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Un ruban de Möbius, songe Mia, oui, si l'univers a la forme d'un ruban de Möbius, les dimensions se restreignent, ia, au-delà du millimètre, à peine, et il en faut onze alors, peut-être douze, mais à douze le risque est que la gravitation s’affaisse, le modèle doit se tenir avec, Mia, des dimensions plus petites, c'est ça, et dans ce cas une force de confinement plus grande, ça change, ça change, ça change que, que le ruban doit se comporter sur une brane, Mia ?, non !, le ruban est la brane justement, oui, il faut qu'elle calcule, vite...

- Mia !

Son menton ripe sur sa main dans un spasme venu d’ailleurs, ou c’est elle qui vient, revient d’ailleurs. Elle fronce les yeux, ne veut pas savoir qui l'appelle, attrape son stylo, il faut qu'elle calcule, la surface réglée nécessaire, elle tapote la mine sur le papier, entrevoit tous les chiffres, mais il faudrait des heures, même pour elle, il faut un plan, commencer par le cycle ...

- Mia ! Tu es avec nous ?

Le cycle d'inflation, quelle énergie pour... Elle croise par erreur le regard de Mme Gil, s’énerve d’être obligée de revenir ici, dans cette salle de bruit et de sueur, derrière son bureau au bois scarifié de dessins mal executés. Puis les voir eux, huit heures par jour, cinq jours par semaine etcetera, leurs rires étouffés, leurs têtes tournées en quête d'un spectacle qui viendra égayer leur journée si triste qu'ils devraient en pleurer. Rentre dans le rang, maintenant, s'intime-t-elle, allez, fais comme si, encore une fois. Ces fois-là qu'elle ne compte plus.

- Je suis avec vous, enfin pas si loin.

- Pas si loin, répète Mme Gil, haussée d’ironie avant de taire le brouhaha naissant. Tu m’en vois ravie Mia, tu veux bien te rapprocher encore, un tout petit peu s'il te plait et nous donner la solution ?

Si elle l’avait, la solution, il y a longtemps qu’elle ne serait plus assise sur cette chaise, qu’elle aurait quitté ce lycée, cette ville, cette vie. En attendant, elle se faufile entre les années, accompagne le temps, ne le tue pas parce qu’il a toujours quelque chose à lui apprendre, depuis le temps qu’il est là. Surtout, lui ne pose pas de questions, ne claque pas des doigts, ne tape pas sa règle sur le tableau en l’interpellant.

- Là, là, Mia ! La solution pour la spirale, sa longueur.

Elle se force, aperçoit enfin l’escargot dessiné à la craie sur deux axes fléchés, la tonne de calculs à côté, quinze, peut-être vingt lignes en escaliers, et pas de résultat, tout ça pour ça, des cos, des sin, des racines carrées, des phi, des L, des petits et des grands r, des parenthèses de parenthèses qui entourent d’autres parenthèses, carrées celles-ci, faut s’y retrouver.

- 1,42 mètres.

- Pardon ?

- La spirale, elle fait 1,42 mètres, réitère-t-elle avec calme.

- En…en effet, oui. Tu peux nous expliquer, à partir de là, comment…

- Non, c’est trop compliqué avec ça, il y a plus simple.

Sans rien demander, elle s’est déjà levée, a pris une craie dans le rebord du tableau et ; là, on dessine un triangle équilatéral avec pour sommet le point central de la spirale, on prolonge chacun de ses cotés pour couper chaque spire, on a ces huit morceaux d’arcs, on connait les angles du triangle, l’abscisse est graduée, y a Pi avec lequel faut un peu jouer mais ça se fait de tête et on additionne tous les arcs, il reste ce dernier bout, qu'on peut calculer grâce à...

La sonnerie retentit, Mia a à peine le temps de descendre et regrette son spectacle, se demande ce qui lui a pris, n’aurait pas dû bouger, plutôt rester à sa place et mentir, dire je sais pas ou n’importe quoi, comme n’importe qui. Elle s’empresse de fourrer son sac dans la classe déjà vide, trifouille la poche de devant, appuie sur play, mais Mme Gil la surprend dans son dos avec un « Mia je peux te parler » qui n'est même pas une question et qu’elle ne peut ignorer. Elle arrache un écouteur, déteste ôter ses écouteurs quand la musique est lancée, c’est comme ne pas rester jusqu’à la fin de l’orage.

- Mia, pourquoi tu sabotes tes notes ? ose-t-elle, la voix à tâtons. J’ai discuté avec les autres professeurs et c’est pareil dans presque toutes les matières. Tu te tiens à la limite, pas mauvais, pas bien, alors que tu ne devrais même pas être dans cette classe, mais déjà à l'université, je ne comprends vraiment pas.

