Le travail
Laissons-nous emporter, c'est ce qu'on pense souvent lorsque certaines situations nous poussent à nos limites.
C'est mon cas aujourd'hui.
Cette fois-ci, m'évader dans mes pensées n'est plus suffisant.
On est un mardi de septembre, l'automne approche. Le soleil à Amsterdam est toujours là, mais il commencera bientôt à se faire timide.
Un climat humide.
Je travaille depuis chez moi aujourd'hui.
Je ne vous ai pas encore parlé de ma vie professionnelle. Tout ce que vous en savez, c'est qu'elle est assez ennuyeuse, bien moins ambitieuse que mes rêves d'enfant.
On est tous un peu dans ce cas. Les passions restent des passe-temps pour une bonne raison.
Je fais partie d'une équipe où chaque membre vient de l'autre bout du monde.
La high-tech. Un monde inconnu pour moi il y a encore quelques mois.
Le point positif, c'est que j'ai rencontré des personnes formidables, j'ai eu l'opportunité d'apprendre de nouvelles choses sur plusieurs cultures différentes. J'ai aussi développé des amitiés qui resteront sûrement pour toujours.
Au départ, je croyais avoir trouvé un équilibre.
En réalité, cette offre d'emploi était une cage en or.
Bien payée, pleine de voyages, des bonus à tout-va.
On nous paye pour être des bouffons. Des fous.
Ce qui est attendu de nous va bien au-delà du simple fait de générer du revenu.
Cela fait quelques mois que le travail est devenu l'élément principal de mes angoisses.
Beaucoup de doutes se sont installés au fil du temps.
Plus rien ne me semble avoir de sens. On m'empoisonne ici. J'en suis certaine à présent.
Les journées sont devenues progressivement des répétitions en boucle, négatives et toxiques, de tout ce qui n'allait pas dans ce bureau.
Les discussions se ressemblaient. J'ai longtemps essayé de ne pas y participer.
Mais me voilà, plus que compréhensive de leur cause.
Il y a spécifiquement cette personne : ma boss, Sarah.
Un personnage anecdotique, née dans une secte religieuse très stricte, au passé de rebelle et de self-made woman, l'image parfaite de la femme qui a réussi seule.
J'ai longuement essayé de lui trouver des raisons, des excuses à ses agissements, les unes plus ridicules que les autres. Parce que je voyais du bon en elle.
Elle avait cette vision familiale de son équipe, oscillant entre un rôle maternel — qu'elle n'a évidemment jamais voulu assumer, d'après ses dires — et celui d'une boss.
Mais ça ne marche pas.
Mâchée dans sa solitude et son narcissisme,
elle était connue dans le monde de la vente pour exceller. Mais après l'avoir connue, je remets en question ses méthodes.
Elle a un grain pour la vente, oui, mais c'est surtout parce qu'on a du mal à lui dire non.
J'ai eu le malheur de devoir être une de celles qui le font.
Je suis passée de la bien-aimée, celle qu'elle préférait, à son ennemie jurée.
Elle s'était promis de me rendre la vie difficile.
Il est inutile d'expliquer l'horreur qu'est devenu le fait de travailler avec elle.
Les anecdotes vont des voyages imposés les week-ends, suivis de chantages, de pressions, de mensonges et de manipulations de chiffres.
Cette personne n'a pas de limites.
Elle est imprévisible et réussit à rallier quelques personnes à sa cause, qui pourtant ne l'apprécient pas.
Tout le monde la déteste. Personne ne manquait à ces regroupements de commérages, à critiquer ses moindres faits et gestes.
Elle avait un don : être insupportable, indigeste.
Et un talent : péter une crise comme un enfant gâté mal élevé à qui on n'a jamais mis de fessée.
Oui, l'image que vous avez est bien réelle.
Une adulte dans la cinquantaine qui tape du pied et boude si on lui dit non.
Mais elle a ses moyens, comme je vous ai dit...
Si elle a eu la capacité d'ajouter quelques décibels, de la vitesse et du ton à la voix dans ma tête, je vous laisse imaginer ce qu'elle peut faire d'autre.
