Vérité
Elle avait appuyé un peu plus fort sur ses lèvres à l'annonce de la date. Elle sentit qu'Isaac n'y croyait pas, que tout ça était irréel. Elle ne voulut cependant pas qu'il l'interrompe.
— Contentez-vous pour l'instant d'écouter, dit-elle très lentement. C'est très important. Faites-moi confiance. Je ne vous ferai jamais de mal, Isaac, vous comprenez ? Jamais.
Il acquiesça silencieusement malgré l'envie puissante de lui hurler dix mille questions.
— Quand je vous le demanderai, vous répondrez à la question que je vous ai posée. Nous pourrons ainsi tous les deux avancer... hum ?
De nouveau il avait dit oui en bougeant la tête.
— Nous sommes le 3 novembre 1779. Et vous ? De quelle année venez-vous ?
Elle décolla sa main de ses lèvres et la posa sur son épaule. Elle le fixa un instant comme s'il n'y avait plus qu'eux dans la pièce. Isaac ne broncha pas. Ses grands yeux clairs à peine maquillés exprimaient une grande confiance mêlés d'une sérénité incroyablement reposante compte tenu du moment qu'eux tous vivaient. Il ne retira pas son regard du sien fasciné par on ne sait quelle magie provoquée par la troublante ressemblance avec Karine. La question était surréaliste pour lui. Qu'on lui demande de quelle année il venait, il ne l'avait jamais envisagé ou même imaginé.
— Je... j'ai 46 ans. Je suis né en... balbutia-t-il en avalant sa salive, en 1971.
Emma se tourna vers son mari Luciath extrêmement surprise. Elle avait presque laissé échapper un 'ho' d'étonnement avant de lui dire :
— Mais c'est impossible ! Nous n'avions jamais eu de remontée aussi lointaine. Et puis...
— Ça fait 2017... avait-il rétorqué lui aussi très étonné mais incroyablement immobile.
— Juste avant l'Effondrement... murmura-t-elle.
Elle se tourna de nouveau vers Isaac. Posa sa main sur sa joue.
— Vous venez de si loin... Une remontée aussi lointaine a dû beaucoup vous épuiser. Je comprends les maux de tête et les engourdissements. Nous allons vous donner encore à boire, puis vous mangerez un peu.
Elle demanda à son mari d'aller chercher de l'eau et de la nourriture.
— Demande également à Nadé de prévenir que Yakah n'ira pas à l'école aujourd'hui.
— Mais qui êtes-vous ? Qui êtes-vous, bon sang ! demanda Isaac.
— Je suis Emma.
— Emma ?
— Oui. Emma.
Elle eut une façon particulière de prononcer son prénom. Il y avait de la royauté, de l'autorité quand elle le disait mais cependant rien de prétentieux ne se dégageait de ses paroles. On avait l'impression d'entendre parler une reine sans l'orgueil qui aurait pu venir rompre le charme.
— L'homme qui vient de partir est mon mari Luciath et vous connaissez notre fille Yakath. C'est notre unique. Comme je vous l'ai dit, nous sommes à la fin de l'an 1779. D'après ce que j'ai compris, vous vivez en 2017, c'est bien cela ?
— Oui. Je suis né le 2 janvier 1971, j'ai 46 ans. Je me suis couché en été 2017 pour me réveiller en 1700 quelque chose... ? Vous vous rendez compte ! Comment peut-on reculer si loin ? Que se passe-t-il ? Vous êtes qui exac...
— Isaac, coupa-t-elle, je vais vous expliquer plusieurs choses qui vont être extrêmement difficiles à comprendre. Elles vont vous paraitre complètement folles. Cela dépasse votre compréhension mais aussi la nôtre, je vous assure. Nous sommes tous très surpris de ce qu'il se passe.
De nouveau, elle inspira profondément.
— Écoutez bien.
La pause qu'elle marqua de nouveau augurait un long récit explicatif. Isaac fronça légèrement les sourcils.
— Nous avons commencé à dater nos années d'existence 990 ans après le Grand Effondrement de 2018. Je vous expliquerai, mais retenez que vous êtes en réalité en 4787 de votre ère.
Isaac posa sa main sur sa tête complètement ébahi.
— Quoi ? 4787 ? Mais ?
Les chiffres étaient vertigineux. Absolument démentiels pour lui. Il venait de passer de la Révolution française à un futur extrêmement lointain en quelques mots. Il se rappela qu'il avait pu évoquer le futur avec sa fille, ils n'avaient pas osé dépasser les années 2500, limités qu'ils étaient par leur imagination.
— Laissez-moi vous expliquer. Aussi loin que remontent nos archives, nous avons appris que le monde s'est effondré d'un seul coup sans prévenir. Les spécialistes n'ont rien vu venir. Toutes les institutions se sont démantelées en moins de deux mois. L'économie a chuté jusqu'à ce que l'argent ne vale plus rien. Pas de guerres, pas de révolution à l'origine de ça. Nous ne savons pas grand-chose de ces évènements terribles si ce n'est qu'après, l'humanité a été dangereusement réduite. Nous avons craint pour l'avenir du genre humain. C'est pourquoi nous avons unanimement décidé de changer radicalement. C'était une question de survie. Nous avons combattu les divisions une par une pour arriver à un certain équilibre. Sur les ruines du vieux monde, nous avons dû faire de très grands sacrifices.
