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Centre National d'Etudes Spatiales

Toulouse, France.


Du calme, juste du calme et du café, pas une impossible aspiration, pourtant il fallait se lever tôt, arriver au centre à six heures. Un mal nécessaire, pour un moment les yeux dans le vide devant sa tasse, sans avocats, sans papiers du divorce, sans notaire et visites de la maison, sans demande de mutation, questions de la directrice, réunions de qui va te remplacer, quels protocoles en cours…

Il pousse la porte de la salle de pause, aperçoit dans un coin la malle ouverte, la caméra mal rangée, la poignée de fils qui dégueule comme des spaghettis mal égouttés, sans cette troupe de journalistes qui lui colle au train depuis trois jours. Ce soir c’est fini, ouais, il jette son sac sur la table, prend une dosette dans le paquet ouvert, le ferme et le jette dans le frigo, bon sang, le café ça se conserve au frais, pas compliqué à comprendre, claque la porte, tasse, allez, c’est rien, referme le capot de la machine, appuie. Appuie une seconde fois, rien, débranche rebranche, tape sur le bouton trois fois, mais bordel, tape sur la machine, oh !, change de prise, toujours rien, putain de…

- Cherche pas, elle s’allume plus depuis cette nuit, j’ai tout essayé.

Éric se frotte les yeux, pose son mug sous la bouilloire, il reste le thé, souffle-t-il, j’aime pas le thé, grogne David en tordant le fil de la cafetière sous tous les angles, multipliant les tentatives d’allumage avant de se résigner dans une injure rageuse.

- Du nouveau sinon ?

Météosat 9 commence Éric, j’ai demandé une augmentation de la correction, à deux heures il continuait de dévier, Elsa a sa machine dans son bureau ? coupe David, oui mais tu vas pas..., je vais me gêner tiens. Tasse en main dans les couloirs à peine éclairés, du coup Météosat 9 tu disais ?, il enfonce la porte flanquée de l’inscription Direction suivi par Éric qui temporise sur le seuil, reste sur le seuil, du coup j’ai envoyé une notice à 0,12, on devrait voir les changements sur le prochain faisceau radar, j’espère, mais je trouve étrange que la première n’ait eu aucun effet.

- Les relevés suivants c’est pour quand ?

- 8h30, à peu près. Je te préviens ?

David exhale un oui satisfait sur le ronronnement du café qui coule, et ne t’inquiètes pas ajoute-t-il, ce satellite doit avoir un moteur-fusée qui déconne, une vanne sur le circuit d’hydrazine ou un truc du genre, avec une plus grosse correction ça va rentrer dans l’ordre. Je suis dans mon bureau si y a besoin, les Spielberg en herbe ont encore deux ou trois questions il parait, commencent à me gonfler eux, vivement ce soir.

Plutôt une seule, David sait très bien laquelle, imagine déjà leur petit reportage, la moitié de ce qu’il a dit jeté aux oubliettes pour ne garder que ça, le tout monté sur une série d’images catastrophe et un fond sonore angoissant alors quand, deux heures plus tard, la fameuse question est jetée par le petit journaliste sur un ton grave, il temporise.

- Le syndrome de Kessler est une possible réaction en chaine décrite par Donald J. Kessler dans les années 70. D’une probabilité très faible, et j’insiste là-dessus, ce scénario nous dit que si un volume trop important de débris atteint un certain seuil, les collisions entreront alors dans une séquence exponentielle. En gros plus il y a de collisions, plus il y a de débris, et plus il y a de débris...

- Concrètement, quelles seraient les conséquences ?

- La destruction d’un nombre important de satellites, selon l’orbite où cela se produit, la génération d’une nouvelle liste d’objets qu’il faudrait, comme nous le faisons ici justement, surveiller de plus près, peut-être aussi l’accélération des différents programmes de récupération que j’ai évoqués plus tôt.

- Et dans le pire des cas ?

Ça y est ça l’énerve, du sensationnel, du dramatique, trois jours à leur expliquer en long en large et en travers les rouages des orbites, des trajectoires, les spécificités de la surveillance, les moyens de détection, de correction, les calculs de risques... Trois jours pour en arriver là, oublier tous les instruments et leur cracher le pitch d’une histoire de science-fiction qu’il se feront un plaisir d’écrire, à grands coups de catastrophisme et de fin du monde.

- Nous ne savons pas quel pourrait être le pire des cas, et je doute sincèrement que nous ayons à l’envisager un jour.

Voilà, terminé, on remballe, une bonne conclusion, maintenant on met sa petite caméra dans sa petite valise, on enroule ses petits fils qui trainent partout et au revoir madame !

- Mais si vous deviez l’imaginer, comment vous le définiriez ?

