4. Ernest Dufour
Lorsqu'arrive l'heure du déjeuner, Agathe tourne de nouveau l'ardoise, qui indique à présent aux passants que la boutique est momentanément fermée. Elle attrape le sac dans lequel elle avait mis son repas ce matin, juste avant de partir, et quitte le magasin en prenant soin de refermer derrière elle.
Avant de sortir de la rue commerçante, la fleuriste décide de faire un saut rapide dans la librairie qui se situe juste à côté de sa boutique de fleurs – elle ne doit pas traîner car elle est attendue ailleurs. Elle entre donc, parcourt rapidement le rayon des romans, en attrape trois dont les titres ont attiré son attention, puis porte son choix définitif sur celui dont elle préfère la couverture. Sa méthode préférée pour choisir un livre ; elle ne lit même pas le résumé. Elle range les autres livres qu'elle lira peut-être une autre fois et quitte la librairie, satisfaite, après avoir payé.
Tous les midis, Agathe a rendez-vous avec la même personne : son ami de longue date Ernest Dufour, un ancien boulanger. Le lieu où ils se retrouvent est toujours le même également : une jolie place dans la vieille ville, au centre de laquelle a été bâtie une fontaine entourée de bancs et de pots de fleurs carrés en pierre finement taillée.
Agathe repère son ami de loin, car il est entouré de toute une troupe d'oiseaux, piaillant et sifflant, venus réclamer des miettes de pain qu'Ernest leur apporte volontiers. Agathe arrive à sa hauteur. Elle salue Ernest, qui ne l'avait pas entendue arriver, et dont le visage ridé s'illumine lorsqu'il se rend compte de sa présence. La fleuriste s'installe auprès de lui sur le banc et sort de son sac son repas, qu'elle partage avec le vieil homme. Celui-ci, à son tour, attrape son sac, et sort un petit pain aux figues encore chaud, qu'il a lui-même confectionné un peu plus tôt dans la matinée. Il sait que c'est le préféré d'Agathe, qui le remercie chaleureusement. Ernest a pris sa retraite il y a bien des années, mais il aime toujours autant préparer du pain, surtout pour Agathe, qu'il appelle affectueusement son "oiseau préféré".
Agathe adore Ernest. Il est pour ainsi dire le quatrième bonheur de sa journée. Elle aime passer du temps avec lui le midi, chaque jour, et lui partager son repas préparé avec soin. Elle aime le voir nourrir les oiseaux de la ville, elle aime les surnoms qu'il lui donne, elle aime le pain qu'il fabrique et qu'il lui apporte en cadeau, elle aime le prendre dans ses bras avant de partir pour retourner travailler... Mais ce qu'elle aime par-dessus tout, ce sont toutes les histoires qu'Ernest a à lui raconter.
Car Ernest Dufour est un homme âgé, qui semble avoir vécu beaucoup de choses, de nombreuses aventures, et il se plaît à les partager. Agathe le lui rend bien, car elle adore l'écouter ; elle est, à chaque fois, captivée par les mots du vieil homme et veut toujours en apprendre davantage. Souvent il lui parle de la boulangerie qu'il tenait, des clients qu'il rencontrait – Agathe les compare alors aux siens, elle crée des liens –, de la douce odeur du pain qui berçait ses narines à longueur de journée, de la chaleur des fourneaux près desquels il s'activait dès les premières lueurs du jour, des oiseaux qui venaient déjà lui réclamer des miettes, le soir, lorsqu'il quittait sa boutique, ainsi que de l'association à laquelle il apportait les pains qu'il lui restait à la toute fin de sa journée.
Ernest parle aussi beaucoup d'Aglaé, sa femme, qui est tombée malade un hiver et l'a quitté il y a déjà de nombreuses années, alors qu'il était encore jeune, mais qu'il n'a cependant jamais cessé d'aimer. Dans ces moments-là, où il parle de sa bien-aimée, il est un peu mélancolique, ses rides deviennent un peu plus visibles, mais il ne cesse malgré tout pas de sourire. Il a raconté à Agathe comment était la montagne sur laquelle lui et sa compagne vivaient, lui a parlé de leur maison, leur grand jardin, dans lequel Aglaé avait planté toutes sortes de fleurs et installé un potager dont elle s'occupait méticuleusement, la cheminée, près de laquelle ils passaient leur soirée, leurs rêves à tous les deux, leurs voyages, leurs aventures dans les hauteurs, en altitude... Il lui a aussi conté leur mariage – c'est d'ailleurs Aglaé qui lui avait fait sa demande, car Ernest était trop timide pour le faire ! Une fois qu'il a fini de raconter ses souvenirs avec Aglaé, Ernest sourit en disant que tous les deux ont eu une belle vie ensemble.
Aujourd'hui Ernest parle d'une forêt dans laquelle lui et son épouse s'étaient perdus, et au coeur de laquelle ils avaient fini par tomber sur un groupe de cerfs, de biches et de faons, qui les auraient guidés à travers les bois, leur permettant finalement de retrouver leur chemin. Agathe l'écoute attentivement, sa façon de raconter ses souvenirs est captivante, et quelque peu émouvante.
Finalement il est temps pour elle de retourner travailler. Elle prend Ernest dans ses bras pour lui dire au revoir, comme elle le fait à chaque fois, et le remercie pour le pain et son histoire. Le vieil homme, quant à lui, reste un moment sur le banc, continuant de nourrir les oiseaux qui sont restés près d'eux tout le long de la pause.
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Agathe n'avait pas vu la voiture arriver. Il faut dire qu'elle sortait de nulle part, à toute allure, et la fleuriste n'avait rien pu faire pour l'éviter. Le choc qui avait suivi non plus, elle ne l'avait pas vu arriver. Et il en était sans doute de même pour l'homme qui arrivait en face ; trop d'alcool dans le sang, vraisemblablement.
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