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Elle salue les journalistes, mécanique, avec le sourire qu’il faut, parce qu’il faut sourire, ils ont été briefés là-dessus, on ne va pas dans l’espace en faisant la gueule, à la limite quand on en revient et qu’on voit les gens, bruyants, oppressants, usants ... présents. Mais ça, Mia ne l’a pas dit au type des relations médias. Alors elle bouge la main, à la manière d’une marionnette aux joues trop figées, une dont on verrait encore le fil de nylon accroché au poignet.
Depuis son entrée dans le programme, elle s'est toujours appliquée à ficeler ses pensées, à les garder derrière le masque noir de l'arlequin qu'elle a agité sous leur nez. Ils ont vu ce qu'elle a voulu montrer, entendu le canevas écrit en secret et joué à peine le rideau levé. Parce que la technique, les calculs, les procédures et connaissances astronomiques, elle les a depuis longtemps, les jette sans réfléchir car elle n'a pas besoin de réfléchir pour ça. Seulement il n'y a pas que les chiffres, les vitesses orbitales ou les modèles analytiques d'une naine blanche. Il y a le reste. Ressentis, émotions, ces trucs qui se passent dans la tête et pour lesquels on a inventé plein de mots. Mia ne comprend pas ces choses, ne se comprend pas vraiment, mais il parait qu'il faut pour aller là-haut, parler de soi, tisser des réponses alors qu'aucune question n'a été posé. Ce sont des raisonnements lui a expliqué Alex, des chemins par lesquels passer, tu vois ?, non elle voit pas, alors il a précisé, le confinement par exemple, comment tu l'abordes, la promiscuité, les interactions sociales, de quelle façon tu penses gérer ça, puis les réactions au stress, il faudra leur dire ce que tu ressens, c'est une expérience psychologique singulière Mia, tu ne peux pas t'en tirer avec juste des démonstrations, il te faudra des mots cette fois. Elle a soufflé, puis ronchonné comme une fillette vexée, elle n'aime pas les mots, se perd dedans quand elle en utilise de trop, mais il y a là-haut, alors elle a épluché des piles de livres écrits par ceux qui connaissent les mots, a fabriqué son pantin affectif comme elle l'a appelé une fois en secret, puis l'a manié du bout des doigts devant leurs questions qui n'en sont même pas. Isolement affectif, réduction des stimuli sensoriels, perception du temps, frustrations exacerbées ou altérations cognitives diverses, elle a fait attention, au cours des séances de table basculante, au timbre de cette voix qu'elle n'a jamais vraiment utilisée, elle a distillé, pendant les tests à l'effort, les expressions et gestes qu'ils attendaient et lors des simulations en cockpit, tabourets tournants, centrifugeuses, électrocardiogrammes... Elle a donné à ses doutes quelque chose à regarder.
Du coin de l'oeil elle distingue les autres en terminer avec les joyeusetés, retend le fil et rattrape de justesse son sourire qui se dilue. Revenue sous la pluie de flashs elle s’interroge une seconde sur la nécessité à tirer autant de clichés, se demande si la hauteur d’un évènement se mesure au nombre de crépitements, s'il existe une échelle, un appareil comme pour mesurer le bruit d'un avion depuis...
Elle sursaute, enfin pas vraiment, juste dans l'esprit, puis tâte, en toute discrétion au fond de sa poche, le lecteur Minidisc qu'elle n'a pas oublié. Le même modèle qu'elle possédait il y a quinze ans, retrouvé sur Ebay pour presque rien. Ses compagnons embarquent une peluche, une balle de golf ou juste une photo de leur famille, elle, quand on lui a demandé, elle a failli dire moi !, moi je m’emmène et ça ira, mais le technicien a fini sa phrase, un petit objet il a précisé, dans la capsule si vous voulez, le reste va en soute. Ah, alors le lecteur, a-t-elle murmuré sans le ah, avant qu’il fasse une drôle de tête, grince un je dois me renseigner, pour les interférences, les fréquences dans le module.
