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- J’ai tout !
En tailleur sur son lit, sa guitare entre les jambes, Mia voit à peine Alex fuser dans le couloir, brandissant son tas de feuilles à la main comme la flamme olympique.
- Tout quoi ? crie-t-elle sans espoir d’une réponse.
Pourtant elle vient, de loin, avec la voix d’un spéléologue qui hurlerait depuis le fond d’une grotte. Tout ! Les historiques d’orientations, de trajectoires, toute la plateforme, les paramétrages d’origine de chez Boeing, Mia perçoit l’écho qui se rapproche, les fichiers de l’intégralité des mesures à distances, il est tout près, même les relevés SCAO tiens-toi bien, il passe la tête par la porte avec son ordi sous le bras, depuis 1978 !
Elle sourit, aime bien sa petite folie, dans les yeux, celle d'un enfant un matin de Noël qui descend les escaliers. Elle, elle ne l'a pas, ne l'a même pas perdue ni égarée dans ses années, juste, on ne lui a jamais donné.
- Il va te falloir un temps fou pour analyser tout ça.
Il répond qu'il a déjà commencé, au bureau cet après-midi, mis de côté tout ce qui sortait des marges d'erreurs, enfin un premier tri mais, il tapote le laptop et se tait, elle sait qu'il tient un truc et se retient de le lâcher, qu'il doit vérifier même si sa jambe droite qui trépigne le trahit. Il poursuit avec un bref, avec ça et les données des autres sondes, puis scrute le matelas jonché de papiers estampillés NASA, se souvient que le lancement est dans trois mois, loin et pas trop à la fois.
- Et toi, tu fais quoi ?
- Une pause, souffle Mia.
Le ok reste sur le palier tandis que lui est déjà parti, comme si la demi-seconde gagnée ferait la différence. Mia a envie de lui dire qu'il a le temps, que le jour se lèvera encore pendant des milliards d'années et se rappelle où elle en était. Le jour se lèvera encore pendant des milliards d'années, ça sonne pas mal, pourtant ça manque de quelque chose, elle attrape son stylo, écrit la phrase sur sa feuille, en-dessous du refrain, reprend sa guitare en main.
C'est parti de rien, ou plutôt de tout, toute la playlist, les favorites, les coups de cœur, les seconds choix, plus celles "au cas où", d'autres jamais entendues, encore des nouvelles peut-être qu'elle en avait ratées après tout. Elle a écouté le matin, le soir, avec l'orage, sans nuages, ici dans le garage, à Mill Creek devant les maïs, elle a écouté en se triturant les doigts devant des vieux décollages, avec le sourire en tournant sa cuillère de bois dans la sauce tomate mais non, aucune ne convenait, aucune ne semblait à la hauteur pour l'instant, là-haut. Alors elle s'est dit je vais me la faire ma chanson puisque c'est comme ça, a opté pour une base simple, "La mineur Fa Do", il faut que ça reste en tête, agréable, que ça tourne en douceur, c'est pourquoi elle choisit de gratter à peine les cordes, un shaker qui se distille en "tsss" dans sa tête. Elle imagine la grosse caisse sur les premiers temps, la claire sur les, non, pas de batterie en fait, juste comme ça.
Elle reprend, fin du refrain.
...une fois
Courir plus vite que les secondes.
Tu sais le soleil se lèvera encore dans des milliards d'années
Et toi tu te couches...
Bof. Lever, coucher, trop facile. Avec d'années, damnés ? Non c'est nul, elle raye tout, tourne la feuille, replace ses doigts et recommence, uniquement la mélodie, sans les paroles, avec un "na na na" suave et fragile. Sa voix est fragile, s'éraille, un tout petit peu, dans les aigus, comme si elle allait tousser ou pleurer, comme s'il fallait absolument la protéger, la serrer de dos au vent en lui chuchotant que va aller. Milliards d'années, na na na étoiles fanées, elle plisse les yeux, attend la mesure suivante, le soleil se lèvera encore dans des milliards d'années, d'ici là y'aura des bouquets d'étoiles qui auront fané, nouvelle boucle, une syllabe de trop elle finit après le temps, d'étoiles qu'auront fané, oui, et des jours...
