64. Des explications bienvenues
Livia
— Mathis, je t’en prie, pas ce matin, l’imploré-je en lui retirant des mains la cuillère de pâte à tartiner.
— Mais j’en veux encore !
— C’est une tartine, pas deux. C’est comme ça, ne discute pas, sinon je vais me fâcher.
— Mais pourquoi je peux pas en avoir une deuxième ?
Il croise les bras sur son torse et se met à bouder. La lèvre du bas qui tremble, les joues qui rougissent, on est dans un mix crise de colère et crise de larmes que je ne suis pas sûre de pouvoir supporter, aujourd’hui. Moi aussi je suis en colère, moi aussi j’ai envie de pleurer, et on n’a pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Mais va dire ça à un gosse de quatre ans qui veut sa putain de tartine de pâte à tartiner, tiens.
— Parce qu’il ne faut pas trop en manger. C’est comme les Kinder ou les glaces, Chéri. Tu veux de la confiture ? C’est Mamie qui l’a faite.
— Non, je veux du Nutella.
— J’ai dit non !
J’ai haussé le ton, épuisée, et il relève la tête vers moi, surpris. Oui, c’est rare que je sorte de mes gonds, j’essaie au maximum de rester calme, mais là, c’est trop dur. Je veux un papa pour me permettre de souffler, je veux aller m’enfermer dans ma chambre ou sous la douche pour pouvoir encore pleurnicher comme une ado au cœur brisé, et je veux qu’on arrête de me casser les ovaires pour une putain de cuillère de Nutella.
— Tu veux une banane, Chéri ?
Il grimace et lorgne le pot de pâte à tartiner. Il faudra que je pense à remercier Isa pour sa brillante idée d’associer l’un et l’autre pour un goûter gourmand, tiens.
— Non, j’ai plus faim.
— Très bien, essuie-toi la bouche et les mains, et tu peux aller jouer.
Il ne demande pas son reste et quitte la table sans broncher, même s’il semble contrarié. Finalement, je devrais peut-être être plus stricte et tranchante, ça m’éviterait les regards dépités et les crises, non ? Non, je le sais, mais l’espoir fait vivre, ça c’est clair.
Je débarrasse la table rapidement et suis coupée dans mon élan de nettoyage par l’arrivée de Marina, à qui j’ouvre sans même avoir regardé ma tronche dans le miroir. J’ai mal dormi, je me suis habillée à la va-vite et je n’ai pas souvenir d’avoir touché à mon peigne, autant dire que je me suis fait peur ce matin, dans le miroir.
— Salut, Marina. Mathis est dans sa chambre, il a petit-déjeuné et est encore en pyjama, soufflé-je en regardant l’heure. Je ne vais pas tarder à filer, j’aimerais ne pas arriver trop tard chez le fournisseur de café.
— Bonjour Livia, tu as une tête horrible. Ça ne te réussit pas de te disputer avec mon frère, tu sais ?
Je lève les yeux vers elle et grimace avant de retourner à la cuisine pour continuer ma vaisselle. Alors, comme ça, elle est au courant ? Au moins, ils se sont suffisamment rapprochés pour qu’il se confie à elle, c’est… cool ? Je ne sais pas.
— On ne s’est pas disputés, on a juste discuté.
— Ouais, c’est pour ça qu’il pleurait, alors… Tu me prends pour une idiote ? Non seulement, il est accusé injustement mais en plus sa copine le jette alors qu’il n’y est pour rien. Enfin, ce n’est pas à moi de juger, mais là, j’avoue que je ne te comprends pas.
— Je veux protéger mon fils, rien de plus. Les descentes de flics chez moi, je n’ai aucune envie qu’il les vive. Si mon frère ne m’avait pas prévenue… Tu ne l’as pas vécu, toi ? Ça t’a fait sourire ? Mathis a quatre ans. Je sais que… je sais que Sacha n’a rien fait, et je te signale que j’ai dû aller au poste pour être entendue à ce sujet, ce qui lui a quand même techniquement permis de sortir. Mais… je ne veux pas traumatiser mon fils.
— Parce que voir sa mère dans cet état ne va pas le traumatiser, tu crois ? Mon frère était dévasté, hier… Il faut peut-être prendre un peu de risques quand le bonheur est à portée de main, tu ne penses pas ?
