SANS SUITE 33/ Jour 6 : Roses rouges sang
Arrivées sur le site, nous faisons une halte dans la supérette. J'ai très envie d'une grosse salade pour le dîner et il manque dans nos réfrigérateurs des gésiers et foies de volaille. Des barquettes de belles fraises bien rouges me font saliver, et je me laisse tenter. Une bombe de crème chantilly pour agrémenter ce fabuleux dessert et direction les caisses.
Nous nous attelons à la tâche dès notre arrivée à la villa, envahissant la salle de bain à tour de role pour nous rafraîchir.
Je fais revenir des pommes de terre quand Leandra s'extasie :
— Carly, tu ne nous as pas raconté ta soirée d'hier. Le départ en limousine était fantastique !
— Allez, dis-nous tout, et n'oublie rien ! réclame Sybille alors qu'elle brosse ses longs cheveux blonds sur la terrasse.
Ma colère n'est que partiellement retombée, et c'est avec cynisme que j'entame :
— Alors, par où commencer ? Les commentaires désagréables d'Angie au moment de trinquer pendant le trajet ? Ou préférez-vous que je la décrive assise comme une pétasse à califourchon sur un Mickaël qu'elle a laissé en plan tout le reste de la soirée ? Dois-je vous parler de ces hommes ennuyeux qui se lançaient dans de longues conversations ? Ou encore de l'humiliation ressentie quand Angie m'a présentée aux autres femmes et qu'elles m'ont prise pour une escort girl ? Car, bien sûr, Lukas avait omis de m'avertir de sa tendance à avoir recours à ce type de services !
— Un truc m'échappe, réfléchit ma meilleure amie, avec un tel charisme, il peut s'offrir les femmes qu'il veut. Alors pourquoi faire appel à des call girl ?
— Escort girl. Tu lui poseras la question, car j'en ai ma claque de ses sautes d'humeur et autres cachotteries.
— Tu ne les as pas détrompées ? demande Léandra, outrée.
— Bien sûr que si ! Je suis montée sur une estrade, et j'ai fait une courte déclaration au micro. Je suis restée digne et je n'ai pas démoli Lukas. Je suis trop conne et trop gentille, je sais.
Sybille me regarde d'un air attentif, alors que Léandra éclate de rire :
— J'imagine sa colère !
— Non. Au contraire, il a pris la parole aussi et a confirmé mes dires, j'explique, songeuse. Puis il m'a embrassée alors qu'ils nous applaudissaient tous. J'ai voulu prendre un taxi pour rentrer, mais il m'en a empêchée et nous sommes partis en limousine. Nous en avons oublié Angie et Mickaël qui eux, se sont vus obligés de trouver une autre voiture.
— Ensuite ? me presse Sybille. Vous étiez donc seuls dans la limousine. Ne me dis pas que vous n'avez rien fait ! Où avez-vous dormi ? Ou pas dormi...
— Je ne vais pas raconter ce que nous faisons quand nous nous retrouvons seuls ! Nous avons passé la nuit dans un hôtel de luxe. C'était merveilleux. Puis comme toutes les autres fois, il m'a ignorée. J'étais redevenue transparente. Nous nous sommes disputés ; Angie et Mickaël qui ont choisi le même hôtel n'en ont d'ailleurs pas perdu une miette, et nous sommes tombés d'accord sur le fait que nous n'avons plus rien à nous dire. Voilà, vous savez tout. Fin de cet épisode.
Je me tourne vers mes deux amies. Elles ont toutes les deux l'air perplexe. Léandra reprend :
— Tu ne trouves pas bizarre qu'il cherche à te faire découvrir son univers, qu'il change ses habitudes avec toi, qu'il t'offre un magnifique bouquet de roses, rouges en plus, puis qu'après, il se comporte en véritable goujat ?
— John et lui ont vu en moi une proie facile dont ils riront bien longtemps. Je ne suis qu'une distraction et l'objet de leurs jeux pervers. D’ailleurs, tu devrais te méfier, Sybille.
— Avant de me donner des conseils, Carly, commence par les appliquer, répond-elle, cinglante. Bref, je ne pense pas que ta relation avec Lukas ait été prévue ; ni qu'elle fasse partie d'un jeu.
