Choisir

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 — Ce n'était pas dans nos principes, Luciath.
 — Qu'aurions-nous dû faire alors, hein ? Nous faire tuer par les Opposants, c'est ça ? Qu'ils envahissent la Cité et mettent un terme à tant d'efforts et de travail de préservation ? Les laisser mettre fin à la paix ?
 — Il y avait d'autres moyens, tu le sais b...
 — Il fallait bien faire quelque chose, bon sang !

Cette fois le ton avait nettement changé. Luciath était fâché. Son aura d'ambassadeur avait laissé place à des mouvements de colère insoupçonnés. Sur son visage des tics nerveux étaient apparus.

 — Tu l'as dit toi-même, reprit-il plus calmement, il a fallu des sacrifices... de grands sacrifices. Chacune de ces remontées constitue une véritable menace pour la Cité et la p...
 — Et la paix, je sais, interrompit-elle. Et lui ? C'est une menace ? Regarde Luciath ! Cette remontée n'est pas normale. Elle est trop lointaine. D'après le Centre, la dernière a eu lieu il y a 161 ans. Ça devait être la dernière ! Le dernier venait de l'époque juste avant la Stabilisation... Isaac arrive d'avant l'Effondrement... Comment t'expliques ça, hein ?

Elle avait appuyé le mot 'avant' en faisant un grand geste vers l'arrière.

 — Je ne l'explique pas, avoua-t-il. Peut-être nous ment-il comme beaucoup d'autres l'ont fait dans le passé ?
 — Luciath, mon chéri. Je sais que la paix et la sécurité de la Cité te tiennent énormément à cœur. Je connais ton engagement, ta loyauté et ton amour pour chacun d'entre nous...

Elle avait voulu calmer un peu la discussion. Sa voix était différente. Isaac devina même s'il ne la connaissait que depuis peu, qu'elle allait trouver une solution. Elle ressemblait beaucoup à sa femme. Elle se leva et caressa doucement les mains de son époux comme pour faire descendre la pression. Elle garda ses yeux clairs dans les siens avant de poursuivre.

 — Si tu veux, nous allons le garder un peu ici jusqu'à ce que nous trouvions une solution sage, d'accord ? dit-elle.

Ses yeux l'avaient calmé. Elle l'embrassa sur la joue.

 — N'aies pas peur. Pour l'instant, personne ne doit savoir qu'il est là, ajouta-t-elle.
 — Ce n'est pas une bonne idée, chérie... Ce n'est pas... une bonne idée. Il ne doit pas rester, je t'assure. Pour ce que nous sommes, pour ce que nous représentons, pour Yakath.

Il avait retrouvé son air d'ambassadeur grave et solennel.

 — Ok, je comprends. Laisse-le reprendre ses esprits et je l'accompagnerai aux portes de la Cité.

Elle se tourna vers Isaac, le fixa avec beaucoup de tendresse. Il perçut même de la résignation et un peu d'humidité dans ses yeux.

 — Vous avez le regard qu'on a quand on sait qu'un animal va mourir, lança Isaac. Je lis l'abandon dans vos yeux. Le désespoir aussi, mais, ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous embêter plus que ça. Manifestement, l'ambassadeur ne veut pas de moi ici. Amenez-moi aux portes de la ville. Je trouverai bien un moyen de me réveiller de tout ça.

Luciath se retira. Il disparut dans son bureau, à l'étage.

 — Isaac. Si vous allez mieux, préparez-vous, dit-elle.

Il sentit dans sa voix qu'elle avait décidé autre chose, un plan différent de ce qu'elle venait de proposer à son mari.