— Eh bien… je suis désolée pour lui, et j’aimerais vraiment que tout soit plus simple. Mais il s’en remettra, et moi aussi. C’est quand même lui qui a décidé d’arrêter alors que je lui parlais simplement de mes peurs, pour info. Je ne l’ai pas jeté, c’est lui qui est parti.
— Et tu ne l’as pas retenu ? Mon frère, il est comme ça, quand il ne veut pas faire de mal, il s’éloigne. C’est pas malin, mais c’est lui. Enfin, tu as sûrement raison, vous allez tous les deux vous remettre. J’espère que ça vous prendra pas tout le reste de vos vies.
Ça part plutôt mal, en tout cas… Je ne sais pas quoi penser de tout ça, tant je suis mitigée entre mon besoin de protéger Mathis et mon envie de vivre ce truc si fort avec Sacha. La mère et la femme se livrent une bataille sans répit dans ma tête. J’ai l’impression de ne pas mériter Sacha à autant douter, et d’être une mère indigne en prenant le risque.
Je soupire et balance le torchon sur le plan de travail en grimaçant. Depuis des années, je fais tout bien pour Mathis, je fais au mieux, je prends chaque décision après réflexion, j’analyse et je temporise mon côté impulsif. Côté qui a dû disparaître, sinon je serais déjà en route pour aller voir Sacha, d’ailleurs.
— Bon, il faut que je file. Merci d’être venue plus tôt. Mathis, j’y vais mon Cœur !
Je file embrasser mon bébé et souris tristement en voyant l’un de ses dessins sur le petit bureau. Est-ce que le risque en vaut vraiment la chandelle ? C’est la question que je me pose encore en arrivant devant la bouche de métro. Il me suffirait de dévier de mon chemin pour aller frapper chez lui, lui dire que je suis désolée, que je doute, mais que j’ai envie de tenter. Et tant pis pour le fournisseur, je ferai une dégustation un autre jour. Livia impulsive ?
J’ai presque envie de sourire en frappant à sa porte. J’ai retrouvé une partie de moi perdue, maintenant, il faut encore que je trouve les mots qui me permettront de lui expliquer les choses sans le faire fuir. Et ça, ce n’est pas gagné. Surtout qu’il semble d’une humeur aussi morose que moi…
— Salut, murmuré-je en me rendant compte que je suis essoufflée. Est-ce que… tu peux m’accorder quelques minutes ?
— Quelques minutes ? Pourquoi ? Tu as oublié des affaires ici ?
— Sans aucun doute, oui. Je n’ai toujours pas retrouvé mon tanga rouge, mais je ne viens pas pour ça, je voudrais juste… qu’on discute.
— On ne s’est pas fait assez de mal hier ?
— Tu as décidé de partir au beau milieu de notre conversation, je… S’il te plaît, Sacha, je n’ai jamais voulu te mettre un stop, je t’ai juste expliqué ce qui me faisait peur. J’ai peur pour mon fils, tous les jours, tu sais ? Quand je le laisse à la maison avec quelqu’un, quand je le dépose à l’école, quand il est malade, quand… bref, je me suis découverte angoissée en devenant maman. Et je me suis promis de tout faire pour le protéger, aussi, je me suis oubliée pendant quatre ans, j’ai juste été maman. Et toi, tu débarques dans ma vie, tu chamboules tout, tu me donnes envie de redevenir la personne que j’étais avant de tomber enceinte, de vivre à nouveau pour moi et plus seulement pour mon fils. Tu peux comprendre que ça m’amène à me poser des questions, non ?
— Bien sûr que tu peux te poser des questions, c’est normal. Mais avec moi, tu risques de ne faire que ça. Tu sais que je ne peux pas te promettre que les flics ne reviendront pas ?
— Je sais… Est-ce que je peux entrer, ou on doit vraiment discuter de ça sur ton palier ?
Il soupire et s’efface pour me laisser entrer, ce que je fais sans hésiter ou presque.
— Je peux faire avec les flics, soupiré-je. Je te le répète, Sacha, ce n’est pas avec ton passé que j’ai un problème. Je savais dans quoi je m’engageais, et je t’aime avec tes casseroles.
— Pourquoi m’as-tu reçu comme ça, hier, alors ? J’ai eu l’impression que tu voulais tout arrêter pour protéger ton fils. Je me suis trompé totalement ?
