La relieuse de Roselake
Dans le village de Roselake vivait une jeune femme sans histoire. Vous allez vite vous rendre compte que c'est un comble pour une personne comme elle. Iris D. Murphy reliait des livres d'art pour le compte du bibliothécaire Mike Thompson, et n'avait jamais osé lui avouer ses sentiments à son égard. Il faut dire que les histoires d'amour n'étaient pour elle que des titres dorés sur des couvertures en cuir épais, et qu'elle n'était pas particulièrement à l'aise avec ses semblables, surtout les hommes.
Iris était une jeune femme de vingt-huit ans, sans passé mystérieux, sans présent excitant, sans projet irrationnel. Sa chevelure était une allégorie de sa vie : longue, lisse, sombre et sans reflets. Seuls ses yeux verts étaient plein de promesses pour qui prenaient le temps de les admirer...
Elle partageait son temps entre la bibliothèque de Roselake et son cottage. Elle avait installé son atelier de reliure dans la véranda qui offrait une vue splendide sur le lac de sa ville. Parfois, au beau milieu de son travail, elle se prenait à rêvasser en regardant les voiliers qui s'éloignaient lentement vers l'embouchure de la rivière Redfall pour prendre le large quelques milles plus loin. Elle imaginait la vie des personnes qui se tenaient sur le bastingage, se demandait quelle pouvait être leur destination, leur nom, ou ce qu'elles faisaient de leur vie. Mais jamais elle n'avait pensé un jour embarquer pour une petite croisière et vivre elle-même ce qu'elle rêvait pour les autres. A quoi bon ?
Son cottage était tout son univers, elle l'avait acheté à crédit et avait passé la première année à le rénover simplement mais avec goût. Iris l'avait ensuite décoré avec soin, utilisant ses talents manuels et sa patience pour soigner les détails. Ce n'était d'ailleurs pas très compliqué de tenir seule sa maison, car ni animal ni enfant ne venait déranger ce qu'elle avait fait. Seul le temps laissait ses traces de doigts sur les fenêtres, seul le vent parsemait le parquet de feuilles colorées ou d'insectes joueurs.
Dans son atelier régnait un joyeux bazar. Des mugs traînaient deci-delà, des magazines d'art étaient posés ouverts ou fermés sur toutes les surfaces, et les deux établis étaient jonchés de chutes de cuir et d'une ribambelle de fils et de ficelles nécessaires à son travail. On pouvait voir des commandes en cours sur le rebord de la véranda, et des croquis de projets artistiques sur son bureau. Même si un visiteur avait apprécier le confort du reste de la maison, il se serait senti immédiatement à l'aise en passant la porte de l'atelier. Le vieux Chesterfield déhousé près de la baie vitrée invitait quiconque à s'affaler entre ses bras, la lampe au pied en bois cerisé blanc et à l'abat-jour en coton donnait envie d'ouvrir un des innombrables livres qui jonchaient le sol de la véranda. Ces livres s'empilaient dans tous les coins, et servaient ainsi de nouveaux supports pour un pot rempli de crayons graphite ou une palette oubliée. Si la vie d'Iris était morne, son atelier représentait pour elle son unique raison d'exister : elle avait des mains en or dès qu'il s'agissait d'embellir du papier, du tissu, du bois ou du cuir. Son métier lui allait à ravir.
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