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- Comment font les gouttes de pluie pour remonter dans le ciel.

Face à Rose, Mia, assise en tailleur au milieu de l'allée de graviers, murmure tu vas voir c'est de la magie, se saisit d'un galet, un gros, gris foncé et brûlant, enfin pas brûlant mais très chaud, presque autant que les barreaux du dortoir, ceux du côté de la cour, même la nuit Mia n'ose pas les attraper pour se rapprocher des étoiles, toute façon y a pas d'étoiles en ce moment, que des orages qu'elle peut regarder depuis son lit. Elle ne dort pas, à cause des autres filles qui ont peur, pas elle, les orages elle aime bien, ça vibre dans les jambes les bras et la poitrine quand ils grondent comme des pas contents, c'est marrant. Elle comprend pas qu'on soit effrayé par ça, elle, ce serait plutôt le vent, parce qu'on le voit pas, on sait pas quand il arrive, s'il est méchant, tout doux, puis il chuchote dans les couloirs, par les fenêtres, dès qu'une porte est ouverte, il chuchote comme un monstre caché, oui, lui, il fait peur. Pas l'orage. Alors, au milieu des craintes tremblées et étouffées sous les draps cramponnés, Mia, entre deux coups de tonnerre, leur dit que c'est le ciel qui tousse, un peu malade, puis quand ça tonne vraiment pas loin, c'est qu'il s'énerve, parce qu'il en a marre d'être malade, ben ouais c'est normal personne aime ça être malade, et s'il reste une poignée de sanglots récalcitrants, elle grimpe sur un lit comme une pirate à l'abordage et lance écoutez-les filles, on dit souvent que l'orphelinat c'est comme une prison non ? Et bien les orages ils détestent les prisons, ils sont libres et ils voyagent tout autour de la Terre, alors jamais ils oseront entrer ici, parce qu'ils ont trop peur de rester enfermés !

- De la vraie magie ?

Mia scrute son galet, pas celui-là finalement, trop noir, puis jette un œil au ciel sans que Rose ne s'en aperçoive, ouais, de la vraie magie, mais faut que je me concentre, ça marche pas à tous les coups, et surtout il me faut le bon caillou magique, pas lui, non plus, remue l'allée comme les boules d'une loterie, trop petit aussi, ahhh, voilà ! Gris, clair cette fois-ci, et bien chaud. Regarde bien, souffle-t-elle en se penchant en avant pour créer une alcôve propice au plus grand des secrets. Son verre d'eau attrapé à la volée dans pelouse, elle le penche délicatement au-dessus du galet, prête ? Rose acquiesce, concentrée comme jamais, n'ose pas cligner des yeux au cas où elle perdrait une seconde du spectacle, de la vraie magie, quand même. La grosse goutte tombe sur le caillou, le teinte et se répand en cercle tandis que Mia commence à bouger les doigts par-dessus en marmonnant sa formule, mais pas trop fort, la magie ici, les sœurs n'aiment pas ça, crieraient à la sorcellerie. Déjà plus claire en un instant, la tâche se dilue de seconde en seconde au soleil, rend sa couleur d'origine à la pierre et s'échappe comme si elle n'avait jamais été là. Bah alors ? C'est tout ? se déçoit Rose en relevant les yeux sur Mia qui, sourire aux lèvres, la fixe une seconde et lance fièrement : regarde au-dessus de ta tête.

Un seul nuage, tout petit, comme échappé par erreur du troupeau, diffus, perdu dans le ciel bleu qui fait mal aux yeux, juste à l'aplomb de Rose.

- Ouahhhh Mia ! Comment t'as fait ça ? s'extasie la fillette.

Bras croisés, mine pleine de mystères et menton levé, Mia réplique en battant des sourcils :

Magie !

- Et si on met plus d'eau, on peut fabriquer un orage peut-être, enfin, non, pas un orage, se ravise Rose à la pensée des dernières nuits.

- On peut ! confirme Mia, et même que si on fait pipi dehors, c'est carrément un ouragan qui va arriver.