— De quoi parles-tu, Sybille ? Dans une relation, les gens échangent et se respectent ! Ce n'est pas notre cas. Je ne le respecte pas plus qu'il n'a de considération pour moi. Il n'y a aucune relation entre cette espèce d'homme resté dans l'adolescence et moi ! Le sujet est clos.
Elle insiste :
— Que fais-tu des sentiments, Carly ?
— Il n'y en a pas. Parties de jambes en l'air. Baiser. Ce sont leurs termes et, je n'aurais jamais cru dire ça un jour, ils conviennent parfaitement à cette situation. Sujet clos !!!
Les Sullivan arrivent, accompagnés de John qui les avait rejoints à la fermeture du salon.
Ne pas rencontrer Cro-Magnon de la journée m'avait permis de me concentrer sur autre chose et de calmer mes nerfs à vif, mais aborder ce sujet et être à quelques secondes d'une nouvelle confrontation ravive ma colère. Je ne sais pas ce qui me met le plus dans une telle rage. M'être laissée utiliser de la sorte ou avoir découvert l'existence de gens aussi immoraux.
Angie nous salue dans un murmure avant de s'accaparer la salle de bain et John s'approche de mon amie pour l'enlacer et l'embrasser. Celui des deux copains qui paraissait le plus atteint de sadisme se révèle en fin de compte plus humain que l'autre. Mon regard rencontre celui de Lukas. Il est la preuve vivante que la beauté extérieure ne reflète pas l'esprit qu'elle enveloppe.
Il reste là, appuyé au réfrigérateur, à l'entrée de la cuisine, à nous observer. J'ai horreur de cet air suffisant qu'il affiche. J'étais décidée à ne plus jamais lui adresser la parole, à l'ignorer, mais son attitude nonchalante et provocante me pousse à réagir :
— Lukas, te serait-il possible de dresser la table, s'il te plait ? On dirait que tu t'ennuies.
— Non.
Mon sang ne fait qu'un tour. Il me provoque, je le sais, mais je suis à bout. Je le regarde, déçue qu’un tel homme puisse refuser de grandir à ce point. J'attrape le bouquet de roses à pleines mains, indifférente aux épines qui m'écorchent les doigts, et je me précipite vers lui pour coller les fleurs sur son torse, d'un geste brusque. Je presse de toutes mes forces et crie. Il recule, surpris, et examine les traces de sang qui tachent son vêtement, avant de contempler, ahuri, les roses abîmées qui recouvrent le carrelage, à ses pieds.
— Reprends tes cadeaux empoisonnés ! Ils sont comme toi, pourris de l'intérieur !!!
Interloqué, il relève la tête vers moi, puis son expression se modifie et afiiche un mélange d'incompréhension, de mépris et, étrangement, de déception.
— Tu es vraiment cinglée ! Il faut te faire soigner ! grogne-t-il alors qu'il secoue sa chemise comme si ça allait suffire à effacer mon agression.
— J'irai mieux quand je ne serai plus obligée de te supporter ! Tu sais quoi ? Vas te doucher, bois un coup rapide et casse-toi en discothèque pour consolider notre accord.
— Je vais en effet aller laver les blessures que tu m'as infligées. Puis je dresserai ta fichue table et à la fin du repas, j'irai prendre la bonne nuit de sommeil dont tu m'as privé.
John intervient :
— Stop !!! Vous avez envie de vous prendre la tête ? Pas de soucis. Mais faites ça plus loin de manière à ne pas casser l'ambiance pour les autres. Vous pouvez aussi choisir de faire la paix une bonne fois pour toutes et apprécier ensemble ce court séjour, tout comme Sybille et moi. Lukas, vas te doucher, ta sœur a terminé. Carly, on n'a pas fini de préparer le repas. Alors au boulot.
Je tremble quand j'ajoute les gésiers et les foies aux pommes de terre. Je pense au régal que va être cette riche salade pour détourner mon attention. J'en salive déjà. Je ramasse les roses et les jette. Quel gâchis. Mes mains me brûlent. Était-ce mon sang sur la chemise de Lukas, ou le sien ? Je déteste la violence, mais cet homme me pousse tellement à bout que j'en deviens impulsive et incontrôlable.
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