La moyenne
Une vision me hante à mes vingt-quatre ans. C'est l'image de moi sur la cime du Mont Blanc, criant si fort que j'en ai mal aux flancs. Je suis terrifiée à l'idée qu'on me nomme la folle, craignant que le temps ne puisse me guérir et qu'à cœur fermé, jamais je ne change, perdue dans ma lutte contre la médiocrité. Je me sens trahie par ma propre paresse et ma faible estime de moi.
Mon bilan : je me sens faible et dans la moyenne. Et je me pose la question : suis-je vraiment celle que je pensais être ? Moi qui me croyais invincible et faite pour accomplir l'impossible. Louée de tous et fierté des proches, j'étais l'enfant que tout parent rêve d'avoir.
Et me voilà, aujourd'hui, entre une tasse de café et un siège de métro, malheureuse.
C'est pourtant un matin comme les autres, où mon esprit se perd, tiraillé entre deux masses : celle du monde qui s'empresse d'aller au travail et celle de mes pensées. Cette masse n'est autre qu'une petite voix en moi.
Ma fidèle copilote, qui ne manque jamais d'occasion de me blâmer, en prétendant vouloir m'aider.
Je réponds toujours à son appel et la laisse m'emporter. Avec légèreté. Comme si, avec elle, la solitude pouvait devenir douceur. Elle a le pouvoir de me faire sentir unique, réconfortée par la chaleur des émotions qu'elle m'apporte. Elle me fait sentir vivante, et cela se répand à travers tout mon être, comme si je n'étais plus maîtresse de moi-même.
Mais paradoxalement, je m'y donne volontiers. Elle assouvit cette obsession de vouloir ressentir un chaos, un flux de chaud et de froid qui font ce que je suis vraiment. Avant même de pouvoir en prendre conscience, son courant s'empare déjà de moi. Nous ne faisons plus qu'un.
Chaque seconde devient un doute. Et chaque doute la rapproche de l'origine de mes peurs. Cette réalisation m'effraie. Car bien que je l'aime, notre relation devient toxique. Et sa présence devient petit à petit une menace.
Une surcharge de négativité.
Je deviens esclave de l'angoisse que j'ai moi-même créée. Elle sait faire fuser les questions aussi bien qu'elle sait aspirer mon énergie. Je me sens piégée, et je me demande combien il lui en reste à puiser.
Je me demande si tous ces gens autour de moi, dans le métro, témoignent de mon état. En sont-ils tout autant victimes ? Cela ne peut pas être une expérience inédite. J'en suis sûre. Après tout, je me sais moyenne, à ma déception de tout ce que j'ai cru auparavant.
"Amstelveenseweg."
L'annonce de mon arrêt me retire de mes pensées. Je reviens vite à mes esprits, soulagée d'avoir à nouveau toute ma tête. Bien que le regard de la dame d'en face n'en dit pas tout autant. Ah oui! je sais en quoi je me distingue! Je suis très divertissente.
Je pars vers ma misérable vie de bureau, comme si de rien n'était.
À dire vrai, c'est un peu dramatique de ma part de qualifier la vie de bureau de misérable. Je ne la déteste pas tant que ça. Ce qui me turlupine, c'est ce qu'il est devenu de la perception qu'on se fait de l'utilité. Elle a pris une valeur marchande, et il devient difficile de définir les grands axes de celle-ci.
À quoi sert réellement ce que je fais ? Ne suis-je qu'une machine de productivité ?
À l'échelle universelle, c'est comme si je ne représentais plus qu'un nombre. Un objectif mesurable : taux de réussite, salaire, années d'expérience, heures travaillées, maximisation des profits... Cela me fait considérer une deuxième lecture de ma définition de l'individualité en tant qu'humain.
Ma compréhension de celle-ci devient plutôt brutale. L'individu moderne est un produit qui se différencie par l'optimisation de son temps et sa discipline. Discipline est le terme clé. C'est la version moderne de ce qu'était autrefois la persévérance.
La persévérance tient compte de nos caractéristiques humaines. C'est se relever après avoir fait des erreurs, pris de mauvaises décisions, éprouvé des émotions qui nous influencent et qui, éventuellement, deviennent des obstacles. C'est un moyen de vivre et de continuer.
En revanche, la discipline, telle que je la perçois, se caractérise par la capacité d'un individu à contrôler ses désirs et pulsions afin d'arriver aux objectifs préétablis. Celle-ci semble discréditer l'essence de l'humain, qui est un conflit continuel entre la raison et le désir, comme le dirait Kant.
