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Augusta, Montana

1897

Les mains enroulées sur son souffle, Mark laisse trois respirations, voir s'il sent ses doigts, s'il faut rentrer avant de céder une phalange au froid. Il sent, ça va, plie lentement, écarte, frotte ses paumes comme s'il faisait du feu, tape deux fois, ça fait circuler le sang, aperçoit du coin de l'œil la carriole sur le chemin, tellement chargée que les deux chevaux peinent à la traîner. Il trouve beau, une seconde, leur sortie du village juste avant la fin du jour, les contours de la chapelle derrière eux, le panneau Augusta balancé au bout de ses deux chaines, les naseaux des bêtes qui crachent cette fumée blanche, il trouve beau le tableau mais plaint les hommes aussitôt, n'aimerait pas s'embarquer dans leur périple à cette période de l'année. Un gant à peine enfilé, il lève le bras en direction de la poignée de silhouettes qui le salue, au moins les vingtièmes qu'il voit passer depuis ce matin, têtes baissées par la bise gelée, les voilà repartis, des fous en quête de folie, un pas après l'autre vers leur sirène, la Northern Pacific Railway.

Deuxième gant, Mark resserre ses doigts sur la hache piquée dans le billaud, des fous, quatre ans après la banqueroute et le krach boursier, ils sont de nouveau aveuglés, prêts à tout sacrifier à la gloire de la voie ferrée, enième Eldorado pour âmes errantes en quête de fortune. Il attrape une bûche gelée à ses pieds, il faut rallier Chicago qu'ils scandaient depuis une semaine comme si un jour on les remercierait, comme si l'Amérique citerait leur nom dans sa Grande Histoire, la pose debout devant lui, la tourne dans le sens des fibres, J.P. Morgan, ils n'ont que ce nom à la bouche, à la paroisse ou au saloon, des murmures qui craquaient comme des allumettes trop sèches. Il lève sa hache à deux bras, tu as vu Morgan a racheté, non ce n'est pas lui, un fond d'investissement qu'il dirige, pareil, et la compagnie va fusionner il paraît, oui avec le NH, n'importe quoi messieurs, avec Union Pacific, quoi avec l'Union ?, les gars je vous le dis, la paie va être bonne dans ce cas-là, il paraît que le train arrivera à Augusta, quoi ?, une gare ici, ça m'étonnerait, si, j'ai entendu dire qu'après Great Falls il veulent pousser jusqu'ici, ça se trouve ils vont rouvrir les mines…

L'outil s'abat en plein centre, jette les deux quartiers de bois de chaque côté, des rumeurs, souffle Mark pour lui-même, toujours des rumeurs, mais ça leur suffisait, après tout une rumeur n'est qu'un rêve à voix basse et des rêves, ces gars en ont besoin, même un timide d'un horizon différent. Il prend une nouvelle bûche, la positionne, le rêve de quitter ces plaines arides, cette vie sans relief, frappe de nouveau, reprend un morceau serré de nœuds, oui il leur faut des rêves afin de s'échapper d'ici, il leur faut la gloire et l'aventure dans les jambes et qui les blamerait ? Qui leur en voudrait de croire à des chimères ? Il tape un grand coup, la lame se coince, il tire sur le manche et s'énerve pour la retirer, grogne et réussit enfin, abat la hache de nouveau, qui ? Lui ? Le bois craque enfin et se sépare.

