, non ? Cette chanson est plus vieille que nous, peut-être même de toi et moi réunis !

Pourquoi cette idée d’elle et moi réunis me fait autant plaisir ? Je ne sais pas, mais en tout cas, je suis à deux doigts de reproduire l’attitude d’Yves Montand et de la prendre dans mes bras pour la faire danser quand un petit garçon qui semble n’avoir que trois ou quatre ans débarque dans le café et court vers Livia.

— Qu’est-ce que tu fais là, petit kangourou ? lui demande-t-elle en le prenant dans ses bras. Tu devrais être à la maison, à cette heure.

— Maman, on va au parc ! C’est trop bien !

— Eh bien, je vois que les vacances commencent bien… Sacha, je te présente Mathis, mon fils qui a la chance d’être en vacances, contrairement à nous.

J’avoue que là, je déchante tout de suite, surtout quand je vois le beau gosse qui débarque à son tour et s’approche, visiblement responsable du gamin qui vient de sauter dans les bras de ma collègue. Je me rends compte que je ne sais rien de sa vie personnelle et qu’elle ne m’a jamais parlé ni de son fils, ni de son compagnon. Son mari ? Son concubin ? Là, c’est vraiment un choc pour moi. Je la croyais libre de tout engagement, mais en réalité, elle est encore plus inaccessible que je ne le pensais à première vue.

— Enchanté, bonhomme. Moi, c’est Sacha, comme ta maman l’a dit. Et je suis nouveau ici. Tu me fais un check ?

Je tends mon poing vers lui qui se dégage des bras de sa mère pour s’approcher de moi, intrigué. J’écarte les doigts et lui fais un signe pour qu’il comprenne ce qu’il doit faire. Au bout de quelques secondes, il lève sa main et frappe doucement la mienne avant de courir se réfugier derrière les jambes de sa mère, ce qui nous fait tous rire.

— Un faux timide, ce petit monstre. Je te présente la cause de ma mauvaise humeur le jour de ton arrivée. Bref, lui c’est Ethan et il ne sait pas dire non à Mathis, donc on risque de le voir souvent ici pendant les vacances.

Ouais, tu m’étonnes. Moi aussi, si j’étais en couple avec une meuf comme Livia, je passerais mon temps à venir la voir avec n’importe quelle excuse, juste pour le plaisir de la voir et de passer quelques doux moments avec elle.

— Livia, je peux te parler un instant, s’il te plaît ? Seul à seul. J’ai besoin de ton avis avant d’emmener le petit au parc. On peut aller dans la petite cour ? lui demande son amoureux.

— Heu… oui, mais vite fait, hein ? J’ai pas trop le temps, lui répond-elle en fouillant dans un tiroir pour en sortir des feuilles et des feutres. Tu t’installes pour colorier en nous attendant, mon Cœur ? Sacha, je peux abuser et te demander de garder un œil sur lui ?

Bien sûr que je peux faire ça. Que je serve à quelque chose pendant qu’ils se bécotent de leur côté. Qu’est-ce que ça m’énerve mais j’essaie de cacher mon agacement.

— Oui, pas de soucis. On est déjà potes, tous les deux, de toute façon.

— Merci. Je me dépêche. Tu es sage, hein, Mathis ? Sinon pas de parc. Tu n’as qu’à… faire un dessin à accrocher au mur, comme ça, Maman pourra dire à tout le monde que c’est le plus beau des petits garçons qui l’a fait, lui dit-elle avant de lui faire un gros bisou. A tout de suite, Sacha. N'hésite pas à venir me chercher s’il commence à y avoir affluence.

Je me contente de hocher la tête alors que les deux se dirigent vers l’arrière du magasin. Je sers un café à un jeune qui passe en coup de vent puis m’installe derrière le petit garçon qui est en train de dessiner des traits de plein de couleurs sur sa feuille. Il s’arrête un instant et m’adresse un sourire qui illumine son visage et dans lequel je retrouve certains traits de sa mère.

— Eh bien, mon poto, on peut dire que tu es un vrai artiste, toi ! Bravo ! le félicité-je.

— Merci, mais je préfère colorier. Tu veux dessiner avec moi ?

— Non, je suis au travail, là. Mais tu sais, je ne suis pas un artiste comme toi, moi ! Tu te débrouilles vraiment bien. Tu as quel âge ?

— J’ai presque quatre ans. Et toi, t’es un grand alors ? T’as plein de barbe, rit-il en dessinant un visage avant d’attraper le noir pour lui faire des points sur les joues.

— Oui, je suis un grand. Tu as déjà vu un enfant avec plein de barbe ? ne puis-je m’empêcher de rire à ses remarques. Tu sais que tu es un marrant, toi ? C’est ta maman qui t’apprend à faire des blagues comme ça ?

— Elle est drôle, Maman, mais pas autant que moi. C’est moi qui la fais rire, souvent. Sauf quand elle me fait des guilis !

— Tu es chatouilleux ? C’est bon à savoir, ça. Si tu n’es pas sage, tu sais que je suis champion de guilis ? Tu risques de payer cher si tu m’embêtes !

— Ah non, j’achète pas les guilis, moi, j’aime pas ça, et puis Maman elle m’en fait tout le temps, grimace-t-il.

— Moi, ça ne me déplairait pas qu’elle m’en fasse, ris-je en lui ébouriffant un peu les cheveux. T’es un comique, toi, tu sais ? Je comprends que ta mère t’adore !

— C’est quoi, un comique, Sassa ? me demande-t-il en écorchant mon prénom.

— C’est quelqu’un capable de faire rire les autres tout le temps. C’est quelqu’un qui apporte plein de joie et de bonheur à ceux qui l’entourent. Tu vois, tout à fait toi avec ta maman, non ?

— Ben oui, c’est moi ! Et toi, t’es un comique ?

— Ça dépend des jours, soupiré-je, pas du tout dans l’esprit quand je vois le couple nous rejoindre.

Je ne sais pas ce qu’ils se sont dits ou ce qu’ils ont fait tous les deux, mais ils reviennent, le sourire aux lèvres.

— Oh quel beau dessin mon petit kangourou ! Mais… tu as dessiné Sacha ? C’est lui avec la barbe ? Bien joué, il est mignon dis-donc, sourit la maman en se tournant vers moi. Merci beaucoup. Il a été sage ?

— Un vrai petit ange. Un futur comique, c’est sûr, dis-je en essayant de cacher ma déception de la savoir en couple.

— Oui, il paraît. Mes amis l’adorent, c’est un tombeur en prime. Ils fondent tous, d’ailleurs je devrais l’emmener ici tout le temps, je suis sûre qu’il nous ramènerait des clients.

— Oui, c’est sûr, en effet. Bonne journée, mon poto. Et sois sage ce soir pour ta maman quand elle rentrera du travail, hein ?

— Mais moi, je suis toujours sage, Sassa !

— Ben voyons, c’est la meilleure, ça, rit Livia en les regardant sortir.

Ne sachant trop comment me comporter avec elle maintenant que j’ai découvert un peu plus sa vie personnelle, je fais mine d’avoir à faire à la plonge et m’éloigne un peu d’elle. C’est vraiment dommage car je pensais qu’on avait une belle connexion, elle et moi. Mais là, clairement, je suis de trop et je ne suis pas un briseur de couple, alors il vaut mieux que je la laisse tranquille. On pourra toujours rester amis, non ? C’est bien aussi d’avoir une amie sur qui on peut compter, même si on ne peut pas vraiment espérer plus.

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