— Je… j’avoue que j’ai imposé de la distance, et j’en suis désolée, je t’assure, mais… oui, une partie de moi se disait que ce serait plus simple de tout arrêter maintenant, plutôt que de prendre le risque… tatonné-je en essayant de ne pas le froisser davantage. J’ai confiance en toi, tu sais ? Je suis sûre que tu veux rester dans le droit chemin, mais un petit bout de moi flippe comme pas possible à l’idée que tu replonges et que tu nous abandonnes, Mathis et moi…
— Quand on a la chance d’être avec une femme comme toi et avec un ange comme ton fils, tu crois qu’on a envie de replonger ? Si j’avais voulu le faire, ça fait longtemps que je l’aurais fait.
— J’ai envie de me lancer, Sacha, je… je suis dingue de toi et je veux vraiment qu’on tente quelque chose, mais j’ai besoin que tu me promettes que si tu sens que tu vas craquer, ou si ton pote revient te voir, tu m’en parleras… lui avoué-je en attrapant ses mains.
— Tu veux qu’on tente quelque chose à nouveau ? C’est vrai ? Je veux bien te promettre tout ce que tu veux parce que je ne vais pas craquer et ce type n’est plus mon pote.
— Je n’ai jamais vraiment abandonné, tu sais ? Je… je sais que j’ai mal agi, hier, et j’en suis désolée, mais je reste convaincue qu’on peut vivre quelque chose de beau, tous les deux. Enfin… tous les trois, d’ailleurs, souris-je.
— Je ne demande que ça… Depuis hier, je ne fais que pleurer. J’ai l’impression que toute ma vie est foutue… Sans ma sœur, je crois que j’aurais même pu faire une grosse connerie. La vie sans toi et ton fils, franchement, ça ne vaut pas le coup. Ici ou en prison, ce serait pareil.
— Ne dis pas n’importe quoi, soupiré-je en l’enlaçant. Il va falloir t’habituer à ce que ta cougar soit toujours en train de se poser dix mille questions par minute, mon pauvre…
— Et toi, il va falloir t’habituer à ce que je t’embrasse dix mille fois par minute parce que je ne connais pas les réponses, ma pauvre, répond-il en imitant mon ton.
— Moins de paroles et plus de bisous, ça me paraît pas mal, souris-je en joignant le geste à la parole, l’embrassant tendrement.
— Je t’aime, Livia et je ne veux plus jamais que nous soyons ainsi séparés.
Sacha m’enlace enfin réellement et me serre contre lui alors que nos bouches se redécouvrent comme si elles s’étaient quittées il y a une éternité. Elle est là, la réalité, bien loin de ce que j’ai pu dire à sa sœur. Tout ça est trop fort pour qu’on passe à autre chose, je ne veux pas me passer de lui, je ne veux pas qu’il sorte de ma vie, et je suis prête à prendre le risque.
Je ne sais pas trop combien de temps nous nous bécotons comme des ados, un peu pervers, j’en conviens, mais lorsque je jette un œil à ma montre, je constate que je ne suis vraiment pas en avance.
— Il faut que j’aille bosser, Sacha. Mes parents vont m’arracher les yeux si je suis en retard, mon père a rendez-vous chez le médecin et ma mère doit l’accompagner.
— Ils m’ont dit de ne pas venir, pourtant… Tu veux que je vienne t’aider ?
Je soupire en constatant que le petit séjour au poste de Sacha risque de se payer au café. Je n’ai pas eu l’occasion de discuter avec mes parents depuis, du moins pas loin des oreilles des clients, mais je ne doute pas qu’ils aient été contrariés. Et ils ne regarderont pas plus loin que le bout de leur nez.
— Ça va aller, mais tu devrais rejoindre Marina et Mathis au parc, cet après-midi, tu manques à mon fils.
— Oui, je vais aller les voir. Mathis sera content de me voir, c’est sûr.
Je souris et l’embrasse encore une fois sans parvenir à échapper d’entre ses bras. J’avoue que je peine à partir, mais je n’ai pas trop le choix. Et, dans l’idéal, il faudrait que j’arrive à discuter avec mes parents pour voir un peu ce qu’ils ont en tête à propos de Sacha… En tout cas, je suis contente d’avoir osé débarquer ici, même si je me dis qu’un jour, peut-être, je le regretterai. Je n’espère pas, mais de toute façon, on n’est jamais sûr de rien, surtout quand il s’agit d’amour. Qui vivra verra, et c’est avec lui que je veux voir.
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