161 ans plus tôt
'Remontée ! Remontée !'
Le haut-parleur, accompagné d'une légère alarme, diffusa son message sans discontinuer. Le personnel s'était tourné vers l'immense vitre blindée qui les séparait de la Machine, une A24c15 récemment révisée. Un cube en cuivre de quatre mètres de côté, percé par des milliards de tiges en titane d'une épaisseur d'un micron. Chacun émettait une vibration sourde qui faisait vrombrir l'ensemble du complexe à chaque remontée.
Sur leurs écrans, les scientifiques pianotaient pour extraire de leur programme plus qu'une formule verbale. Le système d'alerte vocale n'était là que pour leur signaler une remontée : quelqu'un, quelque part dans la Cité, venait de se réveiller dans le lit d'une famille. Maintenant, il fallait procéder à toute une série de calculs et paramétrages pour évaluer l'endroit précis où cette personne venait d'apparaître. Les puissants ordinateurs n'allaient pas tarder à donner les résultats.
'Remontée ! Remontée !'
— Professeur Rysch ! Ce n'est pas très loin ! annonça un employé en lui tendant un document.
Le Professeur Rysch, éminent scientifique, travaillait pour le Gouvernement Central depuis plus de trente ans. Il était chargé d'améliorer les performances algorithmiques des ordinateurs pour affiner toujours plus les recherches et trouver au plus vite le point de chute de chaque remontée. Il avait beau être familier des équations, des trous noirs, de la course du temps et bien d'autres événements célestes, il ne comprenait pas totalement comment tout cela fonctionnait, comment relier les évènements les uns avec les autres et surtout répondre à cette impérieuse question : pourquoi ?
Au départ, la communauté scientifique avait seulement réussi à détecter les remontées sans vraiment savoir d'où elles venaient et où elles avaient lieu. Aujourd'hui on pouvait savoir où, mais pas de quelle époque l'individu arrivait. Il fallait donc le trouver rapidement et l'interroger. Le Gouvernement Central avait jugé bon d'obliger la population à signaler le plus rapidement possible les remontées. La propagande avait d'ailleurs fini par imprégner les esprits et bientôt la délation était devenue un signe social de bonne éducation. Les anciens avaient donné un surnom à cette formidable machine : Lazarus. Personne ne savait vraiment d'où il le tenait, mais ça sonnait bien. Pour le Professeur Rysch c'était son "bébé", comme il l'appelait affectueusement. Son bébé le surprenait toujours un peu plus chaque jour même si, réglé comme un métronome, il alertait avec une précision stupéfiante la venue de chaque individu tous les 161 ans, 8 mois, 3 jours, 3 heures et 9 secondes. Aujourd'hui, c'était, selon les calculs, la dernière.
— La Vallée Clara ? avait-il murmuré. C'est très proche.
— Oui Professeur. Au sud du mur à environ trois heures de vol.
— Vous pouvez affiner la recherche ?
— Nous l'avons fait, Professeur. Il se trouve à Moco, une ville collée au mur sud. Prévient-on le Colonel Larse ?
Il avait gratté son menton, les yeux fixés sur le papier.
— Étrange, songea-t-il un instant. On dirait que les remontées se rapprochent du Lazarus. Et pour cette dernière, c'est vraiment très proche.
— Professeur ? On prévient le Colonel Larse ? insista l'employé.
— Je...
— Ne vous fatiguez pas jeune homme, je suis là !
Le Colonel Larse, accompagné de trois gorilles balafrés avait franchi assez brutalement le seuil de la porte bousculant tous ceux qui se trouvaient sur leur passage.
— Ne vous embarrassez pas de toute cette paperasserie, Professeur. Colonel Larse à votre service !
Il bomba fièrement torse et mit les mains sur ses hanches comme pour asseoir son autorité de Chef de l'armée de la Cité.
— Que faites-vous là, Colonel ? demanda calmement Rysch. D'habitude, nous avons le temps de décrocher le téléphone. Cette fois, il semblerait que vous ayez vraiment un coup d'avance. Comment faites-vous ? ironisa-t-il.
— Professeur, voyons. On est de la même trempe tous les deux. Ma formation militaire m'a appris à anticiper. L'anticipation, Professeur, il n'y a que ça de vrai, n'est-ce pas ? Allons, ne trainons pas : C'est où ? C'est qui ?
Il s'assit sur le bord du bureau et commença à fouiller dans les papiers devant lui tout en mâchouillant bruyamment son chewing-gum. Finalement, il lui arracha des mains le bulletin contenant les informations et le rangea dans sa veste sans même le consulter.
— Mais ? commença Rysch. Comment pouvez-vous anticiper aussi précisément un évènement comme celui-là ? On vient juste d'avoir l'info... Et qui vous a parlé d'une remontée ? Ce pourrait être une fausse alerte...
— Écoutez Professeur... Vous, les blouses blanches, vous me fatiguez. Vous posez trop de questions. Vous croupissez dans vos labos à échafauder les théories plus tordues les unes que les autres en respirant des huiles essentielles et pendant ce temps, dehors, la menace est réelle. Si vous voulez que la Cité finisse en lambeau parce qu'on a laissé un éclopé du passé faire ses affaires ici, c'est votre responsabilité. Moi, j'agis. Je casse du rebelle et je garde la Cité propre.
En se levant du bureau, il avait intentionnellement fait tomber des dossiers qui s'y trouvaient.
— Allez les gars ! On part vers le Sud.
Tandis qu'il s'éloignait, laissant derrière lui une forte odeur de transpiration, l'employé se rapprocha du Professeur Rysch.
