Centre National d'Etudes Spatiales

Toulouse, France.

- Ce qu’il faut bien comprendre, malgré la taille relative de ces débris, c’est la vitesse à laquelle ils sont lancés. A peu près 30000 km/h, on a donc une telle énergie cinétique qu’un fragment d’un ou deux millimètres peut, à lui seul, détruire un satellite. Des morceaux de cette taille, il en existe plus d’une centaine de millions, quant à ceux que l’on surveille ici, qui mesurent plus de dix centimètres, ils sont environ trente-quatre mille. L’intégralité de ces débris équivaut à huit mille tonnes, pourtant huit mille tonnes dans l’immensité de l’espace orbital, c’est relativement peu, on a des bouts qui se baladent un peu partout, oui, mais la majorité reste du vide, il ne faut pas s’imaginer la chose comme une nuée de moustique un soir d’été et, et, et, ahh, je suis désolé, je…

- Continuez, ce n’est pas grave, on fera le tri au montage.

- D’accord. Heu, alors, malgré ça, on estime à 8% les chances qu’un satellite a de se faire heurter. Il y a encore dix ans, nous n’étions qu’à 5%. Malheureusement, je ne suis guère optimiste quant à l’inversion de cette tendance car même si nous parvenions à nettoyer entre guillemets l’espace au-dessus de nous, nous envoyons en orbite chaque année plus de satellites qu’il n’en retombe, naturellement ou de manière dirigée. Les solutions existent, ou ne vont pas tarder à exister, certaines agences spatiales développent des systèmes à base de filets, d’aimants géants pour capturer les plus gros débris ou les satellites en fin de vie et les ramener. On étudie aussi la déviation par laser, qui modifie, touche par touche, l’orbite d’un objet pour le pousser à entrer dans l’atmosphère et se consumer. Pourtant…

David s’arrête, pour combien de temps sont-ils là, déjà ? Trois jours ? Oui, trois jours avec leur barda au milieu de ses bureaux, les projecteurs, rouleaux de câbles, mallettes de matériel en tout genre qui trainent dans les couloirs. Désacraliser l’agence, voilà la cause de cette torture, les bons mots de la directrice, il faut désacraliser ce que l’on fait ici, c’est important pour les gens de comprendre, savoir, cela rend notre travail moins éloigné et nanani… C’est le CNES ici bon sang, pas les cuisines d’un restaurant de fruits de mer, s’ils veulent désacraliser ils ont qu’à aller à la cité de l’espace, acheter un ticket de groupe derrière les troisièmes B et profiter de la visite guidée ! Les yeux au plafond, le responsable du centre CAESAR raccroche le doigt en l’air du commis à côté de la caméra qui lui fait signe d’enchainer, oui, oui, ça va, deux secondes grogne-t-il sans un bruit, où il en était ? hmm mouais, c’est bon.

- Pourtant ce n’est pas pour demain.

Silence, petite prière pour qu’une âme charitable vienne le libérer, frappe à la porte avec n’importe quoi à faire, à voir, le sorte d’ici avant que son tact durement simulé ne s’effrite en, en un nuage de débris prêts à entrer en collision avec les trois pseudo-journalistes plantés face à lui. Il a chaud, soif, a l’impression que la couche de maquillage tartinée une heure plus tôt commence à couler sous l’effet du projecteur braqué sur lui et personne ne vient à la rescousse, bien sa veine, en temps normal toutes les deux minutes on vient lui casser les…

- Ce n’est pas pour demain ? ose le petit brun ébouriffé, comme pour le relancer. Vous pouvez développer, s’il vous plait ?

Ah tu veux que je développe ? Vraiment ? C’est pas pour demain parce que tout le monde s’en fout royalement, parce que ça rapporte bien plus d’apporter la 4G dans le trou du cul du monde pour que des débiles profonds puissent regarder des vidéos d’ados attardés qui se mettent de la mayonnaise dans le cul, parce que tant que la poubelle n’éclate pas et bien on bourre, on bourre, on tasse avec le pied et même quand elle s’éventre et se répand sur le sol, on est content car ça fait de la place, on peut en mettre encore, parce qu’on comprend que dalle à que dalle, parce que chaque génération est pire que la précédente, parce que même avec le nez dans la merde et les deux pieds dans le vide, on croit qu’une putain de mélasse divine va amortir la chute, parce qu’on des enfoirés de parasites, parce que même un vieux cafard galeux apporte davantage que nous à son écosystème, parce que…

