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Autour de la table jetée devant les bancs de l’Eglise, il y a ceux qui ont vu et crient, ceux qui n’ont rien vu mais crient quand même, ceux qui n’ont rien vu mais disent qu’ils ont vu et ces derniers crient plus forts, pour couvrir leur mensonge, tenir et rester dans la conversation. Mark attend que la tension retombe, au moins pour un instant, car il y a un moment pour prendre la parole, pour se faire écouter, ou du moins entendre, un premier pas. Ca se joue à rien, dans les inspirations, un silence d’une seconde, là, ça y est, sans relever la tête il murmure et si on allait jeter un oeil, même pas une question ni une affirmation, juste une phrase laissée sur la table, jetée au milieu, pour voir ce qu’ils en feront. Joseph, le patron de la petite scierie qui tente, tous les trois mois, de racheter à Mark sa parcelle de bois, souffle qu’il ne s’agit que d’un caillou après tout et qu’il a autre chose à faire, qu’une de ses machines est en panne et que la Pacific attend une cargaison de traverses. Il se répand, s'épand, sur des délais qu'il s'est lui-même fixé, sur une pression qu'il est seul à se mettre, fantasmant ainsi une importance non-négligeable au sein de la grande aventure du rail, comme si ses trois carrioles de planches permettraient de rallier Chicago à elles seules. Il ajoute que le froid ralentit sa scie, que la ferraille se rétracte et que les pignons forcent, mais personne n’entend, car personne n'écoute, un coin de table a repris la discussion bien avant, il a raison c’est qu’un caillou, au mieux, un joli trou et des mélèzes couchés à récupérer, les mélèzes c'est pas bon pour les traverses marmonne Joseph, ça flambe, pas assez dense, hé ma cousine en Arizona m’a parlé d’un truc comme ça là-bas coupe un autre, un cratère énorme, une heure à pied pour en faire le tour et profond, mon vieux profond à y entasser cinquante locomotives, facile, ouais je connais, mais c’est un volcan, moi j’y suis allé, c’est ça puis quoi encore, en Arizona, un bouseux comme toi, tu saurais même pas le pointer sur une carte, non je vous jure…

Mark, son menton serré entre deux doigts, devine les échos de leurs paroles rebondir sur les murs de la chapelle. Des discours de ces villages qu'on ne fait que traverser, du folklore des arrières-pays qui n'attise même plus la curiosité, perdent aussitôt l’intérêt qu’ils n’ont jamais eu puisque dès le départ on a décidé de ne pas se retourner. Des histoires crachées, jetées ou bégayées, criées, pleurées et répétées, des histoires de la terre des hommes qui craignent l'horizon, s'assurent et se rassurent de tourner en rond. Autour de la table, oublié l'évènement de la veille, remplacé par les plaines du sud, les déserts où pas un ici n’a posé le pied, les villes de l’ouest qu’ils ne connaissent qu'à travers des rumeurs rapiécées en histoires elles-mêmes tissées en légendes, tout ce qu’il leur fallait, des contes, des versets de contrées différentes sur lesquels jeter leurs croyances. Pas un seul ici n’irait sur la côte, à Chicago ou en Louisiane, même si on leur payait le billet, pas un, pourtant il leur fallait ça, comme une chanson dans la tête, un air qui occupe l’esprit et parfois, amène au moins un sourire sur ces vies convaincues qu’elles n'en ont pas vraiment. La litanie des rêves qu’on ne veut pas voir se réaliser se poursuit un long moment devant l’autel, jusqu’à la demande à peine articulée de Mark pour John, le maréchal-ferrant vautré à ses côtés, premier collaborant du temps de l’exploitation des mines, ayant rempli grassement ses fouilles et sa panse avec un contrat exclusif pour les chevaux de Perkins, il rétorque un pardon bien fort comme s’il n’avait rien compris, histoire d’avoir l’assemblée aux premières loges de sa réplique, car il a très bien compris.

- Que je te prête un cheval ? tonne-t-il le sourire aux lèvres. Et puis quoi encore ? Tu veux un cheval, tu paies le cheval.

