4.1 - Que ta présence soit un bouclier pour elle
308-ème cycle, du 3ème jour de la saison de Rualos.
Au premier abord, ce n’était qu’une simple baraque en pierre. Son allure extérieure ne payait pas de mine. Elle avait dû en faire reculer plus d’un. Mais une fois à l’intérieur, c’était un tout autre décor qui s’offrait à moi, digne des plus belles places marchandes.
Des commodes qui servaient de présentoirs avaient été agencées un peu partout dans la pièce. Sur chacune d’entre elles reposaient de nombreuses babioles et diverses plantes. La forme de ces dernières variait des plus fantasmagoriques aux plus traditionnels. Le long des murs, quelques rangées d’étagères se dressaient, sur lesquelles trainaient de multiples minéraux aux couleurs nuancés. Tandis que dans un recoin de la boutique, des bannettes de lièges débordaient de parchemins en peau de mouton.
Au rythme de l’écho provoquait par mes bottes sur les dalles, je m’avançai dans la pièce jusqu’à m’arrêter face à ce qui semblait être un comptoir. De l’autre côté, à l’emplacement où aurait dû se trouver le gérant de la boutique, il n’y avait personne. Seuls quelques pots d’argile étaient entreposés à même le sol, ainsi qu’une ouverture dans le mur qui laissait entrevoir l’arrière-boutique.
Peu enclin à l’idée d’attendre qu’il me remarque, je me mis à frapper trois fois du poing sur le comptoir. À mon plus grand plaisir, dès l’instant où mon troisième coup retentissait, j’entendis le vacarme d’un objet se renverser, suivie d’un juron. Puis, dans un enchaînement de bruits de pas de plus en plus fort, un homme de cycle mûr et de petite taille apparut à l’embrasure de l’arrière-boutique.
Inconsciemment, la première chose que je fis fut de l’examiner de haut en bas. Son crâne chauve et lisse contrastait avec les rides de son front et celles au coin de ses yeux. Sa mâchoire était encadrée d’une grosse barbe au couleur poivre et sel. Et pour couronner le tout, un large nez cassé ornait le centre de son visage. Comme je m’y attendais, il ressemblait plus à un marchand — escroc — qu’à un véritable guérisseur.
D’une démarche boiteuse, il s’avança dans ma direction. Mon regard s’attardait instinctivement sur ses jambes. Soit il avait une éventuelle malformation de la hanche à la suite d’un accident à cheval, soit c’était le résultat d’un client insatisfait par le service après-vente de la boutique.
Évaluer une personne comme un potentiel adversaire était une mauvaise habitude que j’avais gardée. C’était une manière pour moi d’avoir une marge de manœuvre au cas où un débordement surviendrait. Et dans son cas, je n’avais pas grand-chose à craindre, il n’irait pas loin. De plus, il ne semblait pas armé non plus. Puis de toute façon, boudiné comme il était, il ne devait pas avoir la place pour glisser un coupe-papier dans ses vêtements étriqués.
« Bien le bonjour, chère cliente, que puis-je faire pour vous ? » dit-il en m’adressant un grand, et faux, sourire.
Depuis qu’il était arrivé dans la pièce, j’avais remarqué qu’il me détaillait également, mais différemment.
Lorsqu’il m’eut aperçue, une lueur d’étonnement traversa son regard. Après tout, les habitants du Nord de l’empire avaient tous un teint de peau plutôt clair. Puis sans cela, rares étaient les voyageurs à s’aventurer dans les régions si froides de l’empire. Mais il resta malgré tout composé, et laissa vite son avarice prendre le dessus. Il devait actuellement évaluer à quel point il allait pouvoir m’escroquer, moi, une pauvre brebis égarée et ignorante. Sauf que je ne l’étais pas. Je savais parfaitement ce dont j’avais besoin, et comment l’obtenir.
« Donnez-moi des écorces de mandragore, de la casse, du cèdre, du safran, de la semence de jusquiame, du poivre, ainsi que de la myrrhe. Par ailleurs, je précise au cas où : ne cherchez pas à me duper en remplaçant la mandragore par des racines de Bryone. Sinon je reviendrai vous les faire avaler, guérisseur. » prononçai-je sans la moindre forme de politesse.