J'ai récemment lu un livre qui m'a éclairée sur la confusion entre ces deux notions : L'obstacle est le chemin de Ryan Holiday. Un livre sur comment transformer les épreuves en victoires. C'est un parfait exemple de comment objectifier la persévérance des autres et la transformer en invitation à la discipline pour le lecteur. Il y a certes des choses à apprendre de la réussite d'autrui, mais je ne pense pas qu'on puisse créer un modèle infaillible à partir de leur expérience. Si c'était si simple, cela se saurait déjà.
Les réseaux sociaux participent aussi à l'ampleur de ce phénomène.
Il suffit de quelques minutes sur Instagram pour y retrouver un cirque, où chaque jour, un nouveau visage, des mouvements de lèvres et des expressions faciales viennent transmettre un message.
Ils se permettent d'articuler, comme des perroquets, leurs idéaux de l'humain parfait.
Que ce soit à la salle de sport, au travail ou à la maison, est et sera valorisé celui qui fournit le plus de "added value".
Le problème est là.
La "added value" doit être tangible selon leur modèle. Se pousser aux limites de soi-même en réprimant les émotions.
Optimiser, maximiser...
Et moi, je n'ai jamais eu cette capacité. Alors je passe mon temps soit à les envier, soit à démentir leurs propos pour ne pas affronter mes doutes. Je me sens si vide...
"Si moyenne" encore une fois...
Ils semblent tous avoir trouvé ce que je ne connais pas : leur passion, ou une telle mécanique intérieure qui leur permet d'aller jusqu'au bout des choses.
Pour ma part, j'ai l'impression de me cacher derrière beaucoup d'excuses. Je suis assujettie à ces stupides émotions : fatigue chronique, pleurs, joies qui ne me permettent pas d'être constante.
Et je m'en veux de ne pas me pousser au-delà de mes limites, afin de me débarrasser de cette horrible étiquette M comme moyenne que je répète tout le temps.
Ils ont à offrir soit leur beauté, soit leur éloquence, soit leur style de vie. Culture du vide, pensé-je, pour me consoler.
La voix intérieure me répète sans cesse qu'eux, au moins, ont le mérite d'essayer de produire quelque chose.
Produire est presque une obsession pour elle. C'est ce qui alimente la plupart de ses monologues conflictuels.
"Qu'as-tu produit aujourd'hui ?" Comme si elle me laissait l'occasion, à me brancher dans ses folies de questionnements toute la journée. Je la sens comme une force qui m'arrache au quotidien pour me figer ou me coller contre le lit.
Elle ne sait pas se taire.
Alors je crie, à haute voix cette fois-ci, espérant qu'elle me laisse un moment de paix.
Je profite de ces quelques instants de "boost" pour me commander à manger et ressens une montée de dopamine lorsque la sonnette retentit.
Je mange, ou plutôt je m'engouffre rapidement, comme si j'avais quelque chose qui m'attendait.
Cela a toujours été une course. Rien ne me presse plus qu'une bouchée qui attend d'être dévorée.
Manger mes émotions, le vide. Manger pour éviter de faire le point sur où j'en suis dans la vie.
C'est bon. Si bon. Oh, que je le mérite. Que c'est satisfaisant.
Que je me sens pleine de pouvoir.
La seule capable de déguster ou même d'« orgasmer ».
C'est un superpouvoir, j'en suis certaine : savoir manger jusqu'à presque exploser.
Si je suis bien forte dans quelque chose, c'est enfouir, avec chaque bouchée, un peu de mes émotions.
Je ne sais plus si c'est bon ou dangereux pour ma santé. Mais le rythme s'accélère, et mon estomac ne semble plus s'y plaire.
Et plus j'y pense, plus je me dis qu'il est trop tard pour m'arrêter. Il ne faut surtout pas gaspiller.
À croire que mon existence en dépend. Elle me dit : "Mange, mange, tu le mérites tant."
Puis le ton change. "Mange, mange, tu ne sais faire que ça de toute façon," murmure une deuxième voix.
La chute est brutale. Ce qui remplit mon ventre tout à l'heure se transforme en vide. En regret. En dégoût.
Bon, assez dramatisé. C'est une journée banale. Un peu déprimante, oui. Mais similaire à la vôtre et à celle de plein d'autres.
Nous nous faisons tous ce genre de réflexions. Ou du moins, je l'espère.
Je regarde mon téléphone et réalise que ce n'est pas le moment de dramatiser à cause de quelques frites en trop. J'ai d'autres responsabilités, comme trouver le sommeil pour pouvoir aller travailler demain.
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