- Y a rien à comprendre, madame.

- Si c'est un problème d'argent pour ta famille, nous pouvons monter un dossier de bourse, je sais comment fonctionne les comités d'attribution, tu as de grandes chances d’être…

- Arrêtez madame. S'il vous plaît.

Mia subit le regard perplexe, toutes les pensées de Mme Gil comme si elle les parlait. Maltraitance, abus sexuels, désordre psychologique, la professeur jette même un coup d'œil furtif mais pas discret sur ses poignets. Les théories coulent sur son visage, mal dissimulées, accentuées par ce silence adulte qui exige des explications. Mia n’a jamais compris ce silence qui a plus de poids qu’une vraie question. Elle ferme un instant les yeux, souffle.

- Vous ne savez pas ce que c'est madame. D'être celle qu'on regarde, tout le temps, celle qu'on pousse, toujours plus loin, qu'on encourage, toujours trop fort, celle qu’on veut voir grandir, sur qui on projette je ne sais quels désirs, rêves et promesses. Mais ça, ça c'est au début, quand on ne réfléchit pas encore, quand on n'a pas remarqué la différence. Une fois ce cap passé, on n’est plus celle qu'on regarde, mais celle qu'on montre, en chuchotant dans les couloirs, plus celle qu'on pousse, mais celle qu'on jette sur la scène comme une bête de foire, plus celle qu’on veut voir grandir, mais celle qu’on a fait grandir trop vite, celle à qui on a imposé des désirs, interdit les rêves, celle à qui on n’a jamais tenu les promesses. On n’est plus Mia. On devient elle, l'autre et madame, ce monde n'a jamais aimé les autres.

Une seconde, pour la mesure, pour que le discours rodé fasse son effet.

- Je veux juste être Mia, encore un peu, alors arrêtez, s'il vous plaît.

Il y a en face un hochement de tête timide, presque triste et désolé, comme d'habitude, puis Mia jette son sac sur l'épaule, renfile ses écouteurs et quitte la classe pour son casier vert, y envoie trois cahiers, claque la porte et disparait sous sa capuche dans le couloir. Elle les devine pourtant, les premiers chuchotements sur son passage, il n’aura pas fallu longtemps, elle a quand même tenu plus cette fois, presque un an, pas si mal se dit-elle. Sur les lèvres à sa gauche elle lit « c’est elle », alors elle file jusqu'à l'entrée, les marches, l'allée, les deux piliers, se demande pourquoi elle a essayé, pourquoi elle s’est acharnée à paraitre, à s’intéresser, à croire que les esprits peuvent changer avec les horizons et une autre maison. Elle monte dans le bus jaune bondé d'hormones et de jeans délavés, oui, pourquoi avoir fait semblant d’écouter leurs histoires, d’aimer leur musique, eux et leurs cheveux colorés, leurs gestes codés comme des mannequins bradés d'une vitrine mal achalandée. Elle passe sans même regarder, s'écroule à trois sièges du fond, après tout elle ne peut pas tricher, elle est une des autres, une qui se fout de se forcer, d'empester le parfum vanillé ou d'adopter une manière de marcher. Des attitudes, comme des sourires alignés sur une photo de famille déchirée, oui, des attitudes. Elle répète, se calme un peu, répète encore, des attitudes, ça sonne différemment à chaque fois, marrant, pas marrant non, les mots sont tout sauf marrants, bizarre plutôt, des attitudes, un autre sens cette-fois, ça pourrait être un vent, pourquoi pas, un des îles, les alizés et les attitudes, l'alizé soufflant d'est en ouest sur l'Atlantique tandis que l'attitude, un courant pacifique nord... Elle sourit, un peu marrant d'accord, pas trop car ça montre qu'il suffit de regarder les mots de trop près pour qu'ils changent. Ils ne veulent rien dire au final, ne sont pas vrais, pas démontrés, personne ne peut prouver que le soleil s'appelle le soleil, il n'y a qu'à changer de pays pour avoir une autre vérité. Les mots savent tricher et c’est leur problème, ils sont faux, pas… mathématisables en fait. Le front collé sur la vitre sale alors que la ville l’observe passer, elle réalise qu'elle vient d'inventer un mot, bien la preuve qu’ils sont faciles. Voilà pourquoi le monde se trompe, parce que les gens ne parlent qu’avec des mots,. Si on parlait avec des chiffres… les chiffres sont fiables, ne se déguisent pas, ne jouent pas avec des nuances, des sens et des tournures. Un chiffre ça n'a pas de synonyme, de truc qui veut dire la même chose mais pas tout à fait, personne n'invente de chiffres, impossible, car ils sont là, ils expliquent tout. Malheureusement on les réduit, à un âge, une distance, un prix, une route comme ici, elle aperçoit le panneau, la 7, sortie de Mill Creek, elle le fixe avec dédain, un mensonge lui aussi, le ruisseau est bien là mais plus le moulin, il faut changer de nom, enlever ce mot qui ne dit pas la vérité.