Putain de.. Vous le connaissez le pire, vous avez lu des tas d’articles sur le sujet avant de venir là, regardé des reportages, vous vous êtes renseignés bordel alors quoi ? En silence, David rumine sa colère, connait le quoi, juste entendre ça de la bouche d’un mec du CNES, pouvoir afficher un beau bandeau en bas de l’image avec son nom et le titre Responsable de la mission CAESAR au moment où il énumérerait la liste des prophéties cataclysmiques. Bien, s’il fallait ça pour les voir dégager.

- Tout d’abord nous perdrions une bonne partie de nos moyens modernes de communications. Téléphonie, télévision, Internet, GPS, prévisions météo. Seraient également impactés le renseignement militaire, les cartographies terrestres, la surveillance des océans, l’observation astronomique et j’en passe. Economiquement il s’agirait d’un désastre, les places boursières plongeraient probablement dans le chaos, entrainant les gouvernements et les peuples à des réactions extrêmes, récession instantanée, émeutes, révoltes et j’en passe. Technologiquement, nous reviendrions cinquante ans en arrière et, du fait de la crise économique, des tensions géopolitiques voire des conflits engendrés, nous y resterions pendant des décennies. Plus aucune exploration spatiale ne sera entreprise, nous serions d’ailleurs incapables d’envoyer à nouveau le moindre satellite, le mur de débris en orbite rendrait la tâche impossible. L’humanité, piégée, confinée sur sa planète, stagnerait, si ce n’est pire, pendant des générations et des générations.

Un merci timide tranche la poignée de secondes silencieuses avant que le caméraman ne recule son œil de l’objectif et éteigne l’engin, je crois que nous avons fini articule enfin le jeune journaliste au moment ou Éric pousse la porte, lâche je peux te voir à David qui ne se fait pas prier, précise aux artistes qu’ils n’oublient pas de rendre leur badge en partant et s’échappe sans se retourner.

Pas de grand écran cette fois-ci, juste un ordinateur relégué au fond la pièce, presque caché sous une pile de papiers. J’ai eu les relevés radars il y a une heure commence Eric, et c’est pas bon, il presse une touche, envoie une liste de données face à David, la correction n’a rien fait et on dirait qu’il a quitté l’orbite, en six heures, je ne comprends pas, je veux dire c’est impossible que sa trajectoire ait autant dévié, on dirait qu’il est en chute libre, mais ça peut pas, comment il descendrait à cette altitude ?, comment il...

Deux secondes, murmure David le doigt sur les lignes de chiffres, calme-toi, il y a une explication, y a pas d’explications reprend Éric, c’est insensé, il est à 24000, tu te rends compte !, il arrive sur le segment de Galiléo, c’est la merde David !

- Calme-toi je te dis, t’as eu Eumetsat ?

- Ils comprennent pas, y a rien qui répond, ils traitent avec le NORAD depuis ce matin, c’est la panique chez eux et...

- Stop ! On respire, d’accord ?

Un signe de tête, un souffle forcé et David, d’une trainée de touches tapée à toute allure, a déjà tout envoyé sur l’écran principal de la salle en même temps qu’un votre attention s’il vous plait tonitruant. La grosse poignée de personnes s’interrompt et observe les données pendant que le responsable du centre égrène ses consignes.

... plusieurs modèles prédictifs à partir de cet instant, deux opérateurs télescope en temps réel sur le Chili et la Réunion, requête d’observation urgente et je me fous de savoir s’ils ont un relevé gamma en cours, ils libèrent la fenêtre tout de suite, Margaux, tu restes en communication permanente avec le NORAD, on leur dit ce qu’on fait, ils nous disent ce qu’ils savent, Antho, tu refais tous les calculs au plus juste, je veux savoir où il est exactement, Eric, tu élabores un plan de correction du segment Galileo, satellite par satellite en fonction de la trajectoire probable, je m’occupe de l’ESA et de la NASA, il faut qu’on aille vite, il faut qu’on aille bien...

Doigt levé au fond de la salle, oui ?, c'est la directrice, elle veut te voir en cellule de crise, putain, j'arrive dans deux minutes, bien le moment de faire des réunions, téléphone brandi à l’autre bout, hochement de tête, c’est pour toi David, un certain Alex du département d’astronomie de Floride, il dit que tu le connais, pas maintenant, dis que je rappelle, putain c’est sa femme qui est partie hier songe-t-il soudain, comment elle s’appelle déjà, bref, il aperçoit les journalistes figés derrière lui, à deux doigts de ressortir leur matériel des malles, putain de, il faut qu’on me sorte ces types !, Margaux qui revient à la charge, combiné à l’oreille, quoi ?, c’est le NORAD, collision sur le segment Galileo il y a huit minutes, FOC Sat-5 selon eux, ils estiment à mille sept cent le nombre de fragments, en augmentation, putain de putain, il faut du café.

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