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La pompe à vent couine la rouille cent mètres avant la ferme, comme pour prévenir que oui, il y a bien quelque chose au bout de ce chemin, peut-être pas de la vie, mais au moins du bruit, une maison bardée de lambris blanc lavé par les années, deux granges à bout de souffle tenant sur pieds grâce aux couches de vernis successifs qui les ont rigidifiées, un hangar pour les machines, derrière, puis celui des chevaux, plus près, à côté du plan d'eau. Et deux ormes qui regardent au loin . Encore un nom étrange, orme, un qui perd plus vite son sens que les autres, orme, orme, orme, voilà, ça peut être n'importe quoi désormais.

Mia les trouve beaux ces arbres, comme une porte sur les champs, surtout elle apprécie la ferme à cette période, après la récolte des maïs, quand ça sent la feuille sèche et que les tracteurs lui ont rendu l'horizon. Elle jette son sac sur le rocking-chair devant l'entrée, se dit qu'il doit s'ennuyer d'être si peu balancé, pas la bonne maison, ici on ne s'assoit pas souvent. Elle pousse du pied la porte pas fermée, jamais fermée, pas parce qu'il n'y a rien à voler, non, juste au cas où la vie veuille reprendre un peu de la misère qu'elle y a laissée, c'est ouvert elle peut y aller. Mia enlève ses chaussures, les troque pour ses bottes, traverse la cour jusqu'aux chevaux, ouvre l'enclos, reste une minute à les regarder se libérer, passer la barrière vers le plan d'eau, se demande si parfois ils lèvent les yeux au ciel, s'ils sentent un peu de l'infini au-dessus d'eux, juste un peu, pas les amas stellaires ni l'expansion de l'univers, mais les nuages, la lune, le soleil. Probablement pas, tranche-t-elle, pour eux pas de planète, un univers qui se résume à un champ, un autre là, quand la barrière est ouverte et ceux au loin où il n'iront jamais, leur bout du monde. S'ils savaient que ce monde là tient sur un caillou.

Dans le hangar elle balaie, rassemble un tas de paille devant la porte, tourne le robinet et remplit les bacs, prend la fourche, remet son tas dans un box, réajuste la selle suspendue qui n'a pas bougé depuis hier, a l'étrange sensation de participer au cycle, lequel ?, elle l'ignore, mais attraper son seau, les saisons, puis sa brosse, équinoxes, se mettre à genou et frotter, solstices d'hiver ou d'été. Sa vie aimantée par la gravité d'un astre plus lourd, des chevaux d'une ferme à Mill Creek, route 7 dans l'Oklahoma, une famille qui devine, s'abstient des questions, un p'tit gars qui s'appelle Tommy, deux ormes et une vie au rythme du maïs. Une orbite, presque un équilibre, une petite bulle de temps coincée dans le grand Tout, presque un équilibre, là où on parle en moissons, millimètres de pluie, pneus à changer et parcelles à vendre ou à racheter. Presque un équilibre .

Le bruit de moteur qui ralentit au dernier virage la sort de ses pensées, elle range la brosse, le seau, et la fourche, se dépêche, la voiture se gare, ouvre grand les portes du hangar pour qu'il la voit. Il la voit, à peine le contact coupé, saute de son siège, court vers elle en perdant sa casquette floquée d'une marque de tracteur, elle a envie de lui dire cours pas si vite Tommy, il parait que ça fait du bruit dans la galaxie, mais elle peut pas. Pas avec Tommy.

- Mia, Mia, Mia !

Il se jette dans ses bras, elle l'embrasse, le chatouille, lui pique le ventre du bout des doigts avec des crapule, viens ici, tu vas voir ! Arrivée près du break, elle fait la bise à Beth, pose le petit à bout de rires qui reprend son souffle.

- C'a été ta journée, ma belle ?

- A été a dournée babelle ? reprend Tommy les yeux levés sur elle comme si elle était une merveille.

Si ça a... il est arrivé ici il y a un an. Mère toxico, père inconnu, squat, passes, de l'argent pour un shoot mais pas pour une compote et l'assistante sociale n'avait pas tout dit, refermé son dossier en tremblant de soulagement quand Beth avait répondu non à "est-ce que vous voulez vraiment tout savoir ?". Il est arrivé il y a un an, en avait deux et déjà une vie à cet âge là, une vie de merde que la vie aurait dû garder. Il est arrivé en rigolant, alors, est-ce que ça a été ta journée Mia ?

- C'a été, oui, sourit-elle une main dans les cheveux du petit. Je vais préparer à manger Beth, elle tourne la tête vers l'entrée, va t'asseoir si tu veux.