Une réponse lâchée en crescendo rauque et ricaneur qui n’étonne même pas Mark, un pourri dans son genre, il en rigole encore, prêt à tomber à la renverse de sa chaise, se rattrape de justesse, hésite, constate que personne n’a vu la possible chute, repart de plus belle avec des il est fou lui, il a cru quoi tandis que Mark tente d’endiguer les railleries à coup de c’est bon, c’est bon j’ai compris qui ne marchent pas, normal, tous ici seraient bien en peine de rater une tournée de scotch payée par le gros lorsqu’il en a déjà trois ou quatre dans la sacoche.

- Personne ne veut venir ? crie alors Mark comme un défi perdu d’avance.

Venir où, chercher quoi, t’as pas vu les températures en ce moment, puis faut plus d’une journée de marche jusqu’aux montagnes, et encore, et dormir dehors, même avec un feu t’es pas sûr de passer la nuit, et prends un bon fusil aussi, si c’est pas les loups qui viennent te réveiller ce sera ces salopards d’Indiens, crois-moi que si ils t’attrapent dans leurs montagnes, tu sais même pas où il est tombé ce machin en plus, deux ou trois jours de marche si ça se trouve, sans moi mon gars, dans ces forêts, un coup à se perdre, à crever bouffé par un ours, moi tu m’oublies aussi, je pars pas là-bas, ouais as que ça à foutre mon vieux, désolé. Rob, lance Mark dans un dernier élan, ordonne une mission, deux ou trois hommes, c’est tout, on se rend là-bas et on revient, mais le shérif, enfin le gestionnaire de la ville, parce qu’Augusta est trop petite pour prétendre à un shérif, secoue la tête catégorique, pas fou, un contre dix, le camp est vite choisi, hors de question, la moitié des gars est partis pour le rail, inutile de se risquer dans les montagnes en cette saison, ils ont raison Mark, c’est trop dangereux, je suis désolé, surtout pour un vulgaire caillou.

- Et si c’était pas que ça justement !

- Arrête Mark !

L'écho tonitruant de Rob ricoche de paroi en paroi dans l'église, oblige tout le monde à se taire, ce qui n'est pas un mal, la plupart n'a finalement rien à dire depuis le début, puis le shérif laisse un silence, un court qui en dit long sur ce qui va suivre, un comme entre l'éclair et le tonnerre, où même la pluie semble ne plus faire de bruit de peur de ce qui arrive. Il prononce ses premières paroles presque désolé, arrête avec tes rêves de gloire Mark, puis monte, doucement, tu crois quoi, que ce truc est en argent, couvert de rubis, bon sang tu nous fatigues avec tes lubies bordel ! D'abord retourner dans les mines, il scande plus fort encore, c'est le shérif après tout, enfin presque et ici c'est l'Ouest, puis tes plans pour draguer la rivière, tes stations d'orpaillage, merde ! Et maintenant tu veux mettre la vie des gens en danger pour cette foutue soif !, point de non-retour, ça hurle, les laisser crever pour un caillou comme t'as laissé mourir ta femme à New-York pour une poignée de billets verts et…

- Espèce de salopard !

Le rugissement de Mark se termine alors qu'il bondit sur la table, se saisit, bras tendu, de la chemise du shérif, pourriture!, déjà rattrapé par les autres, tiré en arrière mais il s'agrippe à la chemise, arrête Mark !, tiré plus fort, par deux gars de plus, il entraîne Rob avec lui, accroche le gros qui cette fois tombe à la renverse, putain Mark lâche-le, quatre sur lui, la chemise se déchire, ça part en arrière, pas pour longtemps, nouveau saut déchaîné, viens là enfoiré !, marche sur la jambe du gros qui beugle comme un buffle touché dans la plaine, sur sa chaise le shérif parvient à reculer de trente centimètres, évite une droite de justesse, panique désormais, voit les hommes qui peinent à contenir le forcené, arrivent finalement à l’asseoir, épaules plaquées au dossier, grognements, spasmes rageurs, lâchez-moi !, souffles qui trahissent la fatigue, les poumons fragiles, lâchez-moi c’est bon, geste pour se défaire, ils hésitent à desserrer l’étreinte, mais il semble se calmer, c’est bon je vous dis, Rob recule encore, se lève, pour courir au cas où, on libère lentement Mark, les mains à peine décollées, prêts à sauter dessus au cas où. Ce dernier renfile son manteau à moitié tombé dans son dos, tout le monde attend, John se relève péniblement, ou du moins tente, accroché à sa chaise depuis le sol, la main de Mark glisse dans sa poche intérieure sous le tonnerre de cris pris au dépourvu, oh qu’est-ce que tu fais putain ?

