L'arrivée
Un rayon de soleil vint chauffer la jambe d'Isaac. Ce ne fut pas exactement ça qui le réveilla. D'abord un vif bourdonnement dans sa tête qui revenait tel un métronome, puis une étrange inquiétude à propos du soleil qui caressait doucement son corps. D'après la configuration de la chambre aucun rayon n'aurait pu atteindre le lit. Mais il fut incapable de vérifier. Une terrible douleur traversait sa tête dès qu'il entreprenait de bouger. L'idée même d'ouvrir les yeux l'effraya. Il se rappela les interminables journées scotché dans son lit, dans le noir, à attendre que ça passe, son épouse lui interdisant de sortir ou de faire quoi que ce soit. Par réflexe donc, il attendit. De plus, il eut le sentiment désagréable de n'avoir dormi que quelques minutes.
— La journée va être très longue, pensa-t-il. Ses jambes semblaient ankylosées et chaque mouvement excessivement lent à faire. Il étendit lentement son bras sur l'autre côté du lit pour sentir la présence de sa fille, mais s'étonna d'abord de son étroitesse.
— Yaka n'est pas là ?
Cette fois et malgré la tempête sous son crâne il entreprit d'ouvrir les yeux pour vérifier. Il lutta plus que de raison, en vain. Impossible de bouger sans ressentir une vive douleur. Il lui fallut de longues secondes pour remuer et encore plus pour comprendre ce qu'il se passait. Autour de lui tout semblait blanc. Trop blanc. Trop éblouissant. Ce tsunami lumineux satura son esprit et ses pensées.
— Mais que se passe-t-il, bon sang ? se demanda-t-il en passant sa main devant ses yeux pour se protéger. Il tenta de nouveau de se lever mais sans aucun résultat probant.
— Sûrement un mauvais rêve.
Un court instant, il s'imagina même le pire : être mort et avoir été emporté vers de mystérieuses sphères infernales attendant un jugement, une condamnation ou bien une retraite ou un repos dans un ciel immaculé. Cette deuxième option lui parut plus acceptable tant la lumière blanche l'aveuglait. Le Paradis ? Un endroit dont il ignorait tout puisqu'il plaidait pour l'incroyance. Il se rappela cependant qu'un jour, il dut expliquer à sa fille où était partie sa mère. Devant son incapacité à répondre concrètement à la question, il avait bien fallu inventer quelque chose, une histoire assez convaincante pour la rassurer et lui donner un peu d'espoir sans partir dans du n'importe quoi. Il avait donc puisé dans ce qu'il avait toujours entendu ici et là, de ce qui se faisait de plus commun sur le vaste marché de la croyance : un endroit paisible au ciel. Il pensait que dans la tête d'une petite fille de cinq ans, une simple histoire aurait suffit pour la convaincre. Elle aurait, avait-il pensé, de toutes façons, vite compris la supercherie une fois adolescente. Pour le moment, cependant, c'est sur cette histoire que lui-même fondait son raisonnement pétri de crédulité pour essayer de comprendre la situation.
— Mais, si je suis mort, qu'adviendra-t-il de Yaka ? Je dois être allongé sur mon lit, blanc comme un linge, froid et rigide, les yeux fermés. Yaka va être complètement effrayée. Comment va-t-elle s'en sortir ? Ho la la ! Je ne peux pas y croire, Yaka, toute seule ! Vite, il faut...
— Que faites-vous là !! Sécurité !
La voix d'une femme s'était fait entendre. Il sursauta. De nouveau, il sentit un violent bourdonnement dans sa tête. À l'écho qu'avait produit la voix, il comprit que la pièce dans laquelle il se trouvait était grande, peut-être même assez vide. Il tendit la main devant lui et vers elle comme s'il tâtonnait à chercher quelque chose.
— Monsieur ! Je le répète, que faites-vous dans ce lit ? Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ?
Sans attendre de réponse elle poursuivit plus calmement cette fois-ci :
— La police va arriver, je vous préviens. Ne faites rien que vous pourriez regretter.
La voix était restée assez éloignée, peut-être à quelques mètres. Voyant qu'Isaac ne décollait pas la main de son visage pourtant tournée vers elle et qu'il cherchait avec son autre main à tenir ou toucher quelque chose, la femme ordonna :
— Fermeture des volets. Niveau 3.