Le bus la lâche à l'intersection, en plein milieu des champs, là où les fils électriques n'ont rien à croiser, où la voie ferrée n’a pas de barrière, où toute la ville se souvient encore de l’accident des Lloyd l’été dernier. On a mis un panneau pour dire attention, mais toujours pas de barrière, comme si on attendait les prochains Lloyd, comme ça, pour parler, occuper les esprits le temps d’un été, comme s’il fallait qu’il se passe quelque chose pour sauver Mill Creek de l’ennui. Les Lloyd, les pneus de tracteurs crevés ou les prochaines tornades, n'importe quoi qui bouge, extirpe la ville déjà morte de ses terres aux allures de sables mouvants qui l'avalent année après année.

Sur le chemin, le kilomètre et demi à pied qu’il lui reste, Mia enfonce la poussière aride qui saupoudre les crevasses, ce sol fatigué de faire pousser du maïs depuis des décennies. Elle cherche son caillou, celui qui n’a pas bougé depuis des mois, là, juste dans le bord, tous les jours il est là, arrivé au bout de sa vie, ou peut-être a-t-il trouvé sa place ici. De toutes les planètes contenues dans toutes les galaxies, de tous les météores et ceintures d’astéroïdes, des trous noirs et de l'infini qu'ils ont aspiré en des milliards d’années, des fusions, nuages de gazs, explosions, jets de matières, il a surement trouvé sa place oui, ce caillou, jusqu’à la fin des temps, sur ce chemin de l'Oklahoma, juste-là à côté des chaussures de Mia. Elle fait encore un pas, s’arrête et lève les yeux au ciel. Gris, presque pluie. Mia n’aime pas les nuages, sauf quand ils ont l'orage dans leurs bagages, sinon ça ne sert à rien, baisse le plafond, l’oppresse, rend cette planète encore plus petite et cache les étoiles. Elle sait toujours où sont les étoiles, même en plein jour, elle regarde le ciel bleu, ou gris, et là Orion, la nébuleuse, puis Alnilam, Mintaka, ces noms-là sont beaux et elle se demande, s'il ya du monde là-haut, comment ils appellent les étoiles. Plus loin Capella, Mekalinan, elle espère en tout cas qu'ils les chantent d'une belle façon, ici une binaire et là, de l’autre côté, Andromède, toujours au bon endroit, toutes toujours parfaitement au bon endroit, depuis des sachets de siècles, lancées dans cette danse mathématique d'ascension, de déclinaison et vitesse radiale, de rotation et parallaxe, une somme complexe d'angles et de minutes qui leur donne leur place, là et pas ailleurs. Mia a-t-elle une place quelque part ? comment savoir ? en Oklahoma, Mill Creek pas loin de la route 7 ? Ou bien d'autres coordonnées pour ses jambes et son esprit ?

Malgré les Stones dans l’oreille, malgré Miss you et la musique des étoiles derrière les nuages, elle entend le Blazer arriver de loin. Le V8 guttural tremble jusque-là, dans ses mollets. L'engin est encore en convalescence mais si Dan a les pièces assez vite et le temps, il sera bientôt rétabli. A sa hauteur, il mord le bas-côté, s’arrête et ouvre la vitre.

- Ç'a été l’école, ma grande ?

- Dan, je suis plus à l’école, c’est le lycée. Ça va, ouais.

- Je connais cette tête, on en reparle ce soir. Le vieux Morrison a besoin d’un coup de main, je sais pas ce qu'il a encore, et je sais pas quand je rentrerai. Tu pourrais t’occuper des chevaux et préparer le repas ? Si t’as pas trop de devoirs.

- J’ai pas de devoirs, c’est cool tu sais.

- Merci ma grande !

Le « de rien Dan et m’appelle pas ma grande » s’échappe avec la fumée noire tandis qu’elle le regarde s’éloigner. Un type bien, lui et Beth, une bonne famille, une des meilleures qu’elle ait eues et avec qui, pour une fois, elle aimerait rester, penser qu'elle a une place. Dans la trainée de poussière ocre pas encore retombée elle baisse la tête et. Le caillou a bougé.

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