SANS SUITE 5/ Jour 2 : Début de soirée
Le reste de la journée, passé à se repérer dans les halls, se déroule plutôt bien, malgré le côté rasoir de nos recherches. Sybille vient d’acheter une vieille ferme qu’elle doit restaurer avant d’obtenir les autorisations pour recevoir des clients. Les murs sont en très bon état, mais elle va devoir envisager des travaux dans tous les autres domaines, toiture, boiseries, électricité... Par chance, mon amie possède une longue liste de professionnels, tous plus intéressés les uns que les autres par son statut de célibataire. Avec sa force de caractère, elle parviendra sans peine à ce qu’ils lui apportent leur aide. Quant à moi, je dois m’assurer que mes clients sont en parfaite sécurité chez moi et vérifier que de nouvelles normes n'ont pas vu le jour. Pas très attrayants tous ces stands, mais il nous faut passer par là.
Sur le chemin du retour, mes pieds, enflés par une journée de piétinement, me font souffrir rien qu'en appuyant sur la pédale d'embrayage. Je propose alors aux filles une séance de spa après le dîner. Elles approuvent cette idée détente, d'autant plus que nous n'aurons pas besoin de reprendre la voiture. Cependant, quelque chose chagrine Sybille :
— Vous pensez que John et les autres accepteront de venir avec nous ?
Je les avais presque oubliés, ceux-là. L’image des œillades qu’elle a échangées la veille au soir avec John me revient à l’esprit :
— Tu ne serais pas intéressée par cette étrange créature, par hasard ?
— Oui, j’ai vu vos regards, moi aussi ! renchérit Léandra.
— Moi ? Non ! Je ne le trouve pas désagréable à regarder, c’est tout.
— Tu m’en diras tant !
— Tu peux parler, Carly, à quoi vous jouez, Lukas et toi ? J’ai vu ta réaction quand il est arrivé, j'étais là. Et c’est quoi, ces prises de tête, hein ? Vous ne vous supportez pas mais il t’emmène acheter des cigarettes. D’ailleurs, ça a choqué John et sa sœur aussi car il n’a jamais laissé personne conduire sa voiture ! Imagine une voiture de luxe qu’on lui prête de surcroît…
— Il est séduisant, très séduisant, mais il représente tout ce que je déteste chez les gens riches : l’arrogance et la méchanceté. Je suis sûre qu’il peut même se montrer cruel, car il fait partie des personnes qui n'ont jamais eu à se battre pour quoi que ce soit et auxquelles on a tout donné sur un plateau d’argent. C’est quelqu’un qui peut nous écraser toutes les trois juste en claquant des doigts, quelqu’un qui ne s’intéresse qu’à son propre bien-être, sans se soucier du mal qu’il peut faire à ceux qu’il utilise !
Mes doigts se crispent sur le volant, mus par une colère aussi inattendue qu'inexplicable.
— C’est bon, Carly, calme-toi. Il n’est pas là et tu ne l’as pour ainsi dire pas vu de la journée, tente Léandra avec l'espoir de m'apaiser.
— Je n’ai aucune envie de passer ne serait-ce que cinq minutes en sa présence !
— Tu vas devoir déménager, ma belle. Prépare-toi, on arrive, me préviens ensuite Sybille.
Ma crise n'est pas terminée. Mon amertume monte au fur et à mesure qu'une nouvelle rencontre avec Lukas se profile.
— L’idée de me mettre en maillot de bain devant lui me répugne !
— Tu es certaine que c’est juste de la répugnance ? Ok, ok, désolée, je blaguais.
— Arrête de me provoquer, Sybille ; j’ai bien assez de celui qui me colle et qui m’éblouit avec ses feux.
Cette discussion avec ma meilleure amie a encore empiré mon état et j'ai la sensation que mon sang s'est transformé en électricité. De toute façon, rien ne sert de l'affronter, elle sait toujours tout sur tout, elle a toujours raison et toujours le dernier mot !