Dans le bus qui mène les astronautes jusqu'au pas de tir, elle s'attriste à la vue des sièges lisses à la teinte bleutée. Elle sait, mais elle se pique d'un regret tout de même, qu’ils aient changé l’Astrovan. L'ancien, le fameux airstream zingué et ses allures de camping-car suranné, avait ce gout-là, celui d’aller loin avec pas grand-chose, de détenir un grand tout dans presque rien. Il sentait les clochards célestes, les routes et les fôrets, il était beau comme une petite fille en robe debout dans un champ de blé, une avec dans sa main un coquelicot. Il était aussi odyssée de l'espace, aluminium scintillant, wagon rutilant à son entrée en gare et dernier arrêt avant les étoiles. Surtout, ce vieil engin lui rappelait le Miavan, son GMC rouillé, usé par le sel et la quête de libertés. Elle sourit, pense à Tommy, lui qui a suggéré de l'appeler ainsi, le Miavan il a crié comme un Archimède perçant une vérité, comme celui de la NASA, hein Mia ? Il a ajouté, avec un clin d'oeil malicieux des deux yeux, comme ça tu seras déjà un peu là-bas.
Durant la conférence de presse de la veille, elle a pensé à Tommy, entre les questions largement orientées autour du van, l’Astro, pas le Mia. Il y a eu une poignée d'interrogations sur la mission, les capteurs à changer, panneaux solaires à remplacer, les sorties extravéhiculaires, mais avant toute chose, et le nouvel Astrovan, qu’en pensez-vous, qu’est-ce qui change par rapport à l’ancien, comment c’est à l’intérieur ? Mia n’a pas répondu, laissé le soin aux autres de décortiquer le design, le bruit du moteur et tous ces trucs que les journalistes avaient déjà dans leur dossier de presse mais qu’ils voulaient entendre de vive voix, au cas où. Lorsqu'on lui a demandé ce qu’elle ferait là-haut, elle a récité. Les heures de préparation avant la sortie, le vêtement de régulation thermique, celui de ventilation, de refroidissement liquide, puis la combinaison, le cordon ombilical, le sas, le verrouillage du casque, les vérifications et enfin la pressurisation. Trente kPa, huit heures et demie maximum de sortie, oui mais vous, quelle sera votre tâche précise à l’extérieure de la station ? a-t-on soufflé au fond de la salle. Atteindre le panneau, dévisser les quarante-huit vis miniatures le verrouillant, si possible avant le terminateur, le terminateur ? La limite jour/nuit, a-t-elle précisé, dans le cas contraire il faudrait installer un éclairage et, sous la légère appréhension décelée au premier rang, elle a presque souri, ajouté ne vous en faites pas, lors des répétitions en piscine, le temps était très correct, nous bénéficions d’une marge de vingt minutes sur cette partie de l’opération. Trop technique, trop long, on a changé de sujet, sans même s'inquiéter de ce qu’il y a derrière ce panneau. Et la vie dans la station alors ? Sport, sommeil, mesures, repas, sport, comptes-rendus, sport encore, elle a débité toutes ces choses racontées dans des dizaines de documentaires mais qui la tenaient loin de la question initiale, laissaient la porte fermée au cas où le reste s’engouffrerait. Oui, qu’allait-elle faire là-haut ?
Comprendre. Les images jetées dans ses rêves d’aussi loin que remontent ses souvenirs, le creux dans l’estomac à chaque coucher de soleil, lorsqu’elle peut encore dans le rose-violet-bleu ciel-bleu foncé, les compter sur les doigts d’une main : Polaris, Vénus et Bételgeuse. Savoir. D’où vient la nausée d’avoir les pieds sur terre depuis trop longtemps, d’avoir beau sauter et sauter encore et ne pas parvenir à décoller, à se libérier de ce caillou qui l'englue un peu plus chaque jour, s'extirper de la peur de tisser des racines qu'elle ne pourra jamais arracher. Et chercher, le pourquoi, le comment, de ce monde trop petit pour son esprit, de ce ciel trop près de ses pensées, de son intérieur qui suffoque, oppressé même lorsqu’il n’y a rien à l’horizon. Alors et vous Mia, qu’allez-vous faire là-haut ? Me trouver, ou me perdre, et chacune de ces possibilités m’illumine le cœur si vous saviez.
