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Loin d'être stupide, Rudy ne manquait pas de jugement. Au quotidien, il se montrait courageux et toujours prêt à rendre service. Beaucoup abusaient d'ailleurs de sa gentillesse au grand dam de sa femme. Sur les chantiers, il ne buvait jamais ; en revanche, après sa journée, il trinquait facilement avec les uns ou les autres. Au fil des ans, sa consommation d'alcool avait augmenté. Au fil des ans, il avait été moins présent dans son foyer.
Après Laurie, Tony avait fini par quitter le nid. À vingt-quatre ans, avec un Master en Biologie moléculaire et cellulaire, il était parti vivre en Angleterre. Totalement bilingue, il avait obtenu une place de chercheur au sein d'un grand laboratoire londonien.
Sans enfants, Rudy et Karen s'étaient retrouvés comme aux premiers temps. Ils n'avaient jamais eu d'animaux. Karen trouvait les oiseaux bruyants, les poissons ennuyeux, les chats capricieux et les chiens encombrants. En revanche, sa passion pour la décoration était visible dans chaque pièce de leur maison. Son regard pétillait dès qu'elle parlait de ses projets ou des objets chinés et détournés de leur usage premier. De nature peu loquace, Rudy la félicitait néanmoins pour ses créations et souriait en l'écoutant monologuer.
Tout avait changé peu après le départ de leur fils. Karen s'était subitement éloignée de son mari. Elle avait mis aussi un terme à ses activités d'aménagement intérieur au profit de trois autres complètement différentes. Vendeuse en boulangerie, elle s'était arrangée pour ne pas faire la fermeture - sauf situation exceptionnelle - et ne travailler qu'un week-end sur deux. La semaine, elle finissait au plus tard à dix-huit heures. Le temps de se changer et de récupérer quelques affaires chez elle, elle se rendait au self-défense, les lundis et jeudis, au club photo, les mardis, au cours d'anglais, les mercredis et vendredis. Les samedis-dimanches, elle se promenait dans un petit parc arboré ou se rendait à des manifestations gratuites. Elle ne proposait plus à Rudy de l'accompagner. Quand tout allait bien entre eux et qu'il n'avait rien de prévu, celui-ci avait souvent décliné ses invitations par fatigue ou manque d'intérêt.
Ce fut lors d'un week-end que tout avait basculé pour Rudy. Karen et le voisinage dormaient encore lorsqu'il était monté dans son vieux pick-up noir aux airs de corbillard. Un mur devait être repris dans un collège. L'intervention avait été programmée un samedi pour ne pas perturber la bonne marche de l'établissement. Rudy était allé chercher Diego, un chef de chantier, à son domicile. Il aurait préféré travailler avec Dylan qui exécutait chaque tâche avec rapidité. Avec Diego, Rudy savait qu'il devrait œuvrer pour deux l'après-midi. Son collègue ne se gênerait pas pour lever le pied après le déjeuner. Pour ne pas finir trop tard, Rudy avait avalé son repas. À seize heures, tout était terminé. Après avoir rapporté le matériel à Bâti Déco, Rudy avait déposé Diego chez lui.
- Entre donc siffler une blonde, lui avait-il proposé.
- C'est pas de refus, chef.
Profitant du beau temps, les deux hommes s'étaient installés sur la terrasse en compagnie de bières et de whisky.
Quand Rudy avait repris le volant, vingt heures sonnèrent. Il avait attendu quelques instants avant de démarrer son véhicule. Sa tête tournait. Les premiers mètres furent laborieux, les suivants désastreux. Dehors, l'odeur des blés moissonnés se répandait. Les rues étaient désertes. Le maçon avait l'impression d'être sur un petit nuage. Cela lui faisait toujours cet effet lorsque trop d'alcool circulait dans ses veines. Il trouvait cette sensation très agréable. Il se sentait soudain libre, sans entraves. Dans la semaine, il avait croisé le grand patron de Bâti Déco. Celui-ci avait fait allusion à une imminente promotion. S'il continuait d'être aussi consciencieux et investi, il deviendrait chef de chantier. Quel immense pied de nez à tous ceux qui l'avaient toujours dénigré ! Rudy y croyait ; tôt ou tard, le vent tournerait. Diego lui avait confirmé qu'il prendrait sa retraite à la fin de l'année. Ce serait un joli cadeau de Noël et Karen finirait peut-être par se rapprocher.
Sans s'en rendre compte, Rudy avait grillé un stop et deux priorités. Rudy ne savait plus si sa femme était à un vernissage ou une autre sortie du genre. S'extasier devant des objets collés sur des toiles ou des personnages avec des visages déstructurés l'avait toujours beaucoup amusé. Tout en ricanant, il reconnut la chanson qui passait à la radio. La musique était allumée depuis qu'il avait mis le contact ; il n'y avait pas prêté attention avant. Tout en zigzaguant et comme perdu dans l'espace, il fredonna gaiement le refrain et fonça droit dans le Renault Espace sur lequel deux gigantesques coccinelles faisaient office de pare-soleil.
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