L’enfance

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Souvent, le matin, je suis confrontée à devoir accepter, de nouveau, que mon quotidien est bien réel. Je ne sais pas si c'est de l'égocentrisme, mais je ne pense pas que l'enfant que j'ai été une fois mérite ce train de vie.

Aussi loin que je me souvienne, je faisais partie de ces petites filles joyeuses et créatives, qui ne manquaient pas une occasion de se faire entendre et remarquer.

À la question de ce que je voulais devenir, je répondais avec fermeté : chanteuse ! Ou alors... poète ! Je veux faire du théâtre !!!

Ce qui faisait rire ou pleurer mes parents, immigrés maghrébins, qui ont tout risqué pour offrir un confort financier à leurs enfants, avec l'espoir qu'ils réalisent toutes sortes d'exploits dont ils n'avaient jamais pu rêver...

Mais les souvenirs restent très vagues, et la perte des vestiges de cette époque a rendu difficile, pour moi, de remettre de l'ordre.

Mon enfance était, pour moi, un seul bloc qui ne me disait pas grand-chose et que je ne déballais pas souvent.

J'en avais fait une réminiscence heureuse, comme celle de tous. Ou alors de la plupart des gens. Simple à résumer et à raconter.

Dire que la vérité était tout autre reviendrait à remettre en cause non seulement l'éducation de mes parents, mais également les bénédictions que la vie nous offre. Ce qui n'est pas juste.

La réalité est nuancée et devient plus claire, plus facile à raconter avec l'âge.

Avec le temps, on réalise que le bonheur est une question de perception et de capacité cognitive.

Selon ma vision d'enfant, j'étais heureuse, mais mes yeux d'adulte apportent un regard critique à ce bonheur que j'ai soigneusement protégé pendant des années.

Bon, il faut bien que je me prépare pour aller au travail.

Je me précipite avec quelques gorgées de café au goût amer, emplies de mal-être après cette réflexion sur mon enfance.

Déjà qu'il est assez tard...

C'est une journée d'été, bien trop belle pour déprimer. Un soleil radieux, des habits colorés. Ces quelques moments d'espoir font que ces pensées se transforment en doutes.

Je ne sais plus si les sentiments ressentis en valent vraiment la peine.

Sont-ils associés au passé ou ne sont-ils qu'une projection de l'instant présent ?

Et cette... obstination à vouloir me reconnecter à ce que j'étais autrefois. Comme si c'était ma dernière sortie de secours.

Je ne la comprends plus.

"Il doit sûrement y avoir une raison pour toute cette tristesse et cette mélancolie", me murmure la petite voix.

Elle vous parle aussi, cette voix.

Personne n'a envie d'être responsable de son propre malheur. Encore pire s'il est seulement inventé par nous-mêmes !

Alors on cherche, on fouille dans le passé, à la recherche de ce qui pourrait tout justifier.

À presque en frôler la frénésie.

J'en viens à croire que je ne suis plus la petite fille d'autrefois.

Un seul corps, mais deux personnes.

Un seul corps, mais deux mémoires.

Quelques minutes sur Internet me suffisent pour comprendre que mon cas n'est pas isolé. Eh oui, bien moyenne, même dans mon malheur, je ne suis pas si unique que ça.

Michel Delage et Antoine Lejeune ont exploré la distinction entre la mémoire explicite et la mémoire implicite, dans leur livre La mémoire sans souvenir.

Pour faire simple, l'une correspond à des souvenirs conscients, tandis que l'autre ne préserve que les réponses physiques, les sensations et les émotions, sans conserver les événements auxquels elles se rapportent.

Les informations liées aux circonstances sont encodées dans l'hippocampe, puis stockées dans le cortex cérébral : le lobe temporal pour les informations auditives, le lobe occipital pour les visuelles, et enfin le lobe pariétal pour les informations liées à l'espace et au mouvement.