Elle n’a rien dit de tout ça, ni aux journalistes, ni au programme et encore moins à Alex. Les soirs où il la rejoignait sur la balancelle au fond du jardin et qu’il demandait pourquoi, elle soufflait inlassablement un de ses je sais pas dont elle avait le secret. Facile, un peu vrai, protecteur aussi, même si le plus souvent c’est lui qui la protégeait du monde. Lui qui claquait des doigts, hé, hé, pour la ramener, sur une nationale sans virage, à un passage piéton, un diner trop plein de mondanités, à tous ces instants qu’elle choisissait de laisser de côté pour se réfugier dans cet ailleurs que lui ne demandait qu’à trouver. Ce « je sais pas ». Pas de plans, d’indices ou de vieilles cartes qu’il aurait pu déchiffrer, juste un témoin, un seul témoin à même de l’y emmener. Un témoin muet et une poignée de gestes rares, un sourire, une main sur la joue et un baiser pour décliner, changer ce sujet dont elle n'a même pas commencé à parler. Il n'insistait pas, croyait comprendre, avait un peu de ça en lui également, moins, mais un peu, sa propre musique, celle de sursauts radios rapides. Un rythme entêtant, même pas sonore, Mia s'est toujours demandé s'il l'entendait, cette neige sur une pellicule devant laquelle il s’extasiait. Quasars, magnétars, supernovæ, regarde celui-là!, criait-il soudain dans le canapé, 1.3 gigahertz, et la périodicité, treize jours, tu te rends compte !, peut-être une exoplanète, imagine que je prouve que c’est une exoplanète, il tremblait sur sa souris, ça serait la première de ce genre, il faut que je regarde de plus près, alors il se redressait, ramenait son laptop sur ses genoux, n’osait pas lui dire que sa tête sur son épaule le gênait, je vais envoyer un mail à Arecibo, oui c'est ça, demander s’ils l’ont, hein ? Elle serrait son bras, pour acquiescer, il remontait ses lunettes dans la lueur azur de l’écran, et ASKAP aussi trépignait-il, elle l’observait, distinguait le reflet de l’ordinateur dans ses yeux, Mark va me dire s’ils ont un truc aussi, quelle heure il est là ?, quelle heure il est à Berlin ?, mince, il tapait du talon sur la moquette, j'écris quand même, pas grave, tapait plus fort, plus vite. Sa musique.
Mia tape également du pied entre les sièges lustrés de l’Astrovan. Pour se calmer, elle appuie une main sur sa cuisse, appuie encore parce que sa main sautille aussi, puis aperçoit les combinaisons orange prostrées autour d'elle. Prostrées, tendues, impatientes et apeurées. Tenues en respect face à ce silence cousu par toute l'humanité, celle d'aujourd'hui et d'avant, ces yeux levés par les premiers aborigènes, le temps du rêve, ces tablettes d'argiles où est gravé le cadavre de Tiamat, ces murs couverts de barges solaires, Ré vers la voûte céleste, ces récits du réveil de Brahma, ces observatoires de pierre qui couvrent le monde, Stonehenge, Kokino, Nabta Playa, Chichén Itza, ces vies dédiées à comprendre, à se demander ce qu'il y a là-haut avant même de savoir ce que c'est là-haut, d'Aristote à Galilé, de Ptolémé à Kepler, d'Ibn-Al-Haytam à Copernic, ces lunettes, gnomons, cadrans, télescopes, radiotélescopes, spectroscopes... Ce souffle qui anime le monde depuis qu'il respire, des milliers d'années de questions pour une réponse ici, à cet instant, Mia voudrait leur dire à tous, ceux qui ont levé des pierres, ceux qui ont observé les ombres, dessiné, calculé, recommencé, leur dire que oui, aujourd'hui ils y sont arrivés.
Elle faufile un écouteur à son oreille, roule la molette suspendue au câble en scrutant le numéro sur le minuscule écran et se souvient des heures passées avec Alex. A écouter, choisir, écouter encore, ça, non ?, pas mal ça ? bof, on le laisse dans la présélection, au cas où, des heures de juste lui, sans tous les trucs de la vie. Quand elle a raccroché avec le directeur du programme, il l’a serrée dans ses bras, a jeté tu te rends compte ! en la secouant. Elle les a gardés le long du corps et murmuré : je vais prendre quoi comme musique, là-bas ? Il a fait semblant de ne pas entendre, a prié, une fraction de seconde, que l’inconnu la laisse revenir avec lui, l’a serrée plus fort et les semaines qui ont suivi, l’a aidée, à sa manière. A se taire, ne plus parler d’enfant, rester dans le champ qu’elle lui autorisait, ne pas déborder, choisir, écouter, convertir, et ça ?, si c'est bien ça !, mouais, écouter encore, profiter des heures avec elles, enregistrer des minidiscs, découper, effacer, juste, des heures d'elle, sans son ailleurs et ses refuges.