La luminosité s'atténua et il senti immédiatement un grand soulagement. Quand il estima qu'il le put, il tenta d'ouvrir les yeux. Ce fut pénible. Il n'y parvint pas. Il réussit tout de même à bouger son corps mais toujours avec beaucoup de difficulté, pour s'asseoir sur le bord du lit. Ses pieds nus touchèrent un doux tapis, peut-être en peau. Il se tint la tête dans les mains comme pour contrôler cet horrible mal de crâne.
— Haaaa.... soupira-t-il.
— Vous allez bien ?
La voix sembla plus proche maintenant. Derrière lui, Il sentit le lit se déformer légèrement quand elle s'assit.
— Je m'appelle Isaac Bruneri.... J'ai très mal à la tête Madame... et je...
Les bourdonnements s'intensifièrent. Il devint de plus en plus difficile à Isaac de parler, de se concentrer.
— Je vais vous donner quelque chose. Gardez les yeux fermés.
Il entendit les pas s'éloigner. De grands pas feutrés. Elle portait des chaussons ou des ballerines. Plutôt des ballerines. La marche était légère. Il avait aussi entendu le froissement de sa robe. On aurait dit comme ces beaux tissus africains lors des cérémonies. Puis, plus rien.
— La police va venir, c'est ça ? lanca-t-il.
Elle revint vers lui dans le même léger froissement avec du parfum en plus.
— Non. C'était de l'intimidation. Buvez ça, s'il vous plait.
Isaac sentit dans sa main un verre. Il hésita un instant en le repoussant doucement mais il perçut qu'elle insista. Karine avait les mêmes gestes quand il faisait le fier et refusait de prendre un médicament après une rude journée. Elle restait là plantée devant lui, un verre plein de bulles d'aspirine fermement tendu. 'Allez, vas-y. Ça va pas te tuer.' Puis elle gloussait en levant les yeux au plafond. Il but d'un trait. Un léger goût d'orange remplit sa bouche. Elle reprit le verre sans lui toucher la main et finit par s'asseoir près de lui.
— Vous sentez bon, Madame.
C'était la première chose qui lui passait par la tête. Karine lui avait appris à dire les choses simplement et honnêtement. 'Quand tu ressens quelque chose de positif, dis-le. Quand tu aimes quelqu'un ne tarde pas à le lui dire. Exprime-le et vois comment ça fait du bien.' Il y pensait tous les jours. Il en avait fallu du positif pour aimer la vie sans elle...
— Monsieur Bruneri, s'il vous plait... Que faites-vous là ? Qui êtes-vous exactement ?
Isaac avait remis sa tête entre ses mains le visage vers le sol.
— J'ai l'impression d'être dans un mauvais rêve, Madame. Un très mauvais rêve. Je me suis couché hier soir auprès de ma fille Yacinthe et...
— Yacinthe, vous dites ?
Il sentit qu'elle eut un mouvement de recul et dans sa voix une certaine surprise. Il ne comprit pas son étonnement.
— Oui... ma fille Yacinthe... 9 ans. Un joli brin de vie, vous savez. Elle est magnifique. Elle est mon équilibre, ma force pour continuer... Mais... Je dois être dans un mauvais rêve... Je ne l'entends pas d'ailleurs, elle n'est pas ici... Je vais me réveiller...
Il s'allongea sur le côté en grimaçant. Il sentit sur son épaule la main de la femme qui l'aida.
— Reposez-vous, murmura-t-elle en le couvrant d'un drap léger.
— Vous avez une fille qui s'appelle Yacinthe, n'est-ce pas ?
Isaac l'avait sentie intriguée et insistante. Sa voix devint plus douce et sereine.
— Pouvez-vous me dire quand est-elle née ?
Isaac s'était quasiment endormi. La femme le toucha légèrement en lui secouant l'épaule. Elle s'était même rapprochée. Il avait de nouveau senti son parfum. Il était comme celui de sa femme quand il la serrait dans ses bras avant de s'endormir. En définitive, il aimait cet instant, redoutant presque de se réveiller de son rêve à la fois cauchemardesque et paradoxalement agréable.
— Monsieur... En quelle année est née Yaka ?
D'un coup, sans se relever, Isaac saisit la main de la femme sur son épaule et, les yeux soigneusement fermés la fixa :
— Comment savez-vous qu'elle s'appelle Yaka ? Vous la détenez, c'est ça ? Vous n'avez pas intérêt à lui faire du mal, vous comprenez... Haaarghhh...
Encore une fois, une vague de douleur parcourut son crâne. Puis un flash lumineux dans ses yeux. Isaac s'évanouit.
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