12

9 minutes de lecture

Vingt-trois. Le tour du monde en 80 minutes, ou quasiment. Déjà vingt-trois fois, ça ferait presque de Mia une grande voyageuse, c’est pas rien quand même vingt-trois, pour une fille qui en bas n’a traversé qu'une poignée d'Etats. Elle les liste du bout des lèvres, se demande si voyager implique s’en aller, grimper dans quelque chose, prendre un billet et parcourir des kilomètres à pied ou si rêver, un peu, même sans dormir, ça compte pour s’échapper. Ca doit compter, oui, après tout les gens sont les mêmes où qu'on aille, ils saignent en rouge et pleurent de l’eau salée, seuls les paysages changent, l’inclinaison de la Lune et les constellations, le sens du tourbillon dans le siphon, enfin il parait, sinon les ailleurs sont partout, il suffit de montrer du doigt, dire là-bas. Chez elle c'est ailleurs aussi, pour quelqu'un d'un peu plus loin, il aurait pu trouver mieux c'est vrai, mais est pas si mal tombé, s’il aime l’odeur de la route mouillée, du maïs coupé et du sucre chauffé dans ces fêtes foraines aux manèges rouillés.

La Terre passe, encore sous son doigt collé au hublot, Atlantique Norvège Russie et c’est déjà fini, elle reviendra dans deux minutes, à peine plus bas, une révolution de plus pour la planète et pour le monde, une énième fois à tourner en rond, à se poser des questions, les oublier, faire pousser des civilisations, les voir faner et recommencer. Le monde n'est-il bon qu'à ça, cultiver une poignée de nations et d'illusions dans ce petit flacon ? Probablement, il parait que rien ne se crée et le monde est toujours le même depuis des milliards d'années, hydrogène-oxygène, soupçon de carbone et silicium, pointe de fer et d’azote, voilà, pareil partout, au creux de la main comme à l’autre bout, le monde des hommes c’est le ciel des oiseaux, un peu plus froid par endroits, un peu de vent qui l’agite ici et là, d’autres nuages et davantage de gris parfois mais.

Vingt-quatre. Elle le sait parce que Giggs entre dans le module, prend son tour de repos après la surveillance et les corrections de trajectoire. Elle le sait aussi grâce à son tic-tac, comme elle l’appelle, pas très original seulement elle n’a rien trouvé d’autre. Depuis toujours elle l’a, quelque part dans sa tête, aimerait parfois savoir où, trouver le recoin où se tapit ce truc qui lui donne l’heure, le temps écoulé, n’importe quelle mesure de durée désirée. Sans compter elle sait que trente-sept-heures et douze, treize maintenant, minutes se sont écoulées depuis le décollage. Les secondes, elle a réussi à presque les oublier avec l’âge, du moins ne pas y penser, les laisser en arrière fond, mais le tic-tac qui ne fait pas tic-tac au final, et heureusement, ne la lâche jamais, lui jette contre sa volonté des chiffres auxquels elle ne songe même pas, pratique parfois, pesant souvent, l’enveloppant dans cette étouffante sensation, prisonnière de ce métronome, de chacune de ses mesures, obligée de regarder chaque grain de temps s’écouler dans ce grand sablier qu’on ne retourne jamais. Elle aimerait s'allonger, juste une sieste sans connaitre l’heure exacte à son réveil, écouter des musiques pendant des heures sans savoir que ça fait des heures, marcher dans la forêt sans se dire qu’il faut rentrer, que le soleil va se coucher dans précisément…, enfin ça elle a essayé, juste pour le défi, un genre de ouais ben tant pis, une très mauvaise nuit, une où elle a demandé, à personne en particulier, qu’on cesse de tuer son droit à l’ennui avec des moins le quart et des la demi.

Après, ah ça y est, Atlantique Royaume-Uni, Londres juste ici, Danemark Estonie, après elle est rassurée, sur le tic-tac, rassurée non, disons que ça lui fait un petit effet qu’il soit toujours là, un peu comme une tache de naissance qu'elle n'aimerait pas et qui pourtant lui appartient. Elle a souvent pensé à ce moment, pas juste celui de flotter dans l’espace, celui où le tic-tac flotterait dans l’espace. Parfois elle a cru a une belle intuition, un murmure de l'univers chuchoté à son oreille, mais l'univers n'a pas vraiment le temps pour ça, n'a pas vraiment de temps tout court alors souvent elle s’est persuadée que la Terre lui dessinait des repères, le cycle jour/nuit, la luminosité, position du soleil, un timing inconscient couplé à une somme d’informations de son environnement, bref qu’il s’agissait juste d’une déduction, pas d’un don ou d’une quelconque… un don, elle sourit, mauvais nom, encore, plus personne ne donne rien aujourd’hui, la moindre particule se vend et s’achète, le moindre souffle de vent se spécule en tempête, même les étoiles seront bientôt jetées aux enchères, marché de galaxies et hypothèque sur l’univers, pas tout de suite mais ça arrivera, un tic-tac funeste que rien n’arrête, un don qu’il fallait reprendre à l’instant où…

- Ca va Mia ?