La voix d'Alex au téléphone la stoppe sur un Fa à la limite de trébucher. Il me les faut tout de suite, tonne-t-il depuis le salon avant d'ajouter un s'il te plait suppliant. Mia sent que son excitation se mue en anxiété, comme si son étincelle avait pris dans les broussailles et que le vent s'était mis à souffler. Elle l'entend se lever, faire le tour de la table, s'arrêter, recommencer, se rasseoir ou plutôt se laisser tomber sur le canapé, marmonner des hmmm, des putains qui ponctuent le métronome désordonné des touches de clavier. Un piano, il pourrait y avoir un piano songe-t-elle soudain, juste trois notes pour imprimer un effet de, non, pas de piano, pas de batterie, à la limite une basse qui tomberait une note sur chaque temps, à la limite et encore. Stylo, feuille sur la guitare, des bouquets d'étoiles qu'auront fané, et des jours comme des gouttes de pluie impossible à compter, elle hoche la tête, c'est bien, jour ça renvoie au soleil qui se lève, pluie ça contraste, enfin, c'est bien ? Peut-être que c'est niais en fait, elle se creuse le front, n'aime pas les mots, jamais clair, toujours tournés dans des sens qui n'en ont pas vraiment, ou trop, ils sont, il sont des particules insaisissables, avec des spins par dizaines et une position incertaine, ils sont quantiques, dépendent de l'observateur, de celui qui les lit. Elle esquisse un sourire car elle aime bien sa définition, le perd aussitôt parce qu'elle n'arrivera pas à la mettre dans sa chanson.
Pas grave, elle va à la ligne, laisse le stylo appuyé, des jours comme des gouttes de pluie, ensuite, elle grimace, souffle, des jours comme des nuits, ça répète, bien que ça doit être une figure de style, possible, amène son stylo au coin de ses lèvres, se redresse, cherche le nom de cet effet mais ne trouve pas, répétition sûrement, des nuits des nuits, tapote le Bic sur son menton, des nuits de quoi, perd son regard par la fenêtre, des jours comme des nuits ou que des nuits du coup, fixe le seul arbre du jardin qui enjambe le muret du voisin, briques rouge, les mêmes qu'à Saint John, des nuits de cauchemars, de froid et de poings serrés, des nuits réveillées par le noir, elle baisse ses manches, croit frissonner, n'écrit plus, a posé son stylo.
Beaucoup trop de nuits là-bas, largement assez pour éteindre la plus tenace des lueurs. Deborah, les autres, les douches froides, les claques, à l'âme, au reste. Les briques de Saint-John, la ceinture de Pierce Morgan, les caves les greniers, l'odeur de Mike Trestham quand il l'étouffait, descendait son jean, les notes ténues repartent sans qu'elle réalise avoir repris la guitare, toutes ces heures qui auraient dû s'appeler des siècles, bouche fermée elle fredonne un mmhhh à peine audible, et Rose dans sa jupe, Dan, Beth, lui aussi, lui tellement, elle entrouvre les lèvres, et Tommy.
Je sais pas pourquoi
J'aime autant détester ce monde
J'aimerais pour une fois
Courir plus vite que les secondes
Plus de paroles, plus besoin, comme ça c'est bien, avec un ronronnement qui chaloupe sur la mesure suivante, le vent dans les branches de cet arbre, pas pourquoi, détester ce monde, oui juste ça, pour une fois, plus vite que les secondes, encore, elle ferme les yeux, tester ce monde, laisse sa tête suivre ce je ne sais quoi qui n'existe pas, que les secondes, puis sursaute aux trois coups sur la porte.
- Désolé, chuchote Alex comme s'il l'avait levé après neuf heures de sommeil. Tu pourrais venir voir s'il te plait, je voudrais ton avis sur, enfin sur un truc.