Beth sourit, acquiesce mais n'ira pas. Tommy accroché à sa jambe, Mia rentre, enlève son sac de la chaise, juste au cas où, file à la cuisine, sors un pain de maïs, un pâté de viande, pose Tommy sur l'évier, allez on se lave les mains, jette une goutte sur son nez, pour le voir grimacer, le redescend, remet son short droit, son tee-shirt dedans, aime ce rôle, celui où elle râle quand il asperge toute la salle de bain depuis la baignoire, où elle ment avec un sourire coupable quand il demande si son dessin est beau, se raidit de frissons à la vue de sa silouhette en haut des escaliers et vérifie s'il dort bien quand elle va se coucher, reste un peu, pour le voir ronfler, ses bras désarticulés et sa bouche ouverte sur l'oreiller. Elle a l'impression d'être plus grande avec lui, enfin.

Au diner, Mia s'assoit et Tommy a presque fini, aura une seconde assiette une fois qu'on aura ramassé tout ce qu'il a semé sur la table et ses genoux. Beth demande des nouvelles du vieux Morrison à Dan, s'il a parlé des terres, au moins les six hectares à côté des leurs, s'il a revu son prix à la baisse, ça serait bien, personne ne reprendra sa ferme toute façon, ses neveux sont dans l'Oregon et Beth a entendu qu'ils travaillent dans une grande tour à Portland, banque ou assurance, elle ne sait plus. Pas le profil en tout cas. Dan n'a pas osé, ça marche pas comme ça tu le sais bien, c'est lui qui doit aborder le sujet, Beth râle, à moitié, il a raison, ce vieux lunatique pourrait se braquer et ne rien céder du tout, mais ça l'énerve, c'est ainsi. Et le GMC, lance-t-elle sans prévenir, il faut s'en séparer, même en l'état, ça sera toujours mieux que rien, je sais que tu voulais le finir pour le vendre plus cher mais. Elle s'arrête, reprendra la discussion ce soir dans la chambre, en chuchotant parce que les murs ne sont pas épais.

- Combien ?

- Combien quoi ? réplique Dan avant d'avoir saisi de quoi il s'agit.

- Combien tu le vendrais, là, comme ça ? insiste Mia.

- Je, je sais pas. Mille, peut-être mille cinq, il reste la pompe à...

- Moi je te l'achète.

Dan ne peut s'empêcher de pouffer, puis ravale aussitôt son rire à la vue du sérieux de Mia.

- Avec quoi tu veux l'acheter ma grande ? Et tu as vu le boulot qu'il y a encore ?

- Je sais oui. Pompe à huile, échappement, démarreur et freins. Et j'ai des économies, je te le prends.

- Des économies ? Attention ma grande, j'espère que tu magouilles pas des...

- Mais non, arrête Dan, n'importe quoi ! Je te le prends c'est tout.

Les regards se croisent, Beth, Mia ; Mia, Dan ; Dan, Beth, se jaugent jusqu'à ce que Tommy répète "des économies", sans le "d" ni le "c" et que Dan se résigne, un ok sur le bout de lèvres. Difficile de discuter, il la connait sa grande. Tellement différente de tous les enfants dont ils se sont occupés, tellement, grande. Il sait qu'elle pense plus loin qu'eux, l'a vu le premier jour, avec les chevaux, sa façon de les observer, de s'accroupir avec eux au bord de l'étang, sans même leur parler, juste pour être à leur hauteur, voir le même monde qu'eux, ou autre chose peut-être. Il sait qu'elle se pose des questions le soir, sur le banc dehors, des questions qu'elle-même a inventées et que personne ne s'est encore posées. Il aimerait savoir, lui donner un indice, n'importe quoi, aimerait qu'elle lui raconte son avant qui a décimé son rire, ces années qu'elle trouve trop lourdes à porter, bien trop longues à oublier.

- Sinon aujourd'hui au lycée, on m'a proposé de postuler à une bourse pour l'université, et je crois que c'est une bonne idée.

Tommy renverse son verre d'eau, Beth le recule, essuie son pyjama et râle un peu, parce qu'il faudra encore le changer, trop mouillé ça n'aura pas le temps de sécher. Elle pousse les plats, prend l'éponge, essuie, remet tout en place, Tommy compris, remplit son verre à moitié, maintenant on le prend à deux mains compris ? Il acquiesce penaud, s'exécute pour montrer qu'il a saisi et silence. Comme si Mia n'avait rien dit. Elle regarde Dan, il sourit, elle le déteste autant qu'elle l'aime ce sourire. Elle l'aime chaud, avec un bonne nuit et une main dans les cheveux, elle l'aime quand elle le sent dans son dos et qu'elle y répond sans se retourner. Ou lorsqu'il chuchote que même si t'es pas ma fille, t'es un peu ma fille tu sais. Elle ne l'aime pas s'il est trop gentil, s'il croit qu'elle ne comprend pas, s'il souffle de haut je suis content que tu me demandes où est le carburateur, mais ces trucs-là ne sont pas pour toi. Et elle ne l'aime pas là, au-dessus de cette assiette, quand il fait semblant de pas entendre, qu'il balaie les propos et demande si c'est vraiment important, s'il faut en parler maintenant. C'est important.

