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Sur la terrasse de leur petite maison en banlieue d’Oklahoma City, le ciel n’est pas celui de la ferme, un peu plus net que depuis le balcon de leur ancien appartement en ville, mais c'est pas ça, Mia l'a dit à Alex déjà, il n'entend pas, ne comprend pas, demande ce qu'il y a. Il y a ça, là, la rangée réverbères pour commencer, leur lumière, regarde, même les platanes n'aiment pas ça, les feuilles tombent, sont pâles, fatiguées d'être éclairées et eux, ils ont besoin d'éclairer leur porche toute la nuit, comptent faire quoi, peut-être... lueur de phares en plein visage, le virage, deux cent mètres plus loin, elle baisse les bras, se résigne, voilà, ça aussi, voilà ce qu'il y a. Il dit qu'il est désolé, elle souffle et ne veut pas s'énerver, n'est pas énervée, pas sur lui en tout cas, juste triste, fatiguée aussi, de voir années après années les nuits s'allumer.

- Excuse-moi, c'est pas contre toi.

C'est rien, il la serre, tête sur sa poitrine, lui rappelle qu'elle n'a que quelques semaines à tenir, qu'ils déménagent bientôt pour la Floride, pour se rapprocher du Kennedy Space Center, elle murmure je sais, deux fois, prend sur elle et respire son tee-shirt, ferme les yeux pour qu'il fasse nuit sur ce moment puis sent qu'il se dégage, le regarde, il a l'air pressé, lui demande ce qu'il y a, un truc du boulot à regarder, ok, il s'en va, elle lève la tête, n'empêche que c'est pas ça. Elle manque de le rappeler, là tout de suite, car il y a les satellites, beaucoup plus qu’avant, ils rayent la voie lactée et jouent à qui arrivera le premier avec les avions, maudite piste, pile dans l'axe, elle jette ses concurrents sous les encouragements du faisceau stroboscopique de L’Eagle, la boite de nuit, vendredi samedi et dimanche soir compris, milliers de watts sous forme de néons, un drôle de phare, drôle d'endroit où on garde la musique enfermée, elle ne comprend pas. La musique c'est fait pour s'envoler, monter dans l'air et tourner, tellement tourner dans le ciel de cette boule ronde que parfois, quand elle retient sa respiration et écoute, Mia croit entendre toutes les notes de toutes les chansons du monde. Pour ça il faut qu'il fasse nuit, vraiment nuit, parce que les sons changent aussi, ils prennent un écho infime, joli, le vent par exemple n'est pas le même la nuit, on le sent plus profond dans les feuilles quand il imite la pluie, on le sent, plus libre de faire du bruit. Ce soir elle n'entendra pas grand-chose, moteurs, klaxons, basses étouffées et voix lointaines, ne verra pas grand chose non plus pourtant comme tous les soirs elle est là, sur ce transat en plastique vert fourni avec la maison, un siège qui colle, est brûlant ou gelé, un qu'on ne peut plus l'allonger parce que les crans sont limés, mais pour l'instant il n'y a que ça alors elle est là, pour avoir un ciel de fond, comme certains laissent leur télé allumée toute la journée, une présence à laquelle on ne fait plus attention, rassurante comme un cocon. Nouvelle salve de phares, ça file dans son dos, mais rebondit sur la baie vitrée, l'éblouit, elle ferme les yeux trop tard et chuchote un je vous en prie dans son esprit, il faut éteindre tout ça, cesser d'embêter la nuit parce qu'elle est belle la nuit, belle comme le jour quand elle se maquille, belle sans soleil et encore plus belle quand elle met les hommes en veille, en tout cas Mia la trouve belle, ça l'aide à penser. Elle inspire car elle sait qu'il en faudrait des nuits, des millions, pour penser tout ce qu'elle a à penser.