Elle acquiesce, avec le regard de quelqu'un qui se convainc de ne penser à rien, ailleurs, mais ailleurs quelque part, parce qu'on ne peut pas penser à rien, et si on s'en rend compte c'est qu'on pense déjà. Il dit merci et est déjà reparti, elle pose sa guitare derrière, sur les oreillers, rassemble les dossiers de l'agence entre ses jambes, tire la feuille blanche qui dépasse, relit les paroles, froisse entre ses doigts et jette la boule à côté de la table de nuit.
Dans le salon, elle s'assoit à côté d'Alex, son bourdonnement timide encore sur les lèvres. Il suit du doigt une colonne de chiffres sur l'écran, copie, colle sur un autre fichier, en reprend une ailleurs, une dernière et retire d'un coup ses doigts du pad comme s'il ne fallait plus rien toucher.
- Ici, la fréquence parasite sur DSCVR, SOHO, ACE et ISSE 3 depuis la mise en service des quatre jusqu'au mois dernier.
Mia s'approche, voit vite que les variations sont infimes, sur les centièmes, descend la mollette pour arriver jusqu'en 78 sur la colonne d'ISSE 3, remonte, ok.
- J'ignore si je vais pouvoir t'aider. C'est ton domaine ça, moi je...
- Arrête, je sais que tu sais.
Il a tourné la tête et elle l'a rarement vu comme ça, se tait parce qu'il faut écouter, l'écouter, alors elle appuie un clignement d'yeux, elle est là, promis. Deux touches simultanées, apparait un nouveau tableau superposé au précédent, là, il poursuit presque craintif, la même fréquence sur les trois premiers objets au cours du mois dernier. Elle pose ses coudes sur ses genoux, n'a pas le temps de demandé pour ISSE 3, il précise d'emblée qu'il n'a pas encore reçu les données, elle scrute, distingue en coin son pied s'agiter sur le tapis, les valeurs ne sont pas identiques, sais pas pourquoi, toutes dans le même ordre de grandeur, toutes différentes d'il y a mois, autant détester ce monde, elle repasse sur le premier tableau, épluche chaque sonde, revient sur le plus récent, juste pour une fois, Alex ne tient plus en place, frotte ses mains sur ses cuisses, switch de tableau, encore, courir plus vite que les secondes, elle arrête, se redresse et c'est le signal qu'il attendait, un sprinter dans les blocks.
- Alors ?
- La fréquence perd en intensité, en effet. Il faudrait regarder les calibrages, les circuits s'oxydent et le signal s'altère, ou des comètes peut-être, un corps interstellaire non répertorié, on en découvre tous les deux mois et on n’arrive pas à les expliquer au départ, c'est pareil, il faut pas te rendre malade ou imaginer des...
- Arrête ! S'il te plait. Dis-moi ce que tu crois, toi, sachant que j'ai épluché tout ce que je connaissais, croisé et recroisé, bon sang j'ai quatre objets qui détectent la même chose jusqu'au mois dernier et d'un coup tous se seraient mis à défaillir, le même jour ?
Il pointe du doigt le changement brusque de chiffres, elle l'a vu, mais regarde encore, se laisse tomber sur le dossier, inspire et jette un coup de menton vers l'écran.
- Avec ça, je pencherais...
- Y a pas que ça, tranche-t-il.
- Je sais, je sais bien Alex, calme-toi. Oui, je serais tentée de croire qu'il y a un autre objet en L1 et que depuis le mois dernier, il s'éloigne, a quitté son orbite angulaire et...
Il répète "qu'il s'éloigne" et d'un geste de souris fait apparaitre des photos satellites prises au-dessus du Pacifique, huit clichés divisés en deux groupes de quatre. Météosat 9, clame-t-il comme devant les étudiants de son amphi, l'un des équipements à l'orbite la plus importante, à gauche hier, à droite ce matin, il attend qu'elle regarde de plus près, il ne faut pas longtemps pour repérer l'infime trait flou qui strie les photos de droite, comme une poussière sur la lentille, ou, Mia n'a pas le temps de réfléchir davantage, il reprend, une interférence selon le centre spatial européen, apparue hier et jamais détectée auparavant donc...
Mia aperçoit sa guitare sur le lit dans l'ouverture de la porte, n'a pas besoin d'amorcer.
- Qui s'éloigne, ou qui s'approche.
Détester ce monde.
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