Elle veut pas savoir et dit oui, questionne Giggs sur l’orbite, pour enchainer, sans lui demander si lui ça va aussi, elle veut pas savoir non plus, parce que les gens mentent la plupart du temps, répondent oui alors qu’ils croulent sous les problèmes, puis non quand ils n’en ont aucun, drôle de code, encore neuf heures avant l’arrimage à la station précise Giggs, tu devrais dormir un peu Mia, elle devrait en effet, se tortiller et se glisser dans son sac de couchage accroché à la paroi, fermer les yeux comme si elle n’était pas dans un petit module qui ne s’était pas séparé d’une grosse fusée qui ne l’avait pas jetée dans l’espace à la vitesse la plus incroyable que les hommes ont voyagé. Elle dort chaque nuit de tous les jours depuis des années alors pour une fois elle peut bien s’en passer. Gibbs tombe, lui, ca y est, saucissonné comme un beignet sous vide à la sortie du supermarché, il ouvre la bouche et Mia espère qu’il ne bave pas dans son sommeil, pense à la bulle de salive qui flotterait entre eux deux puis lâche sa poignée et se laisse à peine soulever, se rattrape, recommence, songe à tout ce qui retient, partout, tout le temps. La gravité, la famille, un mari, des enfants, mille autres conventions sociales qui retiennent oui, séquestrent la liberté, ou du moins l’idée qu’on s’en fait, même les oiseaux n'y échappent pas, il faut se poser, manger, étonnant le mot liberté, pas de synonymes, c’est quand même bizarre pour une si grande idée, peut-être qu’on n’a rien inventé pour le copier parce qu’on s’est rendu compte que ça n’a jamais vraiment existé, on le laisse en mot, comme ça, liberté, voilà, si on demande on dira qu’on sait pas. Comme aimer. Mille manières de le faire, un tout petit mot, le même qu’on envoie en l’air pour la plus folle et magnifique des passions ou pour juste un bon dessert, un drôle de…

- Mia ?

Elle ouvre les yeux sur l’Afrique, a loupé quelques tours, s’est endormie, a rêvé, rêvé des mots et pas de son rêve de d’habitude, tourne la tête vers Giggs les yeux brillants, n’a jamais rêvé autre chose que son cauchemar, que ce poids, ce noir, alors c’est ça l’espace, elle veut pleurer, elle va pleurer, c’est ça l’espace, un endroit qui laisse les choses trop lourdes en bas, pas assez de force pour les emmener, ces trucs trop graves pour l’apesanteur, elle respire en saccade, fronce les sourcils, Mia ?, pose son doigt sur le hublot et touche le désert de Gobi, sanglote cette fois-ci, tremble et pleure enfin, ferme les yeux et voit la lagune, la plage, entend le vent qui lui souffle tout ce qu’elle n’a pas su dire, la lagune, les bancs de sable, le soleil, elle rigole dans un spasme, puis sanglote à nouveau, puis rigole plus fort, pleure encore, appuie sa paume sur le hublot comme une main sur la joue, pleure tout d’elle et de tout ce qu’elle doit pleurer, ses silences, ses peurs et ses je sais pas, Mia ça va ?

Elle relève la tête vers Giggs, sourit avec ce sourire d’elle enfant qu’elle a oublié.

- Oui, ça va.

- Sûre ?

- Oh oui, lache-t-elle en reniflant, sans essuyer ses joues qu’elle aime sentir mouillées.

- On va amorcer l’arrimage.

Un « hum » résonne à peine, elle a envie de crier non, pourquoi s’arrimer alors qu’on vient à peine de se détacher ? Pourquoi il faut s’accrocher, toujours, se retenir, allez venez on tombe, venez on… elle est déjà dans le module et verrouille son harnais pour la procédure, exécute chacune des tâches avec un timing et une minutie des plus appliqués, et la station arrive doucement, la tension grésille dans les haut-parleurs et dans les respirations, elle, elle ne sent rien, sait que ça va bien se passer, désormais tout va bien se passer.