Comme par exemple ce qui la pousse à continuer, ce qui pousse le monde à marcher, cette force, si c’en est une, qui a donné le départ a dû bien rigoler, sait depuis le début qu’il n’y a pas d’arrivée, pourtant tout le monde court, toujours plus vite, sans réaliser qu'aller plus vite sur une planète c'est revenir plus tôt au point de départ. Toujours plus loin alors ? Non plus, il y a toujours un toujours plus loin, enfin il y a toujours eu, un toujours plus loin, aujourd'hui un peu moins, aujourd'hui on sait, les continents, les planètes, les systèmes solaires et les galaxies. On connait l'infini. Mais avant, avant ça devait être... on découvrait, des montagnes, des plaines et là-bas, un lac, un désert, avance encore, ça n’en finit pas il doit forcément y avoir une limite, peut-être pas, un autre monde par ici, des forêts des vallées et l'horizon qui ne veut pas se faire toucher. Toute une époque, une que Mia aurait aimé, donner son nom à un volcan, trouver des océans et y naviguer, naviguer comme avant, partir sans savoir où, connaître la vraie peur de se perdre, aujourd'hui se perdre est impossible, le mot ne devrait plus exister, on ne l'emploie qu'à la légère, le falsifie, s'égarer ou s'éloigner, à la limite, mais pas se perdre, plus personne ne se perd, à l'extérieur. Oui avoir peur des courants des tempêtes et des légendes de marins, peur des nuages qui capturent les étoiles, peur de voir s'effacer les Pléiades sur l'horizon de l'aube, de ne plus les retrouver au même endroit après une nouvelle journée, peur de... dans le Minnesota elle a essayé, l'été dernier, est partie de Three River Falls avec pour mission de rallier le lac supérieur, ne roulait que la nuit, s'arrêtait en bord de route pour calculer sa direction, sans compas ni sextant, juste un crayon et un cahier, des tangentes, angles d'arcs et méridiennes tracés à la lueur de la lune, au milieu des forêts de conifères sur le capot du GMC. Elle n'y est pas arrivée, a dû, malgré les deux bidons sanglés à l'arrière, à un moment trouver une station, un village, voir des panneaux sans le faire exprès. Tricher. Perdre la peur qui fait avancer sans s'arrêter. Elle s'est quand même assise sur la berge du lac, un peu frustrée et se demandant s'il ne restait vraiment plus que le ciel à explorer, espérant qu'on n'y mette jamais des panneaux, qu'on puisse un jour, encore s'y perdre.

Elle réalise qu'Alex n'est pas revenu, devine l'heure avec Mars au zénith, d'habitude il revient avant d'aller se coucher, juste cinq minutes, elle ne l'a pas engueulé pourtant, si? non? elle sait plus, mais elle aime bien qu'il soit là, en silence, aime moins quand il chuchote son je t'aime en partant, parce que pourquoi chuchoter déjà, un je t'aime dit plus bas est-il plus grand qu'un qu'on crie ? et il n'y a qu'eux dans le jardin et rien à cacher alors ça l'énerve, comme dans une salle d'attente chez le médecin, là sur les sièges d'en face, ceux qui chuchotent alors qu'on entend parfaitement, ils croient peut-être qu'on comprend moins bien à voix basse, mais c'est surtout le je t'aime qu'elle n'aime pas, qu'elle ne saisit pas. Elle aime jeter des cailloux dans un rivière, pourrait le faire pendant des heures, juste parce que, parce que c'est bien, être assise, regarder l'eau qui passe, viser pas grand-chose, lancer, choisir un autre pas grand-chose et recommencer. Elle aime éplucher une pomme, partir du haut et tourner lentement, se concentrer sur le couteau, la peau, ne pas casser le ruban qui descend et quand il y arrive, la pomme est meilleure, n'a pas le même goût elle en est sûre. Elle aime qu'une coccinelle lui parcoure la main, manger des frites avec du fromage, l'odeur de l'essence au loin et une fois, taper dans un ballon juste comme ça, tourner son oreiller pour avoir du froid… pourquoi il n'est pas là ?

Elle se lève, fend la terrasse de trois enjambées, pousse la baie vitrée et le voit sur le canapé, son ordinateur sur les genoux, son menton serré entre deux doigts, elle connait cet air-là, un truc qui lui résiste, ce n’est pas souvent, elle se souvient de son truc du boulot à regarder, pas à cette heure quand même, ou c'est autre chose, un tuto du Rubiks Cube, possible, à chaque fois il a cette tête-là quand il tente de le finir. Mia se faufile à côté, jette un œil sur l'écran, pour le boulot, demande si ça va, récolte un grognement qui ne répond pas, se penche, lit, se penche un peu plus, sur son épaule.

- C'est Mickaël, tu sais il était dans ma promo en deuxième année, se sent-il obligé d'expliquer.

Elle acquiesce, se souvient, se rappelle de tout le monde.

- Il travaille sur le programme DSCOVR, le satellite météo de la NASA et m'a envoyé ça.

- Et c'est ?

- Depuis le lancement du satellite, ils ont toujours eu une interférence radio avec leur antenne de transmission. Un micro signal, d'une durée à peine quelques millisecondes regarde, mais c'est la périodicité qui est étrange, il apparaît pendant quatre heures, disparaît pendant deux jours, quatre heures, deux jours, tu vois là, et avec la même régularité depuis huit ans, depuis qu'il a été mis en service.