— Professeur, comment sait-il qu'il faut aller dans le Sud ? demanda-t-il.
— Je n'en ai aucun idée, Bricasy... aucune idée.
Trois heures plus tard, ils étaient dix à s'être postés autour d'une maison du Sud de la Cité. Larse à grands coups de pieds manifesta sa présence à la porte.
— Police de la Cité ! Ouvrez immédiatement ! Vous avez exactement 15 secondes !
Il avait tellement crié que les oiseaux aux alentours s'étaient envolés. Larse commença à apercevoir une forme derrière la porte translucide. Ça n'avait pas l'air de se dépêcher.
— Grouillez-vous là d'dans ! hurla-t-il de nouveau.
La porte s'ouvrit lentement tandis que Larse posait sa main sur son arme, prêt à l'utiliser. L'homme avait les mains levées.
— Vous vous écartez de la porte ! Maintenant ! hurla-t-il.
— Larse, Larse ! Calme-toi, mon vieux ! T'es d'venu drôlement nerveux, toi. On te paye pas assez dans ta boite ?
Cette voix lui était familière. L'homme continua d'ouvrir la porte doucement avec son pied.
— Bruce Marnol ? Mais qu'est-ce tu fous là ? lança-t-il furieux.
L'Officier Marnol, plus connu sous le nom de Bruce, Chef de l'armée de la Zone Libre, sourit à la vue de Larse. Cigare dans la bouche, une barbe de quelques jours, il remit tranquillement en place ses gants noirs sales après s'être assuré que Larse l'avait reconnu. De son béret tout aussi sale débordaient des cheveux gras. Il puait la sueur et le tabac bas de gamme. Son pantalon épais tombait sur des bottes boueuses. Une lourde gabardine qu'on devinait bleu foncé par endroit couvrait son corps musclé.
— Ça fait longtemps qu't'es dans la jungle, dis-moi ? T'empestes le phacochère moisi, avait lancé Larse.
— J'ai dû partir vite de chez moi, Larse. Pas l'temps d'me faire belle...
Tous deux avaient les mêmes fonctions mais dans des camps différents. Larse avait rejoint la Cité, pensant que les verts pâturages financiers de la forteresse le combleraient. Mais sa fougue, sa jeunesse et la raideur des lois de la Cité en faisaient un marginal. C'est uniquement parce qu'il était bon dans son domaine qu'il restait entre ses murs sinon, il aurait fini dans les fins fonds boueux de la Zone Libre. C'était un fin stratège militaire. Il avait fait plusieurs campagnes en Zone Libre pour aller chercher des individus remontés du passé. Ces incursions secrètes en territoires ennemis avaient officiellement pris fin, mais chaque camp savait pertinemment qu'elles continuaient. À la longue, il avait même fini par sympathiser avec Bruce, ce vaillant combattant de la Zone Libre. Ils se ressemblaient beaucoup. Bruce, lui, était né du côté libre, comme il aimait le dire et avait été éduqué à détester la Cité, ses lois et tout ce qui transpirait de ses murs, sans vraiment savoir pourquoi. Il fallait juste les détester pour entrer dans la norme locale et être apprécié de ses pères. Parfois, son père, histoire de garder toute la famille dans les bonnes grâces du Gouvernement Central et éviter le bannissement, avait dû sévèrement le punir. Mais, il avait grandi avec ça tatoué dans la tête.
Et puis, fraterniser avec l'ennemi n'était pas du goût de tous. Certains officiels et autres responsables politiques véreux tenaient à garder cette hostilité apparente entre les deux camps. Ça faisait marcher les affaires. Pour le moment, dans l'esprit de Larse, Marnol n'avait rien à faire là.
— Qu'est-ce que tu fous là Bruce ? Dégage et laisse-moi m'occuper du paquet.
— Je l'ai trouvé avant toi Larse. Je le garde.
— Bruce, voyons, t'es malade ou quoi ? T'es chez nous là ! J'peux te canarder à tout moment. Un ordre, un seul et l'aviation te tombe dessus et toi et soldats d'opérette vous partez en confettis. Et puis, si j'reviens sans rien, le Gouvernement va me faire la fête. Ça passera pas, cette fois.
Maintenant, il chuchotait pour ne pas être entendu.
— C'est le dernier, Bruce ! Je sais qu't'es sur les crocs en c'moment, mais j'ai BESOIN de redorer mon blason, moi aussi... J't'ai laissé faire la dernière fois au Nord. Marnol, voyons ! t'as tué vingt et un citoyens ! J'ai failli me faire virer ! Tu t'rends compte ! Rends-moi la monnaie aujourd'hui.
— Ne t'inquiète pas Larse.
Marnol avait tapé sur son épaule comme quand on rassure un vieux copain.
— Nos chefs respectifs aiment ça, les petites percées. On brûle deux-trois trucs, on tire en l'air. Ça fait peur à tout le monde. Ensuite, on nous pond des lois, des décrets pour protéger les gentils et combattre les méchants. Et puis...
Il fit une pause.
— Mais attends, reprit-il. T'as l'air d'oublier Tascay. Hein ? La moitié d'un village rasé, c'était toi ! Alors commence pas à...
— C'est bon, c'est bon, tempéra Larse. On va pas non plus faire une liste.
Larse regarda derrière lui s'assurant que personne n'écoutait.
— C'est bon... C'est vrai... On a un peu forcé sur la dose à Tascay, mais, tu sais très bien d'où venaient les ordres, hein de toute façon ?
— Humm... soupira Marnol, je sais. Ton copain Luciath.
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