Une seconde, et elles éclatent de rire, pleurent presque à force de s'entendre renchérir, non, pleurent vraiment maintenant et Mia se demande si c'est ça peut pleurer de rire, c'est bizarre quand même, on sait pas choisir, et est-ce que c'est les mêmes larmes ? Est-ce que l'un vient avant l'autre, oui, les pleurs du drame chevauchent ceux du rire, sûrement parce que ça fait moins mal, et ça cache un peu, les bleus, les rougeurs, les trois dernières semaines.

Elles se sont enfuies un jeudi, mais pas en grimpant dans l'arbre, non, par la grande porte, parce que la chapelle était en travaux, alors les ouvriers allaient et venaient, des brouettes de gravats, des sacs de ciment, des planches et des gros outils bizarres dont Mia et Rose ignoraient le nom. Ça n'arrêtait pas, et au début les sœurs se relayaient pour ouvrir et fermer, s’agaçaient à mesure que les coups résonnaient dans le hall, débarquaient en traînant des pieds, le visage renfrogné, leur trousseau de clés lourd comme une casserole qu’elles tripotaient comme un chapelet entre leurs mains. Alors elles en ont laissé une, de clé, au chef de chantier, lui répétant huit fois de faire attention, de verrouiller à chaque passage, il l'a fait, le premier jour, un peu moins le second et le troisième, après le petit-déjeuner, toujours ce pain dur et ce beurre au goût de vieux carton, Mia a pris la main de Rose, l'a tiré dans l'ouverture, n'a pas répondu aux questions affolées, a serré plus fort, juste jeté un viens! par-dessus-son épaule, s'est glissé le long du vieux camion qui sentait le gazole et la graisse, a passé le portail en pierre noircie et s'est retournée, a regardé le bâtiment, Rose, à nouveau le bâtiment et chuchoté le plus fort qu'elle pouvait :

- Cours !

Rose aurait suivi Mia au bout du monde, et le bout de la rue c'était déjà le bout de leur monde, alors elle a suivi, comme si elle avait un orage aux trousses, parce qu’il était loin là-bas, le bout, mais y avait le vent, celui qui fait du bien, dans les cheveux, pas celui de l’orage, et le bruit des sandales qui rebondissaient contre le mur à leur gauche, tap tap tap, plus de vent, sur le front, les joues, entre leurs doigts enlacées comme un bracelet qui ne rompra jamais, tap tap,tap, les souffles qui ne se cachent plus, l’ombre des platanes, puis le soleil, l’ombre, tap tap tap, souffle encore, soleil, Mia ! qu’est-ce que…, réfléchis pas, cours !, ombre, un oiseau, elles le rattrapent, soleil, il court avec elles, tap tap tap, Mia sent son bras se tendre, te retournes pas !, ombre, elles vont s’envoler, allez !, soleil, tap tap plus vite, plus lourd, il est là, juste devant, le bout du monde, ombre, une dernière fois, encore trois pas, elles bifurquent en catastrophe, s’arrêtent net, mains sur les genoux, se regardent mais n'arrivent pas à parler, Rose essaye, on…, expire, on…, ça marche pas, Mia pose un doigt sur sa bouche, faut pas faire de bruit, elle lève les yeux au ciel au cas où il existe et qu’il les observe, aille tout dire aux sœurs, mais y a l’arbre, c’est bon, il peut pas voir, Rose retente, tout bas, on va où ?, Mia passe la tête au coin du mur, distingue à peine un ouvrier tout là-bas, sait qu’il fume parce qu’ils ne passent la grande grille que pour fumer, ont pas le droit dedans, Mia les a entendu une fois, font chier ces bonnes femmes avec leurs règlement, puis aperçoit la croix de la chapelle encore derrière, au-dessus du mur, se retourne vers Rose.

- N’importe où maintenant.