Les émotions, quant à elles, impliquent principalement le système limbique : l'amygdale les encode, l'hypothalamus régule les réponses (stress, sueur, etc.), et enfin le cortex préfrontal aide à prendre des décisions rationnelles.

Un souvenir traumatique engendre une amplification de la mémoire émotionnelle, ce qui peut provoquer un encodage incorrect par l'hippocampe.

Un peu comme lorsque vous lisez un livre, et qu'après quelques années vous dites à quelqu'un qu'il était génial, alors que vous êtes incapable d'en raconter l'intrigue.

Il vous a tellement plu que vous avez oublié d'encoder des données essentielles.

Eureka ! Alors il y a bien quelque chose !

Un enthousiasme au goût effrayant.

Car oui, découvrir qu'il y a peut-être une raison à ses maux signifie qu'au moins, j'ai le mérite de ne pas en être la créatrice. Et que je ne suis pas fainéante. Oui. Même mon réveil tardif peut se justifier par ça ! Oui, même ma procrastination... ou voyons... hmmm... oui, même mes échecs scolaires !

Euhhh, que dit ce site ? Ah oui, beaucoup de pression dans l'enfance m'a fait mûrir trop vite, et ça ressort à l'âge adulte.

Ah oui, j'ai dû sûrement vivre quelque chose de traumatique. C'est vrai !

Ah, que c'est facile et soulageant de pouvoir rejeter toutes responsabilités !

On est tous un peu comme ça, ne faites pas les surpris !

Peut-être que... je n'ai juste pas envie d'être banale ? Et si c'était ça ?

Je les vois, ces gens sur les réseaux, s'autodiagnostiquer TDAH ! Peut-être qu'on est tous juste désespérés.

Peut-être que je pleure souvent car je suis trop faible ?

Et ces pensées suicidaires... j'ai sûrement été pourrie gâtée et je n'ai construit aucune résilience.

"Un jour, ce sont tes crises d'angoisses répétitives, un autre, tes contractions vaginales, tes cauchemars précis et récurrents.

Tu recherches beaucoup trop d'attention."

Encore cette voix. Après tout, c'est la mienne. Si elle dit ça, c'est que ça doit être vrai.

Elle a raison.

Peut-être qu'au final, j'ai tout inventé ?

Qui sait.

"Et puis même, peu importe !

Comment peux-tu prouver ce dont tu ne te souviens pas toi-même ? Comment faire croire aux autres ce que tu ne sais pas toi-même ?

À quoi bon dédier sa vie à la quête de l'impossible ?"

Pourtant, la journée était si bien partie. Elle m'avait offert toutes les raisons d'être de bonne humeur. Comme on dit, on est responsable de son propre bonheur.

Une importante figure de mon enfance était ma maîtresse d'italien : Marta.

Marta était pour moi bien au-delà d'une mère.

Elle a contribué à mon épanouissement et à cette confiance en moi que j'avais autrefois.

Jamais elle n'aurait pu rater l'opportunité de complimenter et d'encourager ses élèves.

Sa présence était un rappel de ma vulnérabilité.

J'étais seulement une enfant.

Lors d'une réunion parents-profs, Marta m'a demandé de quitter la classe pour pouvoir parler entre adultes. Je n'en étais pas un. Pas à ses yeux.

À cette époque, c'était difficile financièrement pour mes parents. Bien qu'ils aient tenté de le dissimuler en répondant toujours à nos besoins matériels, il leur était difficile de réaliser la dimension émotionnelle.

Difficile pour eux de comprendre que les enfants comprennent leurs cris, leurs pleurs, leurs frustrations.

Que ça les impactait également.

Qu'il ne suffisait pas de compenser en nous nourrissant bien ou en nous habillant correctement.

J'étais une enfant de huit ans qui essayait d'alléger le fardeau de ses parents. Le fardeau émotionnel.

Je ne voulais surtout pas en ajouter à leur malheur.

Je me faisais petite à la maison. Mature.

