Après la gueule de bois, plus aucun mal

4 minutes de lecture

Il y a cent soixante quatorze ans et demi, le Sorcier a éradiqué le mal du monde. Absolument tout le mal. S'en est suivi une ère de paix divinement chiante, sans rien à se coller sous la dent en terme d'histoire.

En fait, il y en a eu beaucoup des histoires, mais à mourir d'ennui, je vous assure. Finis les poèmes épiques sur les grandes batailles, les amour dramatiques, les vilains à faire frémir d'horreur, les héros plein de gloire, les vengeances, les quêtes homériques.

Depuis cent soixante quatorze ans et demi : rien.

Pas une rixe, pas un p'tit meurtre, à peine un mot au dessus de l'autre. Pas d'escroquerie, de vol, de fraude, d'adultère, de mensonge, d'exhibitionnisme. Même pas une pauvre main au cul ; que dalle. Laissez-moi vous dire une chose : la paix, le vent qui souffle dans les brindilles, le soleil sur les coquelicots, Tata Janine qui fait des tartes au citron, les papillons ; tout ça c'est bien sympa, mais je commençais à en avoir plein le dos.

Rien à raconter à personne pendant tout ce temps, y'a de quoi se foutre en l'air, je vous jure. Pendant des siècles, tous les êtres vivants du monde se sont foutus sur la gueule pour n'importe quelle raison, qu'il s'agisse des Humains, des Nains, des Ogres, des Elfes ; ils passaient leur temps à s'asticoter à grands coups d'épée et de boules de feu. Même ceux qui n'étaient pas vivants excellaient à se faire tuer.

À cette époque là, j'en avais des histoires à vendre ! Des tonnes, à plus savoir quoi en faire. Heureux poète que j'étais, avec mes épopées sanglantes et tragiques. Quand je passais dans un village, on affluait de partout pour m'entendre, et les pièces cliquetaient toujours à la fin de mes représentations. Et l'alcool, et les minettes qui voulaient à tout pris s'entendre chanter des romances, juste avant de se faire allonger sur un lit de paille.

J'ai même conté pour des rois, à plus d'une occasion. J'étais comme un prince nomade, et mon gagne pain c'était les histoires que j'entendais par-ci par-là, et que j'enjolivais un peu. Juste un peu. Pour certaines, je les ai vues de mes propres yeux ! Mais tout ça c'est fini, à cause d'un con de Sorcier qui m'a piqué mon boulot.

Si, bien sûr, j'aurais pu en parler, du zigoto que j'ai croisé un jour, qui marchait à l'envers en faisant des pets avec ses aisselles ; mais franchement ! Non, après tout ça j'ai préféré raccrocher la plume. J'ai bien essayé quelques temps, mais voir des benêts briller des yeux en entendant les histoires d'un chat qui avait peur de son ombre, ça me faisait beaucoup trop de peine.

Quoi, inventer des histoires ? Parce que vous croyez que j'y ai pas pensé ? Non, pas moyen. La magie du sorcier, c'était du lourd. Le mal, il l'a pas seulement éradiqué : il a pulvérisé, atomisé, marché dessus avec des talons-aiguilles. Impossible de raconter quoi que ce soit de pas bien, même les injures n'arrivaient plus à sortir de ma bouche. Et pour me la boucler, c'est que c'était un gros sort bien comme il faut.

Si, bien sûr qu'il y a d'autres magiciens qui ont essayé de le défaire, au moins en partie. Ma parole, vous nous prenez vraiment pour des neuneus ou quoi ? Je vous assure que le monde tout mignon, lisse comme le cul d'un bébé, ça n'emmerdait pas que moi, à commencer par les magiciens. Même si dans le fond ils n'étaient – pas tous – mauvais, leurs petits tours de passe-passe servaient à autre chose qu'à faire pousser des salades. Comme un certain Maerlyn et sa potion de polymorphie, par exemple.

D'ailleurs, d'une manière générale, les batifolages avec quelqu'un d'autre que son âme sœur, c'était terminé. Il fallait tomber sur la bonne moitié, sinon ceinture. Remarquez, les jouvencelles ne se faisaient plus avoir en se faisant chanter des sérénades par le premier goujat venu. L'avantage c'est que l'amour le vrai, on le trouvait du premier coup à coup sûr. Ou on ne le trouvait pas du tout, pour les moins chanceux.

Bref, vous voyez bien ce que c'est, que de vivre dans un monde bien comme il faut, dans une paix parfaite. Et encore je ne vous ai pas tout dis, mais imaginez simplement que tout ce qu'il y a de marrant foute le camp en même temps que tout ce qu'il y a de pas marrant. Beau tableau, non ?

Cent soixante quatorze ans et demi comme ça.

Alors pour eux, ça va, avec le temps, les nouvelles générations ils se sont habituées. Ou plutôt, elles ont fini par ne plus connaître. Ils se sont juste mis à vivre leur vie parfaite, sans savoir à quelle point elle était chiante. C'est aussi bien comme ça, je suppose. Mais moi, dans l'histoire ? Pauvre erre perdu dans leur monde enchanteur à la con. J'avais pas choisi de me retrouver ici, d'abord. Mais au final je m'y suis senti bien mieux que dans le notre.

Comment ça, comment je me suis retrouvé là ? On s'en tape de ça. De toute façon j'en sais rien. Je me souviens juste m'être pris la plus grosse cuite de ma vie et de m'être réveillé dans une forêt, avec un Halfelin en train d'essayer de me piquer mon froc.

Bon, pour dire la vérité, il a réussi à me le piquer, et je me suis retrouvé le zguègue à l'air au beau milieu de nulle part. Je vous raconte pas l'histoire quand j'ai débarqué dans ce village...

Non, j'ai dit que je vous racontais pas. C'est pas vos oignons. Mais à cause de ça, j'ai été le seul Humain à devoir me cogner cent soixante quatorze ans et demi de niaiseries, à supporter tout ce monde joyeux. Et c'était long. Par le Sorcier que c'était long ! Mais ça a fini par s'arranger.

Enfin, ça a commencé s'arranger.

Parce qu'on y va vraiment, vraiment, vraiment, VRAIMENT doucement...

Et tout a débuté par l'incident désormais connu comme le Mal de Devlan Royce.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Darzel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0