Non. Il jette ses bûches dans le panier, se redresse, se cambre, les mains sur les reins et fait craquer son dos dans une grimace de douleur à moitié soulagée. Pas lui, non. Sûrement pas lui. Les lèvres gercées, il jette son regard sur les montagnes là-bas, comme un mur au bout de la plaine, comme si elles étaient tombées du ciel un beau matin, s'étaient trompées d'endroit. Il y a cru lui aussi, trente ans auparavant, à ces rumeurs, aux fables de ces hommes à la voix chaloupée qui vous enchantent les yeux grands ouverts, vous hypnotisent avec des mots qui brillent, des pépites grosses comme le poing, de sacs remplis, des terres, des femmes et des dollars. Oui il y a cru, a tout quitté, sa vie d'avant et sa raison, a pris la roue de ces caravanes de promesses qui traînaient derrière elles, vers le grand ouest, des chapelets de jeunes hommes inconscients et ignorants. Il essuie son front perlé avec le revers de son gant plein de sciure, c'est au pied de ces montagnes qu'il a creusé pendant des années, s'est perdu à trouver la richesse d'un autre, Perkins, Andrew Perkins, un grassouillet qui ne venait à Augusta que les jours de paie et entouré de ses hommes armés, les mêmes qui avaient repoussé les Indiens plusieurs miles plus loin, derrière les lacs, les mêmes qui les fouillaient chaque soir à la sortie du tunnel, poches, cheveux figés par la poussière, chaussures, semelles de chaussures, aucun gramme ne devait sortir de là sauf par le convoi du vendredi. Mark a quand même réussi, comme d'autres aussi, par le plus naturel des moyens, pépite après pépite. Il a acheté une parcelle de forêt, des petits bouts de terrain glanés année après année tandis que les autres parlaient, se faisaient rattraper ou perdaient tout au poker. Encore aujourd'hui, personne ne sait que la forêt lui appartient, on croit qu'un de ses vieux oncles de Livingstone l'a chargé de s'en occuper quant à l'or, il y a longtemps qu'il a fait une croix dessus, il en trouve encore, un peu, à la rivière, remplit sa bourse en cuir dissimulée sous une latte du plancher, n'a pas décidé de ce qu'il en ferait, achète une bouteille de Scotch quand l'envie lui prend et qu'il en a marre de penser à ces lendemains qu'il n'a jamais vu se lever.

Dernier coup d'œil vers les sommets enneigés figés, il finit de remplir son panier, assez pour la nuit, ça va descendre dur, songe-t-il, le ciel s'est fardé de cette clarté si particulière, comme un voile froid et cristallin qui l'a déjà figé. Sur le seuil de la maison, à peine la porte ouverte il s'accroupit, pose sa main entre les oreilles de Napa, allez ma belle tu peux rentrer, elle ouvre les yeux, à moitié, tend le museau vers l'entrée mais replonge la tête entre ses pattes. Mark murmure un comme tu veux, rauque et désolé.

- Bonjour Monsieur Mark !

Derrière la barrière, Billy se hâte vers le village, aspiré par ce tourbillon impalpable des choses qui se passent, l'effervescence contagieuse des carrioles qui se remplissent, les caisses posées, les chevaux sellés, alignés, les hommes stressés, impatients et enervés, héros d'un jour qui chassent leur appréhension en tirant sur les sangles des sacoches accrochées à leur monture, tirent plus fort, encore un cran, humpf, c'est bon, les voilà soulagés. Mark voit le garçon piétiner de deux pas au coin de la maison, comme retenu par une ficelle invisible qui se serait soudain tendue.

- Salut Billy, ronronne Mark sans un regard.

Il s'engouffre chez lui, referme, s'empresse de jeter une bûche, la plus petite, sur le tas de braises prisonnier de la cheminée en pierre, puis enlève ses gants, remue le foyer, offre ses mains une poignée de secondes aux premières flammes timides, approche la chaise et s'assoit, retire ses bottes cristalisées, tend ses pieds engourdis vers le feu, réalise chaque geste avec la nonchalance d'une horloge trop bien huilée, une grande aiguille qui aurait accepté son sort, celui de marquer les secondes, marquer les secondes, marquer les secondes et recommencer.