En contraste, il y avait mon grand frère, qui semblait ne faire qu'en ajouter. Un garçon incompris, au diagnostic mal compris et mal interprété par les miens.

Le contexte culturel de mes parents faisait qu'ils avaient une notion de sécurité limitée au financier et au physique. Bien que l'amour soit un socle dans notre famille, la sécurité et la compréhension de la dimension émotionnelle n'étaient pas étendues.

Si une personne ne connaît que trois nuances de bleu, il ne faut pas s'étonner si elle classe le bleu des mers du Sud comme du turquoise.

C'est la même chose. Ces lacunes n'avaient pas d'impact sur le sentiment global ou même la survie quotidienne, mais elles sont devenues visibles avec l'âge. Maintenant que je connais le bleu des mers du Sud, je peux le reconnaître.

Pour faire court, ils ont fait de leur mieux, mais grandir, c'est réaliser que dire les choses telles qu'elles sont ne signifie pas qu'on est ingrat.

J'ai dû grandir trop vite, malgré moi.

L'école était mon coin de paix. C'était ma zone de confort où je n'avais plus besoin de m'encombrer.

Pendant des mois, Marta me demandait si j'avais besoin de nouveaux cahiers ou fournitures scolaires. Elle me les donnait après les cours pour que les autres élèves ne soient pas au courant de ma situation. À travers mes parents, j'ai appris qu'elle me payait elle-même mes repas à l'école.

Elle était sévère sur les devoirs et, si je les oubliais, ça devenait un problème personnel.

Je me rappelle comme si c'était hier. Lors de la récréation, elle avait un regard colérique et triste.

Je savais que c'était parce que je n'avais pas fait mes devoirs. Une fois qu'elle m'a aperçue, elle m'a engueulée et m'a fait repartir en classe pendant la récré pour les faire avec elle.

En tant qu'enfant, c'était un moment terrible. La peur de la décevoir me déclenchait un torrent de larmes.

Mais aujourd'hui, les larmes ne sortent pas pour la même raison. Elles coulent face à la compréhension de ce geste. D'une enseignante qui avait fait d'une enfant d'autrui sa propre mission.

Une maîtresse qui ne pouvait pas passer la pause sans être tourmentée de questions sur pourquoi son excellente élève n'avait pas fait ses devoirs. À se poser des questions sur ce qu'il se passait à la maison.

Cela serait malhonnête de dire qu'on était à plaindre au foyer. Comme je l'ai dit, l'amour n'y manquait pas. Que ce soit celui de Dieu ou celui de ma famille.

Une maman ours, prête à protéger ses enfants coûte que coûte.

Un père travailleur, qu'on n'avait jamais entendu se plaindre.

Ils formaient un beau couple. Beau ne veut pas dire sain. Mais ça, c'est un autre sujet.

Il est difficile de juger une relation qui dure encore aujourd'hui.

Pour pouvoir porter un jugement sur celle-ci, il faudrait être calé sur l'environnement socio-culturel dans lequel ils ont grandi. Ce n'est pas ma place.

Ils ont fait un beau travail avec les moyens du bord. Avec ce qu'ils pouvaient et savaient.

L'humain n'est pas parfait.

Ou du moins, je veux croire cela. Peut-être que je ne suis pas encore prête à explorer mes pensées sur le sujet.

Pour l'instant, ils sont mes protégés.

Mes bien-aimés.

Est-ce que vous êtes curieux de savoir si tout ça tourne vraiment dans ma tête lorsque je suis au travail ou si ce sont des pensées de nuit tardive ?

Même moi, je ne saurais pas vous le dire. On n'écrit pas toutes nos pensées sur le moment même.

Ce tableau Excel est ma source d'inspiration. Tout devient plus intéressant, plus facile à élaborer.

L'ennui atteint son paroxysme, me laissant dériver dans les méandres de mon esprit.

En attendant l'heure du déjeuner.

Impatiemment...

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