Charlie Sedeño

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La belle brune qui tourne en rond au bout du quai, impatiente, c'est Charlie. Elle aime l’odeur matinale de l’herbe fraîchement coupée, et déteste quand les visages pâles des gens qu’elle croise ne lui renvoient pas les sourires qu’elle lance innocemment. Elle tient son nom du mythique et tant apprécié Charlie Chaplin, de qui ses parents étaient de grands admirateurs. En janvier 1994, le petit garçon qu'ils attendaient depuis près de neuf mois pointait enfin le bout de son nez. Tant pis s’il s'agissait finalement d’une fille, ce serait quand même “Charlie”. Ce prénom pouvait bien être mis au féminin après tout.

Charlie, c'est une jeune étudiante espagnole, originaire d’Andalousie. Elle vient de fêter ses vingt-deux ans entourée de ses récents amis francophones, rencontrés il y a moins de quatre mois. Elle a rejoint Paris pour deux ans et étudie aux Haleor, grande école d’esthétique prestigieuse, référence en termes de beauté et de bien-être. Tous les spécialistes à travers le monde connaissent le nom de cette école. Charlie y a été acceptée de justesse et s'est endettée sur plusieurs années pour pouvoir monter sur ce beau navire doré.

Les cosmétiques, pour Charlie, c'est la passion de toute une vie. Ça a commencé alors qu’elle était à peine âgée de cinq ans, et que ses yeux d’enfants observaient sa mère au travers de son miroir. C’était une femme très coquette qui avait dans le temps attisé plus d'un regard, et la précision de ses gestes lui écarquillait les yeux à chaque fois. La façon dont elle prenait soin d'elle et de son apparence la fascinait sans fin : du trait qu’elle dessinait sur le dessus de ses cils et qui faisait chaque fois exactement la même épaisseur, à la façon dont elle travaillait l’effet “décoiffé” de son épaisse frange rousse. Plus d’une heure de travail chaque matin pour donner l’illusion que sa beauté ne lui avait demandé aucun effort superficiel… Après tout, c’était un peu le même manque de reconnaissance rencontré par tous les artistes de ce monde : travailler fort pour rendre la chose si parfaite que personne ne peut se douter de tout le travail que cela a demandé, comme ces trapézistes que l’on applaudit au cirque, mais certainement pas avec le même entrain que si nous avions réellement conscience de toute la souffrance et de toutes les heures de dur labeur qui se trouvent derrière.

A dix-huit ans et avec de longues heures d’observation maternelle à son actif, Charlie s'était donc naturellement mise à rechercher un emploi, les études traditionnelles ne lui convenant pas. La tête sur les épaules et l'esprit humble, elle avait d’abord cherché à être vendeuse dans un magasin de cosmétiques. Elle était persuadée que les boutiques chercheraient de la main d'oeuvre, qu’ils la recruteraient sans doute sans trop de difficultés et qu’elle aurait de belles opportunités par la suite, au fil des années. Puis elle ferait son chemin, comme toutes ces célébrités qui racontent dans les magazines qu’ils ont commencé plongeurs avant de finir chanteurs célèbres, vendant leurs tickets par milliers et se produisant dans les plus belles salles.

Et c’est effectivement ce qui s’était passé : elle avait trouvé assez simplement un travail dans une boutique de produits de beauté bio. Par contre, quatre ans plus tard, les choses ne s'étaient pas vraiment passées comme prévu. Charlie n’était toujours qu'une vendeuse traditionnelle et ne recevait pas plus de reconnaissance de la part de ses supérieurs qu'à ses débuts. Sa patience l'avait cependant petit à petit poussée à la résignation : au moins, elle travaillait et n'était pas à la rue. Il fallait savoir s'en contenter et se réjouir de ce qu'elle avait, d’autant plus que le contexte économique et social de l’Espagne n’était pas vraiment au meilleur de sa forme non plus. Thomas Edison a dit un jour “La plupart des échecs viennent de personnes qui n’ont pas réalisé à quel point elles étaient proches du succès lorsqu’elles ont abandonné.” Pourtant, Charlie était proche d’abandonner ses rêves et ses projets, car cela faisait trop longtemps qu’elle stagnait sans jamais récolter le fruit de ses efforts. Pour elle, s’obstiner, c'était un peu comme lorsqu’on attend un bus qui ne vient pas : plus on l’attend, et moins on ose partir à pieds ou trouver un itinéraire bis, juste histoire de ne pas avoir attendu tout ce temps pour rien. Et c’est finalement de cette façon que nous finissons par arriver en retard : d’avoir trop tardé à réaliser que nous avions fait le mauvais choix et d’avoir mis trop de temps à prendre une autre décision. Charlie ne voulait plus perdre son temps, elle trouvait la vie déjà bien assez courte comme ça.

Le cœur assez gros pour deux passions, elle avait également développé au fil des années une très forte attirance pour la France, et surtout pour Paris. Elle passait de nombreuses soirées à naviguer sur les blogs retraçant des voyages vers cette Ville Lumière qui l'attirait tant. Paris abritait en prime l'une des plus prestigieuses écoles d'esthétique du monde : l'école des Haleor. Elle aurait rêvé de s'y présenter pour un entretien, mais il était inconcevable pour elle de mettre de l'argent dans un voyage sans avoir aucune certitude quant aux résultats. Malgré son travail, ses dépenses liées à ses besoins ne lui permettaient pas d'envisager un voyage “juste comme ça”, billet d'avion et surtout hôtel inclus. Elle exerçait alors son métier au beau milieu d’un quartier très touristique du sud de l'Espagne ce qui lui permettait, en attendant de trouver une solution, de voyager à travers les histoires des touristes venus d’autres pays qui entraient chaque jour dans sa boutique.