Le doigt sur l'écran, il fait défiler les chiffres, là, quatre heures, balaie son l'index de lignes en lignes, tac tac, ici, du onze au, voilà, deux jours, page suivante, même constat, Mia pense qu'il doit se faire mal à triturer son menton comme ça, voudrait l'aider, mais ce n’est pas son domaine, encore pareil ici il souffle, c'est dingue ce truc ça ne bouge pas d'un poil, enfin elle a des notions, des bonnes même, ça reste sa spécialité à lui, son truc et, un composant ? elle ose à voix basse, un transistor ou processeur d'un instrument de mesure qui possède ce cycle, il y a quoi dans ce satellite ? un ou deux spectromètres, radiomètre, des analyseurs d'ions, un capteur magnétique, la batterie qui produit un champ résiduel ?

- Oui, mais non, il m’a copié tous les paramètres des équipements embarqués, rien ne colle et les fréquences sont bien plus basses.

- Il est en L1, non ?

Alex opine, change de page, fait défiler de nouvelle flopées de relevés, mais Mia s’est redressée, le fixe de côté, attend que son cerveau fasse une pause pour avoir son attention. Les points de Lagrange l’ont toujours fascinée, cet endroit où des forces colossales se neutralisent, comme une oasis au milieu du désert spatial, une étape pour le voyageur des étoiles, casque à oxygène et caravane cosmique remplie de matériaux fantastiques, ici du diamant liquide en provenance direct de Jupiter, regardez ces fioles comme elles brillent, là des sacs de poussière d’olivine, garantie origine ceinture d’astéroïdes, très pratique pour vos…

- Il y a SOHO et ACE en L1, murmure-t-elle avant de partir trop loin.

- Oui.

- C’est peut-être eux qui émettent.

Il marmonne que non, il y a pensé, pas les même bandes, alors Mia continue, suggère de se renseigner sur ces deux derniers, savoir s’ils captent aussi le phénomène, elle peut demander de son côté, s’il veut, il veut bien, mais va appeler Mickaël quand même, maintenant ? non, pas maintenant, demain, puis il replonge sur son écran, c’est quand même bizarre, et un quasar lointain ? un magnétar ? propose Mia, non, non, on devrait le détecter aussi sur Terre vu la force du signal, j’ai fouillé dans toute ma banque de sursauts connus, il n’existe rien d’approchant, je comprends pas, comme s’il y avait un autre truc à cet endroit, un gros truc qui émet, un satellite militaire s’éclaire Mia, elle n’a pas tort il le sait, et s'il s'agit de ça alors impossible d’obtenir des informations, ni sur l’engin, son lancement ou à qui il appartient, encore moins sur sa position précise.

- Ça le perturbe ?

- Quoi ?

- DSCOVR, ça engendre des parasitages sur ses équipements ?

- Non, c’est juste, là. Et ça devrait pas.

Elle veut dire qu’il n’y a rien d’alarmant alors, que ça peut attendre et qu’elle a envie de se coucher, a sommeil pour une fois, ça n'arrive pas souvent. La plupart du temps elle tourne et retourne, s'égare, dans la couette et dans sa tête, puis finit par descendre et allumer la télé, pour avoir un bruit de fond, la ramener. Elle voudrait rester avec lui, mais elle le connait trop bien quand il est comme ça, il va s'entêter jusqu’au milieu de la nuit à cogiter, attraper des feuilles et un stylo dans le tiroir de la table basse, tout calculer par lui-même, au cas où les ordinateurs se trompent, ils ne se trompent pas, il le sait, pourtant ne peut s’empêcher, suffit d’une fois et s'il croit que les ordinateurs peuvent faire des erreurs, Mia aura beau proposer... Elle ne l’entendra pas monter, ni se glisser sous les draps tout habillé, il continuera, les bras croisés, à réfléchir jusqu’au matin et tombera quand ses pensées n’auront plus la force de penser. Ca durera deux, peut-être trois jours, jusqu'à ce qu'il trouve, pas une réponse, dans son monde il n'en existe presque pas, au moins une théorie, un faisceau d'indices qui l'apaisera et l'empêchera de se cogner sur les meubles. Les paupières lourdes et vaincues par la lueur de l'ordinateur, Mia pose un main sur sa cuisse, dit qu'elle va se coucher, il articule un ok, tourne à peine la tête pour l'embrasser, du bout des lèvres. Elle n'aime pas quand il chuchote son je t'aime. Elle n'aime pas quand elle ne l'a pas.

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