- En février prochain j'aurai dix-huit ans, reprend Mia avec ce timbre qui force l'attention, et vous n'aurez plus le versement de l'aide sociale. Je sais très bien que c'est dur avec la ferme, la dernière récolte, les chevaux, je m'occupe des factures et même si vous dites rien, je le vois. Et il y a Tommy aujourd'hui, alors peut-être que si je suis prise, si je commence en septembre à l'université, ça laisserait quelques mois que vous pourriez mettre de côté, pour vous, pour Tommy, et je rentrerais les week-ends, si ça vous va, ou pour les vacances si...

La fourchette lâchée par Beth sur la table couvre à peine ses sanglots. Tremblante, elle tend le bras, prend la main de Mia et serre fort, très fort, la regarde avec ces yeux qui veulent hurler c'est pas à toi de faire ça, pas ton rôle, pas à toi d'être aussi adulte. Dan enlève sa casquette après s'y être réfugié un instant, il n'enlève jamais sa casquette, sauf le soir dans sa chambre. Son sourire perdu, il murmure "Hé, Mia". Il ne l'appelle jamais Mia, tout le temps ma grande, alors elle le fixe, car en plus il chuchote et les fermiers ne chuchotent pas, ils crient, parce qu'une ferme c'est grand et qu'il y a toujours un moteur par-dessus lequel il faut hurler.

- C'est chez toi ici, d'accord ? Ça le sera toujours, tu comprends ?

Elle dit oui et leur demande quand même d'y penser, se lève et débarrasse. Tandis qu'elle fait la vaisselle, Beth essuie, juste à côté, puis Dan range en se trompant de placard, maugrée sur le plat qui ne rentre pas, enfile sa casquette déjà trop longtemps abandonnée, l'heure de rentrer les chevaux, puis pose une main sur l'épaule de Beth et embrasse son front. Il dit bonne nuit parce que comme d'habitude il va trouver un truc à bricoler, un bout de clôture qui va l'obséder, un raccord qui va l'énerver et comme d'habitude il ira se coucher après tout le monde, fumera peut-être une cigarette, Mia l'a déjà vu par sa fenêtre, au coin du hangar, son moment à lui. Il s'approche de sa grande, la fixe un instant et l'enserre contre sa poitrine, embrasse, tout timide, ses cheveux et reste un instant .

- Bonne nuit, Mia.

Elle sourit, il est déjà parti. Elle est contente parce qu'il n'y a que des gestes ce soir, pas beaucoup de mots.

Dans sa chambre, elle s'allonge habillée et fixe le plafond lézardé. Il y a Tommy, il y a Mme Gil, la spirale, il y a Dan, Beth et même les autres, les faux. Il y a une ferme, des chevaux, deux ormes, un chemin ocre, de la poussière, il y a peut-être une place, même une petite. Peut-être un équilibre. Elle se redresse, pose ses genoux sur le sol, tire son armoire à deux mains, doucement, faut pas faire de bruit, ces planchers-là ameutent jusqu'à l'autre bout de la ferme. Elle tire encore, ça y est, enlève les deux lattes de bois, sort sa boite et la pose sur le lit. Voilà longtemps qu'elle ne l'a pas ouverte et ce soir, ce soir voilà, elle lève le couvercle avec délicatesse, le léger souffle métallique lui donne l'impression de pousser la porte d'un manoir abandonné. La plaquette en ferraille la regarde un instant, puis elle s'en saisit, passe son doigt sur les trous qu'elle connait par coeur, qu'elle a usés et usés encore à caresser, tenter de comprendre. Il parait qu'on l'a trouvée serrant cette boite contre elle à la lisière de la forêt, c'est ce qu'on lui a raconté, elle n'avait que ça, et sa robe déchirée, rien aux pieds, juste une boite et cette plaquette trouée qui ne veut rien dire. Elle n'a que ça, cette boite et ce fichu rêve, ce noir où elle baigne paisiblement, où elle entend sa respiration l'endormir et cette masse, plus noire que le noir, elle ne la voit pas mais sait sa présence, sent son coeur qui lui dit, dans le rêve et dans sa poitrine, que ça se rapproche, que c'est bientôt là et elle ignore si elle doit avoir peur, s'il faut courir dans cet endroit sans haut ni bas, fermer ses yeux déjà fermés, serrer des poings, retenir son souffle... Dans ce rien elle finit par se retourner, il y a un bruit, lourd, sourd, indescriptible, même pas un bruit, un truc, qui gronde partout, gronde fort et en silence, comme une menace qui n'a pas besoin de s'annoncer, pourtant c'est pas une menace, ou peut-être que si, car elle voit une arête désormais, au-dessus d'elle, non c'est un angle ou...

Elle ferme la boite, ferme les yeux un instant, se demande de ne pas rêver ce soir, s'il te plait pas ce soir, fatiguée de ce rêve, de cette boite, fatiguée d'ignorer qui elle est, d'où elle vient et pourquoi elle va.

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