Il sort sa bourse en tissu tandis que les doigts fébriles qui ont eu le réflexe s’écartent des crosses à la ceinture, fouille dedans et en sort trois pépites qu’il jette par terre vers le gros.

- Pour un de tes chevaux. Qu’il soit scellé dans une heure.

Les regards ahuris le suivent entre les deux rangées de bancs jusqu’à la sortie, Billy contourne le bénitier, accroupi, pour rester caché, a l’impression que son cœur résonne dans toute l’église et qu’il n’a pas respiré depuis au moins, au moins tout ça. Une fois les autres partis il attend encore un peu, essuie son front trempé d’un revers de manche pelucheux, jette un œil au bénitier et hésite à s’asperger, non, mauvaise idée, il trempe son doigt et marque la croix, pour s’excuser d’y avoir pensé, se faufile jusqu’à la double porte et s’éclipse à pas feutrés, la tête haute sur le perron pour montrer qu’il n’a rien à se reprocher. Le petit gars descend les trois marches concentré, ouais, rien à se reprocher, puis jaillit à toute allure une fois le coin de l'église passé, tient sa casquette prête à s'envoler et freine d'un coup à hauteur du shérif, regarde de l’autre côté, pas qu’il sache pas mentir mais ses yeux disent parfois l’inverse de ses mots, comme quand il a soutenu à sa mère qu’aujourd’hui il ne travaillait pas pour monsieur Mark, elle a vu, est resté muette et a souri. Shérif dépassé, tourne à droite et repart à fond, rattrape enfin monsieur Mark à la sortie de la ville, calque ses pas sur les siens, enfin essaie, presque deux pour un, lutte contre le silence et sa bouche qui veut parler, entend sa mère sa soeur et tout le monde, arrête de parler Billy, tais-toi une seconde bon sang, pas sa faute, le silence c'est comme le noir, il sait pas trop ce qu'il y a dedans alors faut pas le laisser s'installer, mais c'est dur, surtout qu'il sent le regard de monsieur Mark, juste-là, au-dessus, alors il se force à pas lever la tête, enfonce ses mains dans ses poches, joue des lèvres pour siffler, c'est pas parler ça, et se ravise, encore pas une bonne idée, en plus ça fait pas longtemps qu’il arrive à siffler, et là il a la bouche sèche, ça va pas marcher.

- T’as de la chance qu’ils t’aient pas vu.

Il répond pas, cherche bien mais ne trouve rien, comme avec sa mère ce matin, sauf que monsieur Mark est encore plus fort, a deviné avant même qu’il parle.

- Moi je l’ai vu hier soir ! Il fallait du bois pour la nuit et comme ma mère dormait, je suis sorti jusqu’au cabanon et là je l’ai vu oui ! C’était dingue hein monsieur Mark ? Ca a filé depuis là-bas et pffffouu jusque-là au moins.