Enfin, nous arrivons devant notre jardin. J’enclenche les warnings pour laisser le conducteur énervé me dépasser avant de traverser la rue. Il s’arrête à ma suite. Je ne suis pas tranquille ; il risque d'accélérer au moment où ma voiture commencera à tourner. Alors j’enlève les feux de détresse et mets mon clignotant sans cesser de le surveiller. Je redémarre doucement alors qu’il ouvre sa portière. Lukas ! J’aurais dû m’en douter ! Excédée, je me gare de travers sur la pelouse, juste pour le faire râler.
— Tu es sûre d’avoir ton permis ? Une vraie tortue au volant ! Et c’est quoi cette façon de se garer ? vocifère-t-il.
— La tortue est ravie de constater que sa lenteur voulue t’a considérablement agacé, autant que les phares du fou du volant qui cherchait à me pousser ! À ce propos, les antibrouillards ne servent à rien quand il n’y a pas de brouillard, si ce n’est à gêner le conducteur qui te précède et à provoquer un comportement dangereux !
— C’est ça, Marie-Madeleine.
Ne sachant pas quoi répliquer, je me tourne vers mes amies, à la recherche de leur soutien. Hélas, ils sont tous rentrés, nous abandonnant à notre nouvelle querelle. Ma voiture ne bougera pas, c 'est hors de question. Autant les rejoindre. de toute façon, il y a encore le dîner à préparer. Je me dirige vers la villa, Lukas n'a qu'àse débrouiller pour ranger l'Audi. Fière de moi, je l'entends pester alors qu'il s'éloigne vers le portail.
Léandra a déjà commencé son appareil à quiche lorraine, et Sybille lave la laitue. Même John, finalement, s’attelle à la tâche en faisant revenir la viande !
Ils sont tellement calmes, si indifférents à ma présence que je me sens comme un cheveu sur la soupe. D'où ma timide question :
— Avez-vous besoin d'aide ?
— Prépare le dessert, suggère Léandra avec sa gentillesse habituelle.
Je ne me sens pas spécialement en forme pour la pâtisserie et ouvre le frigo sans conviction, à la recherche d'une idée simple. Une salade de fruits ! Tout le monde aime ça, non ?
Je vide une boîte de poires au sirop dans un saladier et les coupe en dés. Une cuillère à lever, dénichée au fond d'un tiroir me permet de confectionner de petites boules dans la chaire orange et je répète l'exercice avec une tranche de pastèque. L'odeur des pêches bien mûres chatouille mes narines et mes quartiers, taillés, vont rejoindre les autres aliments dans le récipient.
Lukas choisit le moment où je fouille le bac à légumes pour se pencher au-dessus de moi et s’emparer d’une bouteille d’eau. Etonnée, je me redresse vivement et me cogne contre lui.
— Tu ne pouvais pas attendre cinq minutes que j’ai terminé ? Non, il te faut tout et tout de suite !
Il parait à son tour surpris par ma réaction et ne répond pas. Je le mate de travers, juste quelques secondes, encore une fois obligée de me détourner devant cette perfection. Il sort de la douche ; ses cheveux hirsutes, mouillés, son polo qui moule son torse… Le parfum de son gel douche qui chatouille mes narines… Ma vieille solitude me joue des tours ; comment puis-je être autant attirée par cet homme que je ne supporte pas ? Il fait chaud et les pensées qui traversent mon esprit ne me rafraichissent pas du tout. Sa proximité non plus, d’ailleurs. Munie d’un long couteau de cuisine, je saisis l'ananas.
— Maladroite comme tu es, tu vas te couper.
Ne peut-il pas aller voir ailleurs, ou m’oublier, tout simplement ?
