Chapitre 1
Marius Page a toujours été un homme réglé comme une pendule à coucou.
D'aucuns diront qu'il est maniaque, voire un peu psychorigide, mais cette routine est essentielle à son bien-être. Son esprit en constante ébullition exige une organisation draconienne pour ne pas se laisser distraire, au risque de rendre sa vie chaotique. Il suffit d'un léger retard, d'une minute de plus ou de moins, pour mettre le pauvre homme dans tous ses états. Du léger sentiment d'inquiétude à la crise de panique, il n'y a qu'un pas, que Marius ne peut se résoudre à franchir. La sérénité est de mise lorsque l'on pratique un métier comme le sien. Ses nerfs sont mis à rude épreuve par ses petits patients imprévisibles tout au long de la journée. Il est donc primordial qu'il ait le contrôle sur tout le reste s'il ne veut pas se créer des ulcères.
Ainsi, c'est à cinq heures trente deux très exactement que le réveil de Marius sonne ce matin-là. La petite mélodie n'a guère le temps de s'attarder qu'il l'éteint déjà, les yeux ouverts comme des soucoupes.
A cinq heures trente cinq, il fait son lit. A cinq heure trente sept, il passe à la salle de bain. À cinq heures quarante six, il dévale les marches menant au rez-de-chaussé. A cinq heures cinquante, il actionne la machine à café. A cinq heures cinquante quatre, il se délecte du breuvage qui achève de le réveiller. Même si la boisson miracle, telle qu'il se plaît à la surnommer, n'efface en rien les cernes sous ses yeux, elle a au moins le mérite de lui arracher un soupir satisfait.
De sa main osseuse, Marius recoiffe sa chevelure sombre, dans la vaine tentative d'effacer les stigmates de la nuit. Si le mage porte bien peu d'intérêt à son allure, sa vieille chouette de voisine semble s'être donnée la mission d'en faire rapport chaque matin, lorsqu'il s'en va chercher son courrier. Elle l'attend perchée à sa fenêtre comme un oiseau de proie et s'indigne de son air négligé dès qu'il passe le seuil de sa porte.
De quoi lui rappeler son acariâtre grand-maman et sa fichue manie de toujours le critiquer, qu'importe la raison. Au moins, sa voisine se contente de juger ses vêtements, et non pas ses choix de vie. Il ne manquerait plus qu'elle lui lance des "toi, vétérinaire ! quelle idée !" pour devenir le sosie officiel de Gwenaëlle Page. De quoi lui donner des sueurs froides !
Mais quoi qu'en ait pensé sa grand-maman quand il était adolescent, Marius a réussi ce qu'elle jugeait impossible. Après six années d'études à l'école vétérinaire de la capitale, il obtient son diplôme avec des notes plutôt correctes. Il aurait pu s'arrêter là et se contenter de soigner des caniches dans un cabinet de ville, mais le public qu'il visait était plus.. original.
Alors Marius s'est inscrit à la Haute École Magique, malgré ses capacités jugées médiocres pendant toute sa scolarité. Car bien qu'il soit né mage, ses aptitudes n'ont jamais impressionné ses professeurs. Pas assez puissant, pas assez concentré, tout juste bon à allumer une bougie ou à faire léviter un objet... sans savoir que sa force était ailleurs.
Il devait avoir quatorze ans le jour où c'est arrivé. Sous une pluie battante, il rentrait du collège, protégé par la seule capuche de son sweat. La boule au ventre après une énième évaluation ratée, il préparait déjà son argumentaire pour ses parents lorsqu'il aperçut un tas de plumes dans le caniveau. Il aurait passé son chemin si un pépiement douloureux ne l'avait pas attiré jusqu'à l'animal blessé.
Il s'agissait là d'un Tourne-Bec, un oiseau au bec en spirale et aux plumes irisées. Une créature relativement commune mais pas moins magnifique qui niche dans les grands conifères. La pauvre bête respirait difficilement, ses flancs secoués de spasmes.
A première vue pourtant, elle ne semblait pas blessée. Marius n'apercevait pas la moindre goutte de sang, ni même un membre tordu. Alors doucement, du bout des doigts, il avait effleuré le corps tremblotant du Tourne-Bec. Les raisons de son mal étaient internes.
Si seulement il pouvait plonger au cœur même de son organisme, il pourrait connaître les raisons de sa douleur et y mettre fin... Il avait entendu parler de cette magie, capable de traverser la peau et les muscles, mais c'était hors de sa portée. Il n'était pas assez puissant, ses capacités étaient médiocres, à peine suffisantes pour qu'on le considère comme un mage. Et pourtant...