 — Je vais vous amener à Lazarus.
 — Lazarus ? C'est qui ?
 — Dites plutôt c'est quoi... avait-elle ajouté en souriant. C'est une machine inventée pour détecter les remontées. Nous ne savons pas d'où elle vient et de quand elle date. Nous l'avons trouvée un peu par hasard dans une forêt pas loin, il y a très longtemps, juste avant les premiers phénomènes. Il y a en a deux dans le monde. Mais, on ne s'en sert plus depuis 160 ans puisqu'il n'y a plus de remontées. C'est peut-être là-bas que vous trouverez un moyen de repartir chez vous.
 — C'est complètement fou tout ça.
 — Oui, bien sûr. Nos scientifiques ont compris rapidement que notre système solaire dans sa formidable course dans l'espace est passé à proximité d'un trou de verre. On pense que cela s'est produit en 2018 mais nous ne comprenons pas la relation qui existe entre les évènements de 2018 et ce trou de verre. Les Lazarus se sont mis en marche tout seul dès la première remontée et il a fallu du temps avant de comprendre les données qu'ils fournissaient. Pendant la période des grands changements, avant la Stabilisation, nous avons construit près de notre Lazarus un endroit pour nos meilleurs scientifiques. Cette cité abritait une école prestigieuse. Il y avait aussi une police pour défendre ce groupe particulier et finalement, nous avons bâti une grande muraille autour. Rapidement, beaucoup sont venus se réfugier dans la 'Cité'. Ils avaient tous un idéal. La paix, la sécurité.
 — Une sorte de club privé...
 — Non, Isaac, je dirai plutôt que c'est un refuge. À l'extérieur, les gens devenaient violents et surtout totalement contre l'idée de la Cité. Pourtant, n'importe qui pouvait y entrer et y résider à condition de se soumettre à l'idéal recherché. Nous y avions élaboré des lois et surtout des principes. L'autre Lazarus situé quasiment aux antipodes a réagi de la même manière. Certains ont compris et ont tout fait pour le protéger. Ils ont également érigé une muraille autour de leur machine.
 — C'est dans la nature de l'homme de se faire la guerre. Les lois n'empêchent pas la tyrannie et la bêtise.
 — Ce sont les principes qui ont triomphé plutôt que des lois rigides. Des principes naturels, de bon sens épurés de tout profit injuste ou égoïste. Cela a pris presque neuf cents ans.
 — Et les rebelles ?
 — Les Opposants ont rapidement commencé à nous attaquer, à en vouloir à notre bien-être, à notre organisation ou je ne sais quel autre prétexte. Nous avions réussi à maintenir un haut niveau de confort et d'avancées scientifiques. Malgré nos intentions pacifiques, ils redoublaient d'efforts à vouloir détruire la Cité. Ils ont tout essayé.
 — Étrange. Qu'avez-vous fait ?
 — Nous avons considérablement renforcé la Garde, une sorte de police de la Cité. Puis, c'est une véritable armée qui a vu le jour pour défendre la Cité de toutes parts. Jusqu'en 3008, à la Stabilisation, des guerres ont abîmé notre quotidien. Nous vivions en sécurité derrière les murs immenses de la Cité mais, nous n'étions pas tranquilles. Il n'y avait pas de paix. Nous craignions le pire chaque jour. Certains arrivaient à pénétrer dans la Cité...
 — La Stabilisation, c'est quoi au juste ?
 — Rapidement, nos scientifiques ont remarqué que les naissances subissaient un phénomène inquiétant. Il y avait de moins en moins de femmes. Donc, de moins en moins de naissances. Et ce, dans les deux camps. Il fallait arrêter les effusions de sang et accorder une attention particulière à chaque naissance et comprendre le phénomène. L'espèce humaine était sur le point de s'éteindre. Nous avons donc passé des accords de paix et nous sommes occupés très sérieusement de cette question. Nous avons fait appeler les femmes 'Reine' pour mettre en évidence la préciosité du genre féminin et nous leur avons accordé de nombreuses choses. Tout le monde était d'accord. Chacun vivrait de son côté, avec les lois qui régissaient, soit la Cité, soit la Zone Libre. Personne ne devait empiéter sur la législation de l'autre mais favoriser à tout prix l'existence de la femme.
 — La zone libre ? Je ne comprends pas.
 — Ils ont choisi de se faire appeler de cette façon. Peut-être une manière d'invalider les lois de la Cité. Nous avons fait beaucoup de compromis pour la Stabilisation. Et puis, il y a eu la première remontée, fin de l'année 162. Trente-deux individus en Zone Libre et vingt-trois dans la Cité.

Elle reprit sa respiration contente qu'Isaac soit si attentif.

 — Après un temps d'adaptation, certains des 'remontants' ont changé de camps. Ils sont devenus violents et désireux de briser l'équilibre. Avec le temps, nous avons remarqué que la majorité avait tendance à se rallier à la Zone Libre. C'était plus facile pour eux d'exprimer leur frustration, leurs projets, leur désir de liberté absolue. Progressivement, ces opposants, comme on a fini par les appeler, ont réussi à influencer les dirigeants de la Zone Libre quand ils ne les ont pas tout simplement remplacés. Notre existence même devenait gênante. À chaque date de remontée nous savions que la Zone Libre s'enracinerait de plus en plus dans la méchanceté même si les remontées étaient composées de moins en moins d'individus.
 — Donc, vous avez viré tous les opposants arrivant dans la Cité vers la Zone Libre ?
 — Non. Malheureusement, au mépris de tous nos principes fondamentaux, la Garde, a décidé d'éliminer les remontées. Directement. Froidement. Il y avait aussi d'étranges disparitions. Des hommes importants, des poètes, des penseurs, des intellectuels mourraient brusquement sans explication.

Elle marqua un court silence.

 — Dès qu'une une remontée avait lieu, la Garde, à grand renfort de propagande invitait la population de la Cité à signaler les individus présents chez eux. Ils fouillaient quand même toutes les maisons et finissaient par enlever ceux qu'on cachait.
 — Ha oui ? Lazarus. Il peut me faire retourner chez moi, lui ?
 — A24c15.
 — Hein ? Encore une date à retenir ?
 — Non, dit-elle en souriant. c'est le nom scientifique de Lazarus.
 — Lazarus ? Comme le personnage de la Bible ?
 — La quoi ?
 — Non rien...

Son regard s'était perdu quelques instants dans ses yeux. Elle le remarqua.

 — Isaac ?
 — J'vais pouvoir retourner chez moi, à votre avis ? Le temps ne va que dans un sens, non ? Je suis arrivé plus vite que prévu dans mon futur, apparemment, s'attrista-t-il le regard baissé. Revenir chez moi c'est aller dans votre passé.
 — Votre futur est mon passé, Isaac. Il est donc, de mon point de vue, déjà réalisé mais pas encore pour vous.
 — Mais... je modifie mon futur en étant ici. Et si je retourne à mon époque, je modifierai votre passé, mon présent !
 — Vous serez probablement le premier humain à pouvoir penser au passé et au futur... que vous avez vu et vécu.
 — ... mais si je comprends bien...

On entendit des gens s'agiter dans la pièce d'à côté.

 — Reine Emma ! Reine Emma !

La servante de la maison venait d'apparaitre très inquiète à la porte de la chambre.

 — Le Colonel Larse est là. Il vous demande expressément !

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