Sans dire un mot, je me tourne vers lui. Il prend l'ustensile que je lui propose, mais reste incrédule. Plus personne ne parle, de l'autre côté de la cuisine. Angie nous rejoint. Elle stoppe au niveau de la porte. On dirait un arrêt sur image avec moi pour spectateur. Ils sont tous tournés vers Lukas ; aucun ne parle, aucun ne bouge pas. C’est à peine s’ils clignent des yeux. Ils le regardent tous. J’ai loupé un épisode ? Lui semble tétanisé sur place, immobile comme les autres, tête baissée, le couteau à la main. Sa sœur et son meilleur ami ont l’air amusé. Sous ses sourcils, John l’observe, son sourire moqueur aux lèvres. Je crois avoir compris. Évidemment, habitué à ce que tout lui tombe dans l'assiette, il ne sait pas couper un ananas ! Je le défis du regard et perçois un léger grognement. La situation l’embarrasse. Nous sommes toujours tous dans l’attente de sa réaction. Ses yeux se reposent sur la table, puis sur le fruit, ses sourcils se froncent au fil de ses réflexions. Finalement, il plante ses yeux pétillants dans les miens et me retends le couteau.
— Montre-moi.
J’hésite. Pourquoi ne demande-t-il pas plutôt à son copain ? C’est lui le cuisinier.
Je finis par céder sous son regard qui me semble sincère et lui explique comment stabiliser l’ananas sur la planche pour enlever la peau, comment utiliser la cuillère à lever pour chaque œil et l’informe de ne pas oublier d’ôter le bois central à la fin. Pendant qu'il applique consciencieusement mes indications, je l’observe à la dérobée avant de m'attaquer aux poires. Il s’en sort plutôt bien. John l’épie aussi de temps à autre et mes deux amies nous surveillent. Quand il a terminé, je ne le laisse pas s’appesantir sur ses mains poisseuses et lui confie les pommes à éplucher. Les suprêmes d'orange sont pour moi.
Enfin, le repas est presque prêt. Seul le plat de John a besoin de mijoter encore un peu et nous décidons d'un commun accord de prendre l’apéritif.
Le souper s’est bien passé. Sybille et John étaient assis côte à côte. Ils se rapprochent à vitesse grand V, ces deux-là. Ils ont raison, ils ne disposent que de quelques jours. Lukas s’est installé en bout de table. Il doit avoir pour habitude de trôner comme un roi. Quand Léandra a proposé de jouer tout en mangeant, il a affiché son air renfrogné. Pourtant, il a fait l’effort de participer, à sa manière. Nous devions trouver des titres de chansons en suivant les lettres de l’alphabet. Il ne s’est pas abaissé à chanter, il soufflait à sa sœur. Nous avons passé un bon moment quand même. C’était joyeux et amusant.
J'apprécie encore l’application dont il a fait preuve en cuisine et ce moment de simple partage, lorsqu'il quitte sa chaise et se redresse.
— Un bain de minuit, ça vous dit, Mesdames ? propose-t-il, guilleret.
Nous y voilà. Le moment que je redoutais. Nous avons eu droit au calme avant la tempête. Son mauvais caractère reprendra forcément le dessus, et je vais encore devoir faire face à son mépris. Sybille semble enchantée, John ravi, et Angie folle de joie. Seule Léandra m'a l'air quelque peu décue. Le spa est très tentant, mais je n'ai aucune envie de prendre un bain de minuit avec eux, avec lui. Alors que je suis sur le point de rappeler nos projets pour la soirée à mes amies, Léandra me trahit :
— Je suis d’accord, mais en maillot, hein, pas nus. On ne se connait pas assez pour ça.
Elle éclate de rire. Qu’est-ce qu’il lui prend ?
Mes amies s’enfuient dans leurs chambres pour se changer. Je reste seule avec ces trois personnes qui paraissent sorties d’un autre monde et qui attendent ma réponse. John me toise de son sempiternel air défiant, Angie, sourire narquois aux lèvres et Lukas, me sonde de ses yeux transperçants. Il semble attendre de moi une réponse positive. Pour mieux m’attaquer par la suite.
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