Il avait senti les filaments de magie avant même de les voir. Ils se sont faufilés à travers la pluie et les plumes, et à chaque couche qu'ils traversaient, Marius sentait son estomac se contracter de douleur. Il voyageait au plus profond des entrailles du Tourne-Bec, sans parvenir à décider de la direction ou de la vitesse.
La concentration que lui demandait le sortilège faisait saigner abondamment son nez, mais Marius ne s'en rendait même pas compte. Sa fouille maladroite et audacieuse l'avait finalement conduit dans l'estomacde la créature - et c'était là où siégeait l'origine de son mal. Des baies de houx, hautement toxiques pour l'espèce.
Marius seul n'était évidemment pas capable de le soigner - ses parents auraient mal accueilli un oiseau de plus d'un mètre cinquante dans leur modeste appartement - , mais au moins en avait-il trouvé la cause. Alors malgré la pluie et le poids conséquent de l'oiseau, Marius l'avait tant bien que mal chargé sur son épaule et emmené jusqu'à la clinique la plus proche. Le laisser aux vétérinaires et simplement rentrer chez lui lui avait déchiré le cœur, mais il s'était consolé avec une nouvelle certitude : qu'importe ce que les autres disaient de lui, il était bien plus fort qu'ils ne le pensaient.
C'est pourquoi il avait balayé les doutes et les jugements de son entourage pour entrer à la Haute École Magique. Tant pis s'il ne contrôlait pas le feu, s'il ne respirait pas sous l'eau ou s'il ne faisait léviter que de maigres charges. Sa magie était plus subtile, plus fine, mais plus coûteuse aussi. Il s'était évanoui tellement de fois que l'infirmerie de l'école est devenue sa deuxième maison. Mais malgré les échecs, les doutes, les obstacles, il n'avait jamais rien lâché.
Marius était tellement sûr de lui qu'il ne laissait rien l'écarter de son chemin. Si la confiance s'était muée en arrogance, ce n'était que justice après des années de jugements. Enfin, il leur montrait à tous ce qu'il avait dans le ventre. C'était un sentiment grisant, entêtant, et il s'était gavé de ce nectar divin pendant des années, même après son diplôme.
Mais si Icare a appris une chose aux hommes, c'est qu'il ne faut pas voler trop près du soleil, au risque de se brûler les ailes. La chute de Marius n'a peut-être pas été aussi violente - personne n'y a assisté, d'ailleurs - mais elle lui a laissé des séquelles profondes.
Du jour au lendemain, il a tout quitté : son bel appartement à la capitale, cette clinique renommée où il exerçait, la fille qu'il fréquentait. Il s'est reclus au plus profond de la campagne, dans une vieille maison prise en sardine entre deux autres, et s'est laissé oublier du monde... Du moins, c'était ce qu'il pensait.
Mais difficile de raccrocher avec ce métier-passion, seul moteur de son existence. Marius a un besoin viscéral d'exercer, d'user de sa magie si singulière pour sauver des créatures innocentes. Il était cependant hors de question d'ouvrir une clinique. Ce monde n'était plus le sien, il en avait bien conscience.
Mais comment diable pourrait-il faire pour conjuguer sa vie recluse et son besoin d'être utile ? Les âmes en détresse n'allaient pas échouer par miracle sur le pas de sa porte. Il lui faudrait aller les chercher ... mais où allait-il administrer les soins ? Sa maison était bien trop petite pour y aménager un chenil, et le carré d'herbe lui servant de cour n'était même pas une option.
L'idée lui était venue pendant une matinée de ménage intensif. Il récurait le rebord des plinthes de son couloir d'entrée après avoir astiqué les poignées et les interrupteurs quand il a levé les yeux vers la porte en bois menant à son sous-sol.
La pièce, petite, sombre et aveugle n'avait jusqu'alors trouvé aucune grâce à ses yeux. Il n'y avait d'ailleurs jamais remis les pieds depuis qu'il avait emménagé. Rien n'était attirant, pas même sa porte. La plupart du temps, il passait devant sans même la remarquer. Elle se faisait oublier, panneau de bois invisible sur une tapisserie vieillotte. Et soudain, elle était devenue le centre de son monde.
La dernière goutte de café disparaît dans le gosier de Marius quand six heures sonne à sa pendule à coucou. La porte s'ouvre sur un oiseau au corps recouvert de poussière alors que le volatile en bois siffle sa mélodie assourdissante. Le chant autrefois harmonieux est désormais dissonant, enraillé, comme le croassement moqueur d'une vieille corneille.
D'aucuns se seraient bouché les oreilles pour échapper à cette torture auditive, mais Marius se contente de sourire. Le premier chant de coucou quand il quitte son lit a une saveur particulière, presque rassurante. Elle annonce le début d'une nouvelle journée de travail et de sa visite matinale à tous ses précieux pensionnaires. De quoi rendre un vétérinaire heureux, non ?
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