N’importe où ça a été un cabanon le long de la voie ferrée, près d’un passage à niveau. Il était fourré de grosses planches de bois, et d’un rail de chemin de fer, et d’une pelle aussi, puis deux pioches, rouillées toutes les trois. Elles ont poussé les planches, en ont mis cinq côte à côte, par terre, se sont allongées. Rose a dit, le regard triste et la voix apeurée, on a rien pris de là-bas. Mia n’a pas bougé, a répliqué que quand on arrive à s’échapper de l’enfer on ne ramène pas des souvenirs, puis s’est tournée, lui a souri, ça suffisait. Elles sont restées enfermées deux jours, sauf Mia, partie une fois chercher des cerises qu’elles avaient vues sur la route en venant, elles crachaient les noyaux le plus loin possible, visaient la pelle, ça faisait un tonk gagnant, puis criaient à chaque fois qu’un train passait, Omaha !, Des Moines !, Chicago !

Puis il y a eu la madame, celle qui a ouvert la porte quand Mia prenait la bouteille de lait posée en haut des escaliers, elles n’ont jamais su son nom, elle parlait pas beaucoup la madame, leur a juste dit d’entrer au début, de s’asseoir, Rose tremblait, Mia gardait le poing serré, puis la madame a ouvert un placard, elles ont sursauté, leur a posé l’assiette de cookies sur la table et est retournée dans son canapé. Elle a parlé une autre fois, pour dire vous pouvez dormir là en ouvrant une porte où trois peluches assises sur un lit les regardaient, un ours, un lapin et un drôle d’animal qui semblaient content d’avoir enfin de la compagnie, alors elles ont dormi là, plein de fois, des nuits méga longues parce qu’y avait des fenêtres et des rideaux et qu’on pouvait tricher avec le soleil. La madame leur servait deux assiettes à chaque repas, restait à s’occuper dans la cuisine, sans un mot, puis débarrassait dès que les fourchettes retombaient, un jour Mia a croisé son regard qui fuyait presque tout le temps, a dit merci beaucoup et Rose a fait une drôle de tête parce qu’elle se rappelait pas que Mia ait déjà dit merci avant. La madame a juste marmonné c’est normal, elle parlait vraiment pas beaucoup, si, le jour des policiers, quand ils ont frappé et lui ont demandé si deux jeunes filles vivaient chez elle, parce que les voisins et après Mia, derrière la porte de la chambre, n’a pas compris, a grogné font chier ces bonnes femmes et c’est juste après que la madame s’est mise à crier : si !, bien sûr !, deux petites filles avec un ours et un lapin, à crier plus fort, et le magicien aussi !, le chapelier fou ! fou fou vraiment fou !, puis hurlé comme un dindon qui macherait un chewing-gum, fouuu, complètement fouuu !

Les policiers sont partis, la madame a ouvert la chambre, hoché la tête. Ils sont revenus une semaine plus tard, alors que Rose et Mia dessinaient à la craie sur les marches de l’escalier, les ont tirées dans la voiture, elles criaient, la madame est sortie mais trop tard, a fondu en larmes quand ils ont tourné au bout de la rue.

Elles sont restées enfermées comme dans le cabanon près de la voie ferrée, mais chacune de leur côté, et ça ne sentait plus le bois et les noyaux de cerise qu’on vient de cracher. Elles n’ont pas beaucoup mangé, ont pleuré, Rose quand il y avait de l’orage, Mia quand elle pensait à Rose qui avait peur de l’orage. Les sœurs les ont punies encore plus que les mauvais démons, l’eau froide, les cordes et pleins d’autre choses que Mia s’est promis de ne jamais raconter, comme ça peut-être que ça sera plus vite oublié. Ca a duré trois semaines et elles se sont retrouvées aujourd’hui dans l’allée de graviers, ont compris en se regardant qu’il n’y avait qu’elles qui pouvaient comprendre et ont choisi de rire en parlant de faire pipi dehors pour construire des ouragans. De rire, de pleurer, de regarder le ciel avec leur enfance trop vite terminée, fermer les yeux en prière et espérer du plus fort qu’on peut espérer, d’être, juste à cet instant, une goutte d’eau pour s’évaporer.

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