Et tout se passe bien, le module s’accroche sans une secousse, à peine un tremblement, Capcom gratifie tout le monde depuis la Terre, Mia les aperçoit presque, levés derrière leurs écrans, se congratulant avec retenue tandis que le sas s’ouvre, sur les trois occupants de la station qui accueillent les nouveaux résidents à bras ouverts, les enlace un à un une fois le petit tunnel franchi, puis vient la photo de famille en apesanteur, trois devant, trois derrière au milieu des ordinateurs agrippés aux parois, des câbles aériens branchés ou débranchés, des scaphandres, tenues, filets… Mia reste derrière pendant la démonstration d’eau qui flotte pour les médias, puis les heures suivantes aussi, les années précédentes aussi, toujours derrière, pas au fond mais ce qu'il faut en retrait. Elle prend ses quartiers, allume son matériel, remplit les vérifications, essaie de joindre Alex sans succès puis va courir sur le tapis roulant, constate au retour qu’il a essayé de la joindre sans succès, alors retente, en vain, plusieurs fois, lui laisse un message timide, un truc qui dit qu’elle est bien arrivée, que le voyage s’est bien déroulé, un truc bateau comme s’il l’avait lâchée sur le quai d’une gare un de ces matins où le jour commence à se lever. Elle se couche, dort deux fois trois heures, debout emmitouflée, vissée de travers à la paroi comme un gecko sur le dos, elle dort sans fuir, sans se cacher une fois les yeux fermés de peur que ce mauvais rêve ne vienne la trouver et au réveil, elle a un message d'Alex, il demande qu'elle rappelle vite mais aujourd'hui c'est sa sortie, il faut se préparer, elle aimerait se faire belle, pour dire bonjour à l'espace en face à face, au lieu de ça elle enfile sa couche, enfin on dit vêtement d'absorption maximale, une lingerie pas terrible pour un premier rencard en tout cas a-t-elle envie de lancer, mais non, elle sourit pour elle, en secret, en retrait.

Et tout le reste se fait dans un ailleurs, comme si une autre Mia avait pris place en elle et qu'elle la regardait de là, juste à côté, sans un mot, sans contrôle, une Mia de secours impassible, un pilote automatique qui lui permet de se regarder se faire habiller, vérifier le joint d'étanchéité, tester le circuit de refroidissement, les points d'ancrages, observer Ryan, en face, subir le même protocole, points d'ancrage, puis le haut, les gants boudinés, le casque, on coche chaque élément sur la liste de plusieurs pages, examine chaque tuyau, chaque raccord et premier verrouillage, test de l'oxygène, mise en pression réduite, il faut attendre, attendre encore, respirer un long moment cet air qui purge l'organisme de son diazote, alors on vérifie les éclairages, on surveille les constantes, variations de températures, fixe les outils, débarrasse le module des autres combinaisons, décortique une fois, deux fois, trois fois toutes les étapes de l'opération, le trajet, les accroches, dévissage du panneau, une vis après l'autre, retrait de la lentille, mise en place de la nouvelle, essais et confirmations par le centre, revissage du panneau, retour au sas, encore une fois pour être sûrs, la pressurisation est bonne, les circuits fonctionnent, on annonce le décompte de la sortie, Mia, ou l'autre, entre avec Ryan dans le module, horloge digitale à vingt minutes, nouveaux tests, micros, écouteurs, fermeture de la porte, le temps passe, Mia voit l'horloge à cinq minutes cinquante, quarante-neuf, il est temps de reprendre sa place, pousse-toi elle dit à la seconde, merci pour tout mais là, elle cligne des yeux, tout revient, là c'est pour moi, souffle lourd dans le casque, elle bouge les doigts, les doigts de pied aussi, sangle Ryan, concentrée, vérifie, se fait sangler, toujours un truc qui retient, encore, vérifications croisées, on recommence, chacun son tour, chacun des câbles, recroise à nouveau, hochement de casque, tout est bon, on annonce l'ouverture de l'écoutille, horloge à dix-sept secondes, la paroi se dévérouille, lentement, trop lentement, elle ne distingue rien dehors, est ce que c'est dehors au fait ?, dehors c'est sur Terre et là comment on dit ?, dix secondes, on dit rien, on dit rien, elle respire fort, expire à peine, respire plus fort, cinq secondes, tic, dernier regard à personne, battements de coeur sourds, deux secondes, ils montent, résonnent dans la tête, les jambes, dans chaque veine et ses lèvres s'ouvrent à peine.

Tac.

Annotations

Vous aimez lire .... ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0