Les premières notes de Snow, des Red Hot, la seule chanson d’Alex de la liste, la seule qu’elle désire entendre maintenant, pétillent dans l'écouteur. Une bonne chanson, ici, dans ce temps. La ligne droite jusqu’au pas de tir, les têtes basses, les yeux clos comme un protocole, mais pas elle. Elle, elle fixe sur le côté du rideau à peine tiré la poignée d’arbres déjà filée, un peu floue, d'autres branches, de plus en plus floues, elle ne veut pas cligner des yeux. Elle veut pleurer. Parce que c’est le moment, pleurer pour ses sourires, ses mains sur la joue et ses baisers, pleurer pour la lagune, les bancs de sable, sa dernière photo, pleurer pour lui, son pied qui tape sur la moquette, sa tête qui hoche triste quand elle change de sujet, oui, pour la lagune, les bancs de sable et la plage, pleurer pour Tommy, pleurer en rigolant parce que c'est plus beau sur l'instant, puis pleurer à nouveau pour de vrai pour tout ce qu’elle a pas dit. Ses je sais pas pour pas parler, parce qu’elle a toujours tout fait pour pas parler, pas pleurer, elle veut sentir le vent, maintenant, les bancs de sable et la plage, elle a les yeux qui brillent dans ce bus, elle veut serrer, une main, sentir qu'on la serre aussi et qu'elle a pas tout loupé, le soleil passe par la vitre, l'éblouit d'une chaleur amère, pleure bordel !, pour la plage, la mer, les lèvres qui se serrent, pleure parce que c’est maintenant !, parce que là, les mots ne veulent plus dire la même chose, le vent ne veut pas dire la même chose, pleure je t’en prie, pleure pour eux, pleure de toi, de tout, pleure tes je sais pas et tes mains sur la joue, pleure tes silences et ta peur de leur dire, pleure parce qu'à cet instant, partir ne veut plus du tout dire la même chose, allez, pleure. S’il te plait.
Il y a trois jours, Alex l'a laissé dans sa chambre, c'est le protocole, plus de contacts avant de décollage. Sur le seuil il a dit je t’aime et qu’il ne regarderait pas le lancement. Elle a répondu je sais et c'est tout.
Virage, bâtiments blancs, secousse et l’Astrovan s’arrête. La chanson aussi. Mia se dresse, renifle, espère que c’est pour la raison qu’elle croit, mais n’ose pas s’attarder dessus, ne sent rien sur sa joue alors elle suit la troupe, baisse la tête à la sortie du bus, marches chromées, sol béton, pose le pied à cheval sur deux dalles, lève les yeux, deux techniciens, lève davantage, toit du château d’eau, tourne un peu le buste et voilà. La hauteur de l’évènement. 111 mètres. Le monstre d’acier ronronne sur sa plateforme chenillée, Mia le sent sous ses pieds, comme s'il était impatient, enfermé, prêt à exploser. Les ergols sont transférés, l’hydrogène et l'oxygène chargés, la jeune femme vire ailleurs à la vue du module, de la plateforme flottante prête à se retirer, terrorisée par la bête. Il y a toujours le soleil et le parfum salé des embruns, mais du reste Mia a tout effacé, emprunte désormais la passerelle, l'ascenseur, seconde passerelle, tout effacé oui, s'installe, harnais, liaison radio et on referme la porte du module, effacé les bancs de sable, pose sa tablette sur ses genoux, procède aux vérifications, une suite de ok, reçu, ok, reçu, effacé la lagune et fermeture des casques, système de lancement autonome verouillé, oublié la mer, T moins 2 minutes, mise sous pression des réservoirs, SSME à température, la plage et le vent, T moins 13 secondes, allumage, inclinaison, puissance nominale des moteurs, objectifs braqués, ordinateurs branchés, capteurs reliés, processeurs survoltés, oublié le soleil, mains tremblantes et respirations saccadées, instant T, oublié qu'en fait, elle s'en va, propulseurs à poudre, ignition et poussée.
Et oublié de pleurer.
Car au final, elle a toujours eu ça, comme un dessein, un point sur l'horizon de son histoire. Un point ici et là-haut, des milliers, mais toujours pas assez parce qu'elle a réussi plein de fois à les compter. Elle a toujours eu ça, l'envie idiote et superbe, naïve et pourquoi pas, non pas pourquoi pas, parce qu’il faut, l’envie enfin, d'aller écouter quelle musique joue les étoiles.
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