Une fois réchauffé, ou à peu près, il tourne la chaise, soulève la latte vermoulue, se dit qu'il faudrait changer de cachette, la démarcation se remarque désormais. Il se saisit de sa bourse, quoique, le trésor n'est pas extraordinaire après tout, la jette sur la table, approche la chaise, secoue le tiroir de gauche à droite pour le faire coulisser, en extirpe son cahier, sa plume et l'encrier. Du fond de sa poche il sort les deux pépites trouvées ce matin, un bon coin de la rivière, là où le courant creuse un bras et où les sédiments plus lourds se déposent. Il tourne trois pages, en pose une en équilibre sur la dernière phalange de son index, trempe la plume, ne bouge pas, un peu moins d'un gramme, écrit 0,8 à la suite de la liste, la seconde, 1 gramme, note aussi puis retourne le cahier, aperçoit les partitions entre deux feuilles qui s'égrènent, serre les doigts sur cette page ouverte et lit la musique dans sa tête. Il entend le piano, le sien, avec le do légèrement trop grave qui s'étouffait entre les tapisseries usées de sa chambre de bonne. Il entend le port de New-York, juste derrière la fenêtre, une soupe de cris, de bruits métalliques, de sabots, de cris encore par dessus d'autres cris, ça ne s'arrêtait jamais, usait, tenait éveillé jour et nuit mais avait le mérite de gommer les fausses notes de ses élèves. Sa poignée d'élèves. Des enfants de familles moyennes aux rêves de bourgeoisie et de soirées mondaines. Ecoles privées, vêtements repassés, cheveux à la mode, bonnes manières récitées, des gamins aux sourires figés, tristes sans le réaliser de servir d'ascenseur social à leurs parents qui n'avaient jamais compris les lois de la ville. Ici pas de mélange, d'un côté banques, costumes, gratte-ciels, cafés, théâtres et diligences, de l'autre quartiers, marchés, chantiers naval, usine textile et vaisselle cassée. Au milieu, un pauvre professeur de piano du Lower East Side, quelques cours pour de maigres dollars, des chaussures limées que cette paie ne permettait pas de changer et les bruits venus de l'ouest, les histoires qui s'engouffraient, rebondissaient et qu'on racontaient en murmures entre les briques effritées. Des histoires d'or et fortune. Le coin de la feuille glisse sur sa phalange, tombe et recouvre les partitions d'une page blanche, Mark cligne des yeux, pose un regard vide sur ses les deux pépites, un long regard, égrène encore une paire de feuillets, trouve la partie intime, ou presque, de son journal, constate qu'il n'a rien écrit depuis près d'un an, relit le dernier paragraphe, l'incendie au village, la panique cette nuit-là, puis trempe sa plume, s'applique sur la date et trace avec minutie :

Les hommes repartent aujourd'hui, trainés par ces espoirs qui tournent en rond depuis des générations. Ils repartent et...

- Monsieur Mark ?

Il reconnaît la voix de Billy mais sursaute quand même, vieux réflexe quand il y a de l'or sur la table. Il ramasse à la hâte ses pépites, les fourre dans sa veste, hé ho, monsieur Mark ?, entasse le reste dans le plancher, tape du pied sur la latte parce qu'il l'a toujours fait, du temps où elle rentrait en force, regarde et ne voit que ça désormais, tire la chaise dessus, un peu mieux pourtant, monsieur Mark ?, ouvre la porte, un coup d'œil à Napa, elle n'a pas bougé, trois pas vers la barrière en bois que le jeune homme ne dépasse pas et :

- Qu'est-ce qu'il y a Billy, ça va ? crachote-t-il dans des saccades de vapeur.

- Bien m'sieur, merci. Vous avez vu m'sieur, les gars s'en vont à Bozeman, paraît qu'ils vont poser trois kilomètres par jour jusqu'à Chicago. Moi si je pouvais…

Les bras posés sur la barrière, Mark écoute le petit chanter ces fameux espoirs. Emmitouflé sous sa casquette de velours, les mains dans les poches de son pantalon rentré dans ses bottes, il trace des cercles du pied sur le sol givré, ça doit être un sacré truc ça hein m'sieur Mark, une aventure quoi, pivote, se dandine, mais bon je suis pas assez grand, regarde ses chaussures, gratte le sol, enfin voilà m'sieur Mark, j'étais venu vous dire ça parce qu'il y aura plus grand monde au village et…

- Comment va ta mère ?

- Elle tousse tout le temps, répond Billy après un silence. La nuit c'est pire encore, y a le docteur au village mais il repart dans deux jours je crois, c'est pour ça m'sieur Mark, je suis venu voir si vous avez pas du travail pour demain.

- Sois là au lever du jour, on part au bois pour la journée.

Le gamin saute de joie, ouah merci m'sieur, lève enfin la tête avec des yeux et un sourire grands ouverts, je serai là, lever du jour, promis et vous allez voir j'aurai pas mal aux jambes comme la dernière fois, renfonce sa casquette tandis que Mark fouille sa veste, vous serez pas déçu m'sieur, s'enfuit déjà à grandes enjambées vers le bourg mais est coupé dans son élan, Billy !, l'arrête Mark, quoi m'sieur ?, viens voir ici, tout de suite m'sieur, revient avec appréhension, tiens prend ça, il obéit et ouvre la main, scrute la pépite avec le visage du chasseur de trésor qui a trouvé et n'a plus les mots.

- C'est ta paie, en avance, reprend Mark. Donne ça à ta mère et va chercher le docteur, il devrait y avoir assez pour lui et le remède, mais fais que ce soit ta mère qui le paie, il croira que tu l'as volé sinon. Et si jamais il essaie de te refiler une de ses fioles de charlatan, tu viens me trouver, d'accord ?