- Parce que les facteurs sont multiples et complexes. Il y a d’abord le coût de telles opérations, un budget qui doit nécessairement être adjugé au niveau européen, voire mondial vue l’ampleur de la tâche. Ensuite, l’espace orbital est aujourd’hui, comment dire, dans une sorte de flou juridique et les actions qu’on y mène s’apparentent, dans un contexte géopolitique de plus en plus tendu, à des manœuvres militaires. Les traités qui régissent l’espace n’ont que très peu évolués depuis leur ratification dans les années soixante. A cette époque, les Etats-Unis et l’URSS arrivent à un compromis reposant sur l’exploitation et l’intervention uniquement étatiques. Plus tard, les opérateurs privés de satellites entrent dans la danse, mais sous la responsabilité des états. Aujourd’hui, le secteur privé a complètement rebattu les cartes, ses interactions avec les gouvernements, des gouvernements de plus en plus nombreux dans l’espace, deviennent si profondes et complexes qu’un nouvel accord global sur le droit spatial se solde toujours par un échec. Réglementer l’envoi, le nombre, la récupération ou la destruction devient de plus en plus compliqué tant chacun veut protéger, conserver ou accroitre ses intérêts. Depuis 1995, chaque satellite lancé doit être muni d’un dispositif de propulsion permettant sa rentrée dans l’atmosphère en fin de vie. A l’heure actuelle, uniquement 20% des engins en orbite respectent cette prérogative. En 2019 l’Inde a détruit un de ses satellites à l’aide d’un missile, créant plus de quatre cent nouveaux débris orbitaux et mettant à cran toutes les agences spatiales de la planète. Alors, oui, la France, les Etats-Unis ou la Chine peuvent récupérer un engin qui leur appartient, mais qu’en est-il de capturer, s’il menace certains autres appareils, un objet Russe, Japonais ou Brésilien ? Qui décide ? Quelles sont les limites à ne pas franchir, les lignes non tracées qui mettraient éventuellement en contrainte une ou plusieurs entités gouvernementales qui, rappelons-le, possèdent chacune leur grille lecture quant aux implications politiques, stratégiques et financières des opérations spatiales ?

Là, assez clair pour toi le chevelu ? Plutôt intérêt, de toute façon, maintenant pause, tonne le responsable son micro déjà décroché et passé sous le pull. Pause, comment, enfin, bredouille le journaleux, nous devions aborder le, on verra plus tard reçoit-il en réponse, j’ai du travail, désolé, et c’est encore moi qui décide ici bordel, ça il ne l’a pas dit, mais pas loin, heureusement que la porte s’est ouverte juste avant, David tu peux venir voir s’il te plait, mmhh, pouvait pas arriver un quart d’heure plus tôt lui, ouais j’arrive, emboite le pas, pas un regard pour la troupe d’interviewers du dimanche et disparait dans les couloirs.

Devant l’ordinateur central du contrôle, David aperçoit vite l’objet de l’attention sur le bord de la grille rouge de sa trajectoire orbitale, démarre sans quitter l’écran des yeux :

- Qui ?

- Météosat 9.

- Combien ?

- 0,13°, 88 kilomètres.

- Activité solaire de la dernière heure ?

- Vent à 372, densité 2.4, conditions normales en somme.

- Merci je sais ce que sont des conditions normales. Encore un putain de transistor qui surchauffe, voilà ce qui arrive quand une boite qui construit des satellites est rachetée, puis revendue, puis on change le projet, et tiens on va pas le construire là mais plutôt ici, ouais mais on a déjà commencé, pas grave, ah oui aussi on a changé de fournisseur pour telle et telle pièce… Putain ça m’énerve ça ! Bon, on ouvre une notice à Eutemsat, on prévient l’ESA et Thales, qu’ils fassent une correction de 0,06 et nous disent s’ils ont détecté une quelconque anomalie sur leur tas de ferraille. Ensuite comme d’habitude, on check et on se rendort.

- C’était…fantastique ! Enfin jusqu’au tas de ferraille, mais on coupera c’est pas grave, sinon !

Demi-tour, nez à nez avec le gratte papiers et son caméraman qui ont suivi depuis le début, bon sang qu’est-ce que vous foutez là, vous ? souffle David avec l’envie démoniaque de leur gueuler d’aller voir chez leurs mères s’il se passe pas quelque chose de mieux. La désacralisation, oui, il inspire, c’est ça, désacraliser, voilà, il s’excuse, du bout des lèvres, précise que ça n’a rien de fantastique, qu’il s’agit d’une demande de correction orbitale des plus classiques, environ une douzaine par mois, esquisse un sourire des plus faux, on contacte alors l’opérateur et le fabricant du satellite, on leur donne les consigne, on informe les agences spatiales de valeurs et mesures en attendant de recevoir les nouvelles données radar qui confirmeront la trajectoire modifiée, c’est une procédure vraiment standard, je vous assure.

Voix de miel, sourire incroyablement faux, des questions peut-être ?

Putain y a pas intérêt.