L'été dernier, deux soeurs françaises visiblement de passage pour leurs vacances avaient passé l’entrée de son magasin, les joues rougies par un soleil dont elles n’avaient pas l’habitude. Deux jeunes, comme elle, mais avec une vie différente. Elles avaient l'argent pour voyager, mais pas le bonheur dont on aurait pu s'attendre de la part de deux Françaises, parisiennes qui plus est. Charlie ne comprenait pas comment deux personnes qui avaient pourtant l'air saines d'esprit pouvaient préférer sa terre natale à leur jolie capitale française. Peut-être que le quotidien et la routine tuaient en chacun de nous tout jugement objectif et intelligent de notre environnement. Elle fut tout de suite fascinée par ces deux personnes à l’accent français certain et au rire sincère. Naturellement, elle s’approcha d’elles en parlant anglais, leur demandant si elles étaient à la recherche d’un produit particulier ou si elles avaient besoin d’être conseillées. Sans hésiter, la plus jeune des deux lui répondit dans un espagnol approximatif qu’elles étaient entrées dans la boutique attirées par l’odeur envoûtante des produits, mais qu’elles n’avaient pas spécialement d’idée définie sur ce qu’elles allaient bien pouvoir acheter. Avec une voix hésitante, Charlie décida de rendre son effort linguistique à la jolie blonde qui s’adressait à elle, en esquissant deux ou trois mots de français. Elle les orienta ensuite dans leur visite, leur fit essayer quelques produits pour les cheveux, les mains et le visage. La conversation dériva assez vite et naturellement vers la France quand Charlie leur demanda d’où elles venaient. Les deux jeunes femmes virent instantanément une flamme s’allumer dans ses yeux bruns lorsqu’elles évoquèrent Paris. Elles ne comprenaient pas : elles aimaient tellement être ici, et n’avaient tellement pas envie de rentrer chez elles…

Les clients s’accumulaient dans la boutique, et la conversation ne pouvait pas trop s’attarder. La plus discrète des deux Françaises lui proposa de prendre ses coordonnées, pour rester en contact et peut-être se revoir en dehors de la boutique. C’est ici que les deux Françaises devinrent plus précisément “Marion et Eleonore”.

A peine quelques jours de chat sur Internet leur avait suffi pour tisser des liens et faire naître l’idée folle de ne pas rentrer pour les deux sœurs, et de fuir vers ce qui paraissait être le bonheur pour Charlie. Dans les faits, les deux françaises durent quand même rentrer chez elles pour récupérer quelques affaires et pour que Marion puisse rompre le CDI qui de toute façon ne lui faisait plus battre le cœur depuis plusieurs mois. Quelques papiers administratifs et deux mois plus tard, les jeunes femmes avaient littéralement interchangé leurs vies. Marion et Eleonore occupaient le studio de Charlie en plein centre de Granada, non loin de Benalmádena, magnifique village portuaire estival. Charlie se retrouvait quant à elle dans un milieu aisé dont elle n’avait pas l’habitude, vivant dans un appartement de trois pièces pour elle toute seule, situé à proximité du métro Concorde, à deux stations de l’école de ses rêves… Que demander de plus ?

Cet échange sans loyer à payer ni frais hôteliers lui avait permis d’enfin passer le concours pour entrer dans l’école des Haleor, sans pression financière sur les épaules. Un mois plus tard, elle était admise et convoquée pour signer ce petit bout de papier qui, elle en était sûre, allait changer le cours de sa vie.

Après quatre mois passés dans l’école, ses rêves s’étaient un peu éteints, la faisant légèrement redescendre sur Terre. Elle avait beau apprécier ses cours et s’être fait une jolie flopée d’amis, quelque chose n’allait pas, sans trop savoir quoi. Jusqu’à la semaine dernière où, alors qu’elle se baladait dans les couloirs toujours trop sombres du métro parisien, elle croisa un homme d’une quarantaine d’années à la peau basanée d’avoir trop vu le soleil. Il marchait en rythme en sifflant une mélodie typique au sud de l’Espagne. C’est à ce moment précis qu’elle avait compris ce qu’était le mal du pays, et qu’elle en était déjà gravement atteinte. Tout lui revint instantanément en pleine figure : la chaleur du soleil sur sa peau ; l’odeur très typique qui régnait dans le jardin de sa grand-mère ; les couleurs oranges des habitations ; les oliviers plantés en rangs avec une précision sans pareil ; la mer chaude et brillante ; le sable si brûlant qu’elle en attrapait parfois des cloques aux pieds ; la tortue de sa mère, Alberta, qui avait aujourd’hui deux fois son âge et qui, si elle suivait l’espérance de vie de la plupart des tortues, l’enterrerait sans doute d’ici une soixantaine d’années. Sa ville natale et la famille qu’elle y avait laissée lui manquaient tellement.

Aujourd'hui, Charlie est sur ce quai, et elle rentre “chez elle” en traînant des pieds, dans l’appartement parisien qu’elle occupe depuis bientôt 6 mois. Elle n’a pas trouvé ce qu’elle était venue chercher. Ou plutôt, elle s’en était fait toute une montagne et a fini déçue par le voyage. Mais Charlie n’a aucune économie, et a signé pour une formation de 2 ans s’endettant sur plusieurs années par la même occasion. Elle n’a pas les moyens de rentrer chez elle, et son bon sens l’en empêcherait de toute manière. Pour elle, s’obstiner, c'était un peu comme lorsqu’on attend un bus qui ne vient pas. Mais dans la vie et le coeur de Charlie, les rues s’étaient couvertes de verglas et elle n’avait désormais d’autres choix que d’attendre ce fichu bus si elle ne voulait pas se casser une jambe sur la pente glissante qu’était devenue sa vie. Même si cela devait la mettre en retard…

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