La date
— Mais je te dis qu'il a parlé de Yakath ! Il a dit que sa fille s'appelle Yaka. Tu ne trouves pas qu'il y a une ressemblance !
— Parle moins fort ma chérie... Tu vas réveiller la petite...
— Il a des maux de tête terribles et des engourdissements... Et puis regarde ! Il dort comme elle, dans la même position... Luciath, rends-toi à l'évidence, nous sommes en train de vivre une remontée.
Elle était à la fois excitée et inquiète. Et même si elle s'efforçait de chuchoter, sa voix devait s'entendre au-delà des murs. Si ses soupçons étaient vrais, la situation était non seulement inédite mais passible de prison et de bannissement si rien n'était fait.
— Maman, c'est qui le monsieur ?
Yakath venait de se réveiller à cause du bruit. Son père, Luciath et sa maman Emma se tenaient debout devant le lit de la chambre secondaire plongée dans le noir quasi complet. Un homme dormait dedans, paisiblement semble-t-il, couché sur le côté, une main sur son épaule et l'autre sous l'oreiller.
— Ce n'est rien ma Chérie. Ne t'inquiète pas. C'est un ami de papa et maman.
Elle fixa son époux et fronça légèrement les sourcils pour lui signaler de ne pas réagir et d'acquiescer.
— Oui, Yakath. Ne t'en fais pas. C'est Isaac, un ami. Il est venu de très loin pour nous rendre une petite visite. Mais, tu vois, il est très fatigué par le voyage, tu comprends ?
— Comme Tonton Zazac dans l'arbre de notre histoire ?
Yakath, du haut de ses 6 ans, faisait référence à l'arbre généalogique de la famille que les enfants apprenaient à connaître dès leur plus jeune âge. Cet arbre leur permettait de savoir d'où ils venaient, de qui ils tenaient certains gènes et surtout devait empêcher toute différenciation abusive. La question avait longtemps fait débat et provoqué de graves troubles sur Terre. C'est pourquoi, le Gouvernement Central avait décidé d'imposer cet apprentissage pour éradiquer toutes formes de discrimination, tous les arbres remontant à un seul et unique couple dont on ignorait les noms, fautes d'informations. 'Tonton Zazac', comme le disait si innocemment Yakath, était presque tout en haut de cet arbre aux multiples ramifications. Mais elle n'en mesurait ni l'importance ni la portée. Seules les histoires véhiculées par les âges, surtout celles qui font rire, avaient retenu son attention.
— Oui, comme Tonton Zazac. Affirma-t-il en souriant.
— Viens ma belle, on va manger quelque chose. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ce matin ? ajouta Emma.
— J'ai rêvé que tu partais maman...et j'étais triste...
— Ho ma chérie ! Encore ce mauvais rêve. Tu sais quoi ? On va aller en ville chercher des bonbons et je vais rester toute la journée avec toi. Comme ça, on va effacer ce mauvais rêve de ta tête, d'accord ?
— Wouais ! Super ! Merci Maman !
Elle se doutait que la petite la remerciait avant tout pour les sucreries. Avant d'emmener sa fille vers la cuisine pour son petit déjeuner, elle fixa gentiment de nouveau son mari. Son regard suffisait. Ses yeux clairs lui demandaient de prendre soin de ce nouvel arrivant. Il lui dit oui de la tête. Luciath garda cependant un air grave. La situation était sérieuse et, si comme l'avait discerné sa femme, il s'agissait vraiment d'une extraction comme il n'en est pas survenue depuis l'interdiction, plusieurs questions se posaient : Comment a-t-elle eu lieu ? Pourquoi eux ? Qui est cet homme ? D'où vient-il ?
— Hum...
Isaac avait bougé une grimace sur le visage. Cette fois-ci, il parvint à entrouvrir les yeux. La pièce était suffisamment sombre et il semblait que le médicament au goût d'orange que la femme lui avait donné avait agi mais sans vraiment faire disparaitre totalement cette étrange sensation d'engourdissement.
— Monsieur. Vous allez mieux ? demanda Luciath.
— Oui... Ça va, annonça-t-il la tête levée vers l'homme qui lui parlait.
— Qui êtes-vous, s'il vous plait ? Où est Yaka ? Et la femme à qui j'ai parlé, où est-elle ?
— Je suis là, Isaac, lança Emma. Elle s'était rapprochée et s'assit sur le bord du lit. Il sentit encore son parfum ce qui le rassura.
— Comment vont vos yeux ?
— Oui, ça va... Je suis juste un peu engourdi des membres... Il faut que je voie Yaka, il faut...
— Luminosité niveau 2.
La pièce, à l'ordre de la femme, s'éclaira un peu plus sans bruit jusqu'à atteindre le niveau de luminosité demandé. C'était le moment pour Isaac de voir enfin ses interlocuteurs, de voir où il était et se faire une idée de ce qu'il se passait.
— Je peux monter encore un peu si vous voulez ?