Frénétique, il acquiesce, redit merci, merci encore m'sieur, se retourne à l'entrée du village, crie un énième à demain, manque de percuter un cheval en reprenant sa course. Mark perçoit le hé, attention où tu vas gamin du cavalier, ouais pardon m'sieur, puis Billy détale devant le saloon et bifurque au fond de la rue, manque de perdre sa casquette dans le virage et disparait. Mark reste un instant à observer le bourg se vider, les silhouettes se changer en ombres, les ombres être avalées par la nuit. Le vent est tombé, le froid de plus belle, il pique le visage comme une armée de minuscules gouttelettes glacées, il faut rentrer, dernière chance pour Napa, ne veut pas, il attrape sa couverture pendue à la porte et lui pose dessus, pas qu'elle craigne le froid, ces chiens-là s'enterrent dans la neige pour dormir, souffrent bien plus en été, mais voilà, il n'a plus que ça, une cabane en bois, un bout de forêt et Napa, alors il protège Napa, gratte sa tête une dernière fois et referme la porte.

Les aboiements le tirent d'un sommeil qui ne l'a pas vraiment attrapé, la chienne crie à tue-tête et il sait qu'il y a quelque chose, jette sa couverture de laine et se redresse aussitôt, d'habitude elle gratte si elle veut rentrer, gratte fort mais ne gémit jamais, il enfile ses bottes sans les nouer, alors quoi, un loup ? Il y a bien des années que personne n'en a aperçu dans la plaine, il se lève, elle n'arrête pas, décroche sa veste, oui ma belle, calme-toi, j'arrive, pas le temps pour le bonnet, c'est bon c'est bon, deux derniers boutons, pousse la poignée, hé !, l'aperçoit au milieu de la cour, sauter jusqu'à la barrière, s'époumoner, revenir, Napa viens là ma belle ! Il attrape son collier, calme, la tient, calme-toi, s'accroupit, qu'est-ce qu'il...

La chose blanche continue de descendre au loin, Mark se fige, une trainée qui s'épaissit à mesure qu'elle approche des montagnes, presque doucement, pas comme les autres fois, beaucoup plus gros. Sa main posée sur Napa a stoppé sa caresse, ça file encore, pas orange ni jaune, pas juste filant et s'éclipsant, bon sang, la chienne grogne, il ne l'entend pas, ne l'entend plus malgré le silence oppressant, ça tombe toujours, éclaire le contour de la montagne, les arêtes enneigées scintillent les unes après les autres, si loin pourtant si claires dans ce flash immaculé, toujours plus blanc, plus lumineux. Ca s'éclipse une fraction de seconde derrière un sommet, réapparait le temps d'un souffle, trace encore et enfin s'éteint. Mark murmure un chut à Napa, autant pour la rassurer que lui-même et perçoit le son sur l'horizon. Un grognement sourd, allongé et étouffé par la distance, comme quand ils avaient fait sauter les entrées de la mine pour que personne ne continue à l'exploiter, puis plus rien. Vraiment plus rien. Mark reste accroupi, fixe droit devant le noir il y a un instant encore tout illuminé, ne distingue même plus les montagnes, sait qu'elles sont là, les a vues, juste maintenant, mais rien, la nuit a ravalé ce drôle de truc qui a osé la défier. Lentement il se relève, allez viens là, tire Napa vers la maison, c'est fini, tourne la tête une fois, au cas où, tu vas dormir dedans ma belle, pousse la chienne dans l'ouverture de la porte, se retourne, a peur pour la première fois de l'obscurité, celle qui l'entoure partout ici, celle qui reflue sous ses pieds, grimpe sur ses cuisses, ses reins, ses épaules, s'infiltre et chuchote dans son esprit qu'il s'est passé...

Il claque la porte comme pour se réveiller, remet du bois sur le feu pour s'occuper, tourne autour de la table, plusieurs fois, avant de remarquer ses affaires qu'il n'a pas rangées. D'un geste sec il tire la chaise, s'assoit, prend sa plume, serre ses doigts dessus et trempe dans l'encrier, serre encore mais le verre tinte au moment d'égoutter, il tremble, se force à respirer et reprend, les lettres fébriles, là où il s'est arrêté.

... qui tournent en rond depuis des générations. Ils repartent et il s'est passé quelque chose cette nuit...

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