Il fut dans un premier temps interloqué. Était-ce parce qu’il ne s’attendait pas à ce qu’une simple femme soit si directe ? Ou était-il surpris que je ne sois pas aussi ignare que je le paraissais ? Ne se laissant pas décontenancer plus longtemps, il reprit rapidement de son assurance et chercha à me jauger. Il voulait savoir si tout ceci n’était que façade ou si j’étais bel et bien connaisseuse.
« Vous devez sûrement savoir que la mandragore est une plante très rare, et l’arrachage de cette dernière est très dangereux, humble cliente. Cela demande au récolteur de…
— Je connais le rituel, coupai-je. Tout comme je sais que même s’il est respecté, le récolteur peut s’exposer malgré tout à la mort. Mais je ne suis pas là pour des renseignements. Avez-vous ces plantes, oui ou non ?
— Oh, oui, mademoiselle. Il nous en reste. Mais avez-vous au moins les moyens pour payer un tel produit ? » demanda-t-il, réticent.
Je ne pus m’empêcher de lui jeter un regard noir. Il commençait à m’agacer. Il valait mieux pour lui qu’il arrête son petit jeu avant que je ne hausse le ton.
« Ne vous tracassez pas avec ce genre de futilités, répliquai-je en tapotant la sacoche accrochée à mon ceinturon.
— Bien, chère cliente. Je reviens tout de suite. Mettez-vous à votre aise et n’hésitez pas à jeter un coup d’œil à ma boutique. » En réponse, je lui fis un vague signe de la main.
Peu de temps après, il me ramena chacune des herbes, plantes et épices que je lui avais demandées. Alors que je les examinais une par une, je sentis le regard du guérisseur se poser sur moi. Du coin de l’œil, je me mis à l’observer à mon tour.
Ses yeux fixaient le bandeau que je portais. C’était un fin tissu beige. Il coiffait mes cheveux en arrière, et les retenait dans une queue de cheval. Même si j’apportais rarement attention à mon physique, il m’arrivait parfois de m’adapter à la situation et de me fondre dans la masse. Par conséquent, j’avais décidé d’abandonner mon casque pour quelque chose aux attraits plus féminins.
Sans la moindre discrétion, il continua son inspection, insistant parfois un peu trop sur mes formes. Alors que son regard descendait le long de mon armure, il s’arrêta sur le fourreau qui pendait contre ma jambe.
« Pardonnez ma curiosité, humble cliente, mais êtes-vous une mercenaire ? Je ne suis pas habitué à voir des gens de votre envergure, et votre équipement ne semble pas être celui d’un soldat, dit-il hésitant.
— C’est cela. Je ne suis que de passage avec ma jeune sœur. Nous nous dirigeons actuellement vers la frontière au Nord, celle qui délimite notre empire et le royaume Maldi.
— Par hasard, rejoignez-vous cette fameuse expédition ? Celle dont le but est d’empêcher l’assaut du royaume voisin ? dit-il d’un ton admiratif.
— Oui, répondis-je avec amertume.
— Loué soit les grands. D’après les rumeurs, nos soldats sont déjà en route. Heureusement que des gens comme vous existent. Si vous n’étiez pas là, ces barbares mettraient la main sur toutes les terres qui les entourent. Ils n’ont aucune limite. Ils sont aveuglés par leurs soifs de pouvoirs et ils ne peuvent… »
J’avais cessé de l’écouter. J’avais peur que mon impulsivité prenne le dessus et que je finisse par encastrer sa tête dans le comptoir. Quelle absurdité ! Il ne savait rien. Aux yeux du peuple, cette campagne avait pour but d’empêcher un soi-disant envahisseur de mettre la main sur nos terres. Mais la vérité était toute autre. Le véritable objectif était justement d’agrandir l’empire Sylph en s’attaquant au territoire frontalier.
Mais ce qui me donnait particulièrement envie de vomir, ce n’était pas son ignorance ou son dénie, mais son hypocrisie. Les barbares, ce n’était pas le royaume Maldi, mais plutôt l’empire Sylph. Après tout, depuis plusieurs siècles, tous les citoyens, le haut comme le bas peuple, avaient participé, et participé encore, à un acte inhumain : celui de considérer certains de leurs semblables comme de la marchandise. Et ce cher guérisseur n’échappait pas à la règle.