— Oui, je veux bien. Mes yeux vont mieux, merci.
— Luminosité niveau 3.
À mesure que la lumière entrait dans la pièce, Isaac put voir les personnes devant lui. Au pied du lit se tenait un homme en contre-jour. Assez grand et les épaules carrées. Une barbe taillée avec soin. Les traits assez doux. Il était là, comme un ambassadeur qui accueille son invité, vêtu d'une grande tunique claire, peut-être beige, traversée par une large ceinture sombre autour de sa taille. De longues manches couvraient ses bras et laissaient dépasser de grandes mains. Il souriait légèrement. Dans ses cheveux un bandeau large avec quelque chose de brillant dessus, peut-être en or. Un sigle ou quelque chose de ce genre. Il y avait, malgré tout, une certaine inquiétude dans son regard.
— Ça va comme ça ? avait-elle demandé, une douceur sincère dans la voix.
Isaac eut un mouvement de recul brusque quand il aperçut la femme qui lui parlait. Ses yeux écarquillés laissaient penser qu'il était à la fois surpris par ce qu'il voyait et saisi d'une grande crainte par la signification qu'il en donnait.
— Karine ?
La femme aux cheveux brun-clair tombant sur les épaules avait les yeux limpides, presque translucides. Les traits de son visage, doux, sans aucune déformation collaient avec l'idée qu'il s'était fait de la femme quand lui parlait sans qu'il ne la voit. Elle aussi avait une tunique. Elle était bleue. Plusieurs nuances de bleu assorties et mélangées dans d'étranges entrelacements. Elle se leva et se recula un peu comme pour laisser à Isaac le soin de la voir entièrement. Maintenant que la lumière du jour éclairait la totalité de la pièce, il put découvrir complètement la femme qui l'avait accueilli. Elle aussi était grande. Un peu moins que l'homme du bout du lit. Elle se tint là devant lui, immobile, souriante et calme. Deux ceintures entouraient sa fine taille, l'une rouge l'autre jaune. Toutes deux étaient l'œuvre d'un artisan doué à en croire les décorations détaillées qui y figuraient. Ses mains effilées couvertes d'une seule et unique petite bague sur la main droite étaient presque cachées par des manches qui paraissaient trop longues. Elle portait un collier en argent qui reposait sur sa peau brune avec une petite boule jaune et rouge très brillante, trop brillante peut-être. À moins que ce soit le soleil qui en augmentait l'éclat ou son intolérance à la lumière pas tout à fait guérie. Quand elle recula, Isaac remarqua la légèreté dans son pas. De son bras, elle entoura la taille de l'homme qui s'était approché.
— Karine ? C'est toi ? Mais dis-moi, où est-ce que je suis ? Au paradis ? Je t'ai rejoint, c'est ça ? Oh non, gémit-il la tête entre ses mains. Et dire que j'y croyais pas ! Mais... ça veut dire que je suis mort ! Qui va s'occuper de Yaka ? Qui va s'occuper de Yaka ? Karine, dis-moi !
Luciath eut de nouveau un mouvement de sourcils à l'évocation du nom 'Yaka'.
— Tu as entendu ? avait-elle soufflé à son mari en se tournant vers lui.
Il avait dit oui de la tête en clignant doucement des yeux.
— Papa, tu m'as appelée ?
Yakath venait d'apparaitre au seuil de la porte. Le soleil perçait dans ses cheveux et même s'il n'y en avait pas dans la maison, Isaac eut l'impression que le vent la portait. Sa tunique bleue pâle l'enveloppait divinement. Un ruban comme celui de la femme ceignait sa taille. Elle avait des petites sandales d'où dépassaient ses pieds enfantins. Elle souriait.
— Yaka ! Ma chérie, tu es là, s'exclama Isaac qui se leva avec peine. Il s'agenouilla et ouvrit ses bras. Fais-moi un gros câlin ma petite...
— Yakath ! Retourne dans la cuisine, s'il te plait, avait dit l'homme à la barbe. Il avait légèrement haussé le ton ce qui ne sembla pas être son habitude parce qu'Emma eut un mouvement de surprise.
— Isaac. Écoutez-moi bien, dit Emma. Elle prit une inspiration profonde. Ce n'est pas la Yaka que vous connaissez. C'est notre fille, Yakath. Il est vrai que les prénoms se ressemblent. Peut-être même qu'elles se ressemblent physiquement. Écoutez-moi, s'il vous plait, jusqu'au bout. Shuuuuu...
Il avait tenté de parler mais elle lui avait mis la main sur la bouche. Elle devait aller jusqu'au bout de son explication. Il fallait qu'il sache où il était et pourquoi, qui étaient ces gens qui ressemblaient tant aux siens. Mais pour cela, il devait se taire. Alors elle avait posé sa main sur ses lèvres tout en douceur mais avec l'autorité d'une reine.
— Isaac. Le 3 novembre 1779. Nous sommes le 3 novembre 1779.
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