Ça fait quelques mois que j'essaye de ne pas trop y penser.
Bloquée entre le marché du travail, qui est sans pitié, et les trois, quatre chaises qui nous séparent au bureau. Démissionner est devenu impossible.
Magiquement, j'ai perdu toute confiance en moi. Ces instabilités émotionnelles, ces craquages à la moindre contrariété, font de moi, socialement parlant, une hors-caste.
Et pourtant, c'est un sujet qui revient sans cesse dans mes discussions avec ma collègue préférée, Lisa.
On a beaucoup de points communs, dont un : la langue française.
Et ce qui est plus français encore, c'est qu'on sait se plaindre.
Un peu trop. Des râleuses.
On se rend compte depuis quelque temps que ça nous gâche la vie.
Mais il est très dur de faire diversion.
Je suis là, à un de ces moments de la vie où plus rien ne peut être acceptable.
Je n'ai plus de patience. C'est ma survie qui passe avant tout.
Je ne suis plus l'enfant mature qui aurait tout fait pour ne pas en rajouter aux fardeaux de ses parents.
Aujourd'hui, ça ne marche plus. Rien ne veut plus être contenu. Ce travail est la goutte de trop.
Je dois survivre, je dois encaisser.
Mais elle ternit mes plus beaux moments de joie en les remplaçant par une angoisse.
Les réveils matinaux sont, depuis des mois, des boules au ventre que j'essaye d'oublier en fixant mes pensées sur d'autres choses, tout aussi angoissantes, mais au moins différentes.
Je fais diversion.
Ça a fini par me rattraper.
Aujourd'hui, celle que je suis devenue, à la moindre critique et micro-management de son superviseur, fait un pas vers l'acceptation.
De la maladie. Ou du moins, une partie de moi le fait.
Je suis peut-être malade ? Qui sait.
C'est bien malin de juste dire "oui, j'ai peur d'aller au travail."
Tout le monde peut le faire.
Suis-je arrivée à ma limite ou est-ce de la faiblesse ?
Et si j'étais juste une menteuse, une fainéante qui ne veut plus remplir ses obligations ?
Je ne sais pas.
Cela fait quelque temps que j'ai envie de partir.
J'en ai marre d'absorber toute cette négativité au bureau, qui a fini par m'atteindre aussi.
J'ai l'impression qu'on m'a, chaque jour, donné un coup de pied au même endroit sur le tibia.
Et qu'aujourd'hui, ça a fini par casser.
Mais personne ne peut le comprendre, je pense...
Car mes collègues aussi ont eu une vie difficile et pourtant, ils ne prennent pas d'arrêt.
Pourtant, j'ai toujours été quelqu'un qui pousse jusqu'au bout.
Je n'ai jamais voulu qu'on s'apitoie sur mon sort.
Le type à cacher ses larmes et toujours prétendre être forte.
Des difficultés, j'en ai connu dans la vie. Elle ne m'a pas fait de cadeau.
"Tu es ingrate." Encore cette voix.
Bon, peut-être. Mais en attendant, je le pense vraiment.
Et je m'en veux. Je m'en veux d'avoir autant de mal à surmonter des épreuves qui me semblent faciles, objectivement.
Pourquoi ça me prend autant d'énergie et d'émotions ?
Pourquoi j'en pleure, j'en tremble, j'en crie ?
J'ai commencé à comprendre ces derniers jours que plus rien n'allait.
Parce que, de plus en plus souvent, j'ai ces images de moi en train de vandaliser le bureau, de casser les écrans et de crier triomphante.
"Ils ont peut-être gagné." me répète la petite voix.
Ils ont tout fait pour que je parte, que je m'en aille parce que je ne leur plaisais pas.
Je suis dans un pays dont j'ignore tout des lois.
Il en faut, du courage, pour se déclarer malade, je me le répète pour me consoler.
Oui, il en faut. Il faut reconnaître ses limites.
J'y suis. Je veux survivre aujourd'hui.
On verra bien.
Pour l'instant, je pars faire une sieste.
À bientôt.
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