Le bras tendu en direction des montagnes, puis à la fin je sais pas où c'est allé, il poursuit, parce que la porte du cabanon a claqué avec le vent, ça m'a fait peur, presse le pas pour rattraper les deux qu'il a perdu, et y a eu le bruit aussi, vous avez entendu monsieur Mark ?, enfin je crois que ça a fait du bruit, comme un fusil, au début je croyais que c’était un fusil, parce qu’il y a le vieux Phil des fois il tire la nuit, ma mère dit qu’il est fou, qu’il chasse des fantômes et voit ses démons, ou peut-être l'inverse je sais plus, oui c'est ça, qu'il voit des fantômes et chasse ses démons, moi je crois pas aux fantômes et les démons je connais pas, vous en connaissez monsieur Mark vous ?, ceux du vieux Phil vous les avez déjà vus ? enfin après le coup de fusil je suis rentré, c’est pas que j’ai peur hein monsieur Mark, il faisait pas trop nuit en plus mais fallait rentrer le bois, le feu était presque éteint et…

- Qu’est-ce que tu veux Billy ?

- Rien monsieur, juste savoir quand on part.

Personne ne part, lâche Mark sans cesser d’avancer, toi encore moins, ils ont raison, c’est bien trop dangereux, alors pourquoi vous achetez un cheval ?, moi je crois que vous voulez y aller, et vous avez dit si c'était pas ça, ça voulait dire quoi monsieur Mark ?, vous pensez à un truc rare, une énorme pépite ?, parce que mon oncle, celui de Sun River qu'a perdu son bras à la mine, il dit que ça existe de l'or de l'espace et que ça vaut encore plus que celui des mines, alors si on y va à deux on partage hein monsieur Mark ?, promis d'accord ? Obligé de sautiller pour tenir le rythme imposé, Billy, ses petites mains dans ses petites poches et la frange chassée par la bise glaciale, assène Mark comme pour l’épuiser, en plus si il vous arrive quelque chose faudra bien chercher de l’aide, moi je cours vite, je pourrais revenir au village en… en deux… ‘fin je pourrais revenir trop vite, et je connais les plantes dans les montagnes, ça c’est super pratique, c'est ma tante, la femme à mon oncle, qui m'a appris l'été dernier, par exemple si on se coupe on peut certaines feuilles et ça guérit, y a même des écorces et des racines qu’on peut manger, je connais tout ça monsieur Mark, faudrait que je me rappelle des noms mais je sais les reconnaitre et puis j’ai déjà tiré au fusil vous savez, pour les loups s'ils nous attaquent, même qu’une fois avec mon père, avant qu’il parte, j’ai touché la bouteille à l’autre bout du terrain et pas lui, vous voyez monsieur Mark, si je viens avec vous je…

- Tu ne vas nulle part Billy. Et ta mère, tu y as pensé ? Tu vas la laisser toute seule, malade ?

- Non monsieur, ma sœur est arrivée ce matin, avec son mari, je l’aime pas trop il croit que je suis un bébé, il me parle comme si je comprenais rien, mais ma mère dit que c’est un bon gars, un gars de la ville mais pas le pire, qu'il faut pas lui laisser une hâche entre les doigts mais qu'il est intelligent, et elle va mieux ma mère, elle tousse presque plus, elle a mangé ce matin, c’est le truc du docteur je pense, j'ai répété comme vous aviez dit en faisant les gros yeux, pas un truc de charlatan, ça a marché parce qu'il a remis sa petite bouteille dans sa valise et en a pris une autre, du coup ma mère elle a bu une fiole hier soir et une ce matin, je crois que c’est efficace, et vous voyez elle est pas toute seule, ma soeur je la connais quand elle débarque à chaque fois elle...

- C’est bien, pour ta mère, mais ça ne change rien, tu restes ici, ce n’est pas une expédition pour un gamin de ton âge.

Devant la clôture en bois pailletée par le gel, Billy s’arrête et fouille dans sa poche, Mark pousse le portillon, entre et fait face au petit au moment de le refermer, au petit et à la pépite brandie au creux de sa main, celle qui reste des deux après avoir régler les honoraires du docteur. Le petit esquisse un sourire espiègle, un comme quand il fait presque un cauchemar et demande à sa mère s’il peut dormir avec elle, puis fait sauter deux fois la pépite sur sa paume.

- Toute façon, vous m’avez déjà payé pour ce boulot.

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