Certes, il ne faisait pas partie de ces soldats qui avaient tué de nombreuses familles et volé leurs enfants. Bien sûr, il n’avait jamais forcé certains de ces derniers à procréer entre eux. Tout comme il n’avait sûrement pas participé à leur soumission dès leur plus jeune cycle. Mais ce n’était pas pour autant qu’il fallait croire qu’il n’avait aucune responsabilité dans cette histoire.
Finalement, c’était des gens de son acabit qui achetaient ces enfants et les utilisaient comme des armes. Ils s’en étaient même arrivés à encourager l’empire à les priver de leurs libertés, de leurs droits et de leurs désirs. Si bien qu’ils finissaient dépossédés du moindre avenir. Brisés et perdus, ils n’avaient d’autre choix que d’appartenir à quelqu’un d’autre pour le restant de leur courte vie. Et malgré cela, ils cherchaient encore à les privés totalement de leur humanité.
Mainte fois je m’étais posé la question : pourquoi continuer à enfoncer ces enfants si bas, alors qu’ils n’avaient déjà plus rien ? Qu’est-ce que cela pouvait donc leur apporter, à lui et à tous ces compères ?
La réponse était si simple. Ils avaient peur. Ils avaient peur que ces enfants, si insignifiants, finissent par mordre la main du maître et les renversent de leurs beaux fauteuils dorés ; perdre le peu de pouvoir qu’ils avaient en ce bas monde, pouvoir dont ils s’étaient habitués à exercer sans retenue ; d’ouvrir les yeux un matin et de se rendre compte qu’ils n’étaient rien de plus que le fond de purin de cet empire.
Voilà pourquoi ils avaient besoin, lui et tous les autres, de rabaisser encore plus ses esclaves. Ils se sentaient ainsi rassurés à l’idée qu’il y eut quelqu’un de plus insignifiant qu’eux. Pour ces gens, avoir ce semblant de pourvoir était une source de satisfaction.
Par conséquent, à qui ce cher guérisseur croyait-il mentir en prononçant ces creuses paroles ? Il n’en avait que faire de l’empire. Tout ce qui comptait pour cet homme, c’était de garder son petit confort de demi-noble, léchant à la moindre occasion les miettes tombantes de la table impériale. En définitive, il n’était rien de plus qu’un être abject parmi tant d’autres, tout comme la quasi-totalité des gens qui peuplaient cet empire.
Quant à moi, intérieurement, tout ce que je lui souhaitais, c’était de connaître cette misère. Celle d’être assoiffé au point de lécher le sol un jour de pluie ; de se rassasier de quelques touffes d’herbes au travers des barreaux de la cage ; de dormir à même le sol, dans ses propres excréments, priant parfois, au bord du désespoir, pour que cette nuit soit la dernière. Condamné à revivre cette même journée, encore, encore et encore.
Je lui souhaitais également d’être un jour jeté dans une arène pour la première fois. Forcer de tuer d’autres enfants comme lui. N’ayant d’autres choix que de transpirer corps et âme pour survivre. Et enfin, de devoir vivre le restant de ses jours, les mains tachées de sang. Ces mêmes marques qui lui rongeraient l’esprit et lui consumeraient l’âme dès qu’il oserait fermer les yeux. J’espérais qu’à ce moment-là, il se rendrait compte de la véritable laideur de notre bel empire et du rôle qu’il y jouait.
Tentant de calmer l’état second dans lequel j’étais, je m’aperçus que je n’avais pas écouté un traitre mot du guérisseur. Je ne savais pas non plus depuis combien de temps il avait terminé son monologue.
Tentant de calmer l’état second dans lequel j’étais, je m’aperçus que je n’avais pas écouté un traitre mot du guérisseur. Je ne savais pas non plus depuis combien de temps il avait terminé son monologue.
Je quittai le safran que je tenais dans la main et plantai mon regard dans le sien. Il me fixait d’un air interrogatif, comme s’il avait attendu tout ce temps une réponse de ma part.
« Vous avez parfaitement raison, cher guérisseur. Un jour prochain, nous les remettrons à leurs véritables places » articulai-je distinctement.
Cette phrase avait un double sens et j’espérais qu’un beau jour, il le comprenne.
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