Elle fit une pause comme si ce mot lui faisait mal.
— Nous continuons d'en faire. Ce fut un travail acharné de 990 longues années. Pendant toutes ce précieux temps nous avons éduqué chacun des humains dans un seul et même but, celui de nous unir et de le rester. En 3008, les choses se sont vraiment stabilisées. La société humaine dans son ensemble a connu un grand soulagement. Notre travail portait enfin ses fruits. Alors, nous avons commencé à dater notre existence à partir de ce nouveau pas. Nous appelons ce commencement la Stabilisation.
Pendant qu'elle parlait, les informations pénétraient dans l'esprit d'Isaac comme un lassant cours d'histoire. Il avait tant de questions à poser. Il aurait voulu l'interrompre pratiquement à chaque mot qu'elle prononçait pour qu'elle lui explique plus en détail l'idée qu'elle venait d'exprimer. Peut-être même, finalement, voulait-il tout simplement qu'on le réveille de ce mauvais rêve, qu'il retrouve la chaleur moite de son petit appartement de Paris. Et puis, sa fille Yaka ? Que devient-elle ? Pour...
— Isaac ? Vous m'écoutez ?
— Oui, oui...
Son esprit se perdait dans un tumulte d'interrogations. Un véritable supplice pour cet homme très terre-à-terre. Il savait pourtant qu'il y avait toujours une réponse, une explication pour chaque chose. Il l'avait appris à sa fille qui ne tarissait jamais de questions. Et quand c'était trop compliqué pour elle et qu'elle insistait, son père, en imitant la voix et l'attitude d'une hôtesse de l'air avait cette formule pour l'embêter : 'Veuillez nous excuser de cette absence momentanée de réponse. Nous vous recontacterons dans 5 ans.' Elle faisait la moue pour montrer sa déception en levant les yeux au ciel. Cependant, il connaissait bien la perturbation que pouvait engendrer le vrai questionnement ou le doute. Il savait qu'il fallait être parfois patient pour atteindre la réponse, même si cela pouvait rendre son petit cœur malade d'impatience. Mais là... 4787...
Il s'agissait de croire qu'un bond de plusieurs milliers d'années vers le futur avait été fait, qu'une famille de sosies l'accueillait tranquillement en lui demandant de comprendre que tout allait bien, puisque l'effondrement est loin maintenant...
— Ça va aller ? Je peux continuer ?
Il avait dit oui poliment, tiraillé entre la curiosité de l'entendre parler et l'absolue nécessité de l'arrêter pour mieux comprendre.
— Il y a 1779 ans, des évènements inexplicables se sont produits sur Terre. Nous avons appelé ça les 'Remontées'.
— Les Remontées ?
— Oui. Des gens apparaissaient soudainement ici et là sur Terre. Toujours dans un lit chez différents citoyens du monde. Toujours des ancêtres de la famille. Des gens d'une autre époque. Un peu comme vous, Isaac. Tous 'remontaient' du passé régulièrement mais de moins en moins nombreux. D'abord 55 individus en fin d'année 162, puis 34 en 324, 21 en 485, 13 en 647, 8 en 809, 5 en 971, 3 en 1133, 2 en 1294 et, deux fois 1 en 1456 et 1618. Puis, plus rien. Il y avait un cycle régulier de remontées, une cadence que nos scientifiques ont fini par trouver : environs 161 ans et 8 mois.
Elle récitait par cœur les chiffres comme une enfant devant sa classe.
— Tous remontaient d'avant la Stabilisation. Et puis, les troubles ont commencé à réapparaitre. Certains de ces revenants se sont érigés en chef et même en dictateur, malgré nos lois et principes interdisant de telles pratiques. Beaucoup ont réagi. Certains en faveur des individus qui remontaient, d'autres contre.
Isaac avait maintenant pleinement repris ses esprits. Il sentait son corps se revigorer sous l'effet de la nourriture qu'on lui avait apporté. Luciath avait pris soin de charger le plateau de toutes sortes de fruits qu'il pensa utiles.
— Que sont-ils devenus... ces... rebelles ? avait-il lancé pour donner l'impression de suivre.
Il commençait à peine à saisir la signification des évènements mais beaucoup de choses restaient sans réponse et le préoccupaient grandement. Pourquoi lui ? Qu'advenait-il de Yaka ? Et son monde à lui ?
— Nous ne les nommons pas rebelles... Ils n'ont pas décidés de remonter. Ils sont... indociles... C'est tout et...
— Ce sont des rebelles, coupa Luciath, des opposants à toute forme d'organisation et de paix. Nous les avons d'abord avertis paisiblement. Puis, nous les avons disciplinés, ajouta-t-il sèchement.
Il eut un tic de nervosité comme si l'attitude de sa femme ne convenait pas aux circonstances. Ses gestes étaient plus rapides et saccadés.
— Puis, il a fallu les punir, ajouta -t-il tout aussi sèchement.
— Ce n'était pas dans nos principes, Luciath, ce n'était pas dans nos principes, soupira Emma.
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