1-Mes rêves et moi...
Comme chaque jour, Sasha se réveillait en même temps que le Soleil pour profiter de quelques minutes de silence, de calme matutinal si rare. Elle jouissait ainsi de la chance qu'elle avait d'avoir un cœur qui continuait de battre pour ceux qui donnaient vie à son existence.
Scrutant le ciel, la jeune femme cherchait des visages réconfortants dans les nuages. Puis, suivant sa routine matinale, elle enfilait les vieux tissus qui lui servaient de vêtements. Sans se soucier de son style, elle mit son unique jean couleur bleu ancien qu'elle avait rafistolé plus souvent qu'un autre pantalon ne l'aurait supporté, un léger tee-shirt qui, un jour lointain, avait dû être blanc et un léger manteau noir, véritable vestige historique, qui lui tenait compagnie presque tous les jours. Elle glissait alors dans la poche droite de ce dernier un petit couteau de combat qui était resté vierge entre ses mains.
Laissant ensuite derrière elle la petite pièce qui accueillait, le temps de leur sommeil Sasha et ses trois jeunes frères et sœur, ces derniers tenant encore compagnie à Morphée, elle traversait un étroit couloir sombre dont la tapisserie semblait vouloir s'arracher des murs. De toute façon, les motifs étaient si affreux que l'on sentait le manque de goût même dans l'obscurité totale. Elle descendit les marches, en faisant attention d'éviter celles que le temps avait cassées. Puis elle atterrit dans la pièce principale, celle qui avait été, plus tôt dans le passé, le salon de coiffure. Des cheveux habillaient encore le sol, au milieu des débris de verre, des morceaux de plancher et des cannettes vides. Les vitrines avaient depuis longtemps été couvertes de bois afin de protéger le lieu des regards extérieurs.
Ici était son foyer depuis ses huit ans environ. Avant, elle habitait à la campagne dans une grande maison, à l'abri du monde, proche de celle de son unique grand-mère. Mais quand la faim dévora sa pauvre mère ainsi qu’Élise, son unique grande sœur, Léonard, la conscience meurtrie, comprit que c'était le sort qui les attendait tous. L'esprit coincé entre dépression et folie, il a tenté, en vain, de convaincre sa têtue de mère de les accompagner, décidant de venir s'installer dans une ville loin de la campagne et de l'isolement que provoquait ces champs et ces arbres qui manquaient tant à Sasha. Le salon de coiffure lui a semblé un bon endroit, proche du centre mais pas trop, et n'attirant pas l'attention.
En huit ans, seul un délirant drogué était entré. Sasha se souvenait encore quand son paternel lui avait ordonné de sortir, le temps qu'il s'occupe de l'intrus. Elle se rappelait avoir entendu un rire suivi d'un coup. Elle ne savait lequel des deux fous riait mais, en sortant, elle avait vu une grimace qui ressemblait à un sourire, formée par les lèvres, de couleur feu, de Léonard. C'était avant que l'alcool et les femmes ne viennent chercher sa détresse. Des traces de sang étaient toujours visibles sur le seuil du débarras. Depuis, elle n'y avait jamais remis les pieds.
Elle repensait à ce détail quand son père remonta du sous-sol. Il dormait toujours ici-bas, peut être car c'était la pièce la plus sûre et la plus propre du bâtiment.
Vêtu d'un simple tee-shirt noir et d'un léger slip rouge, il adressa à sa fille un léger hochement de tête en guise de bonjour auquel elle répondit en bredouillant, elle n'avait pas l'habitude de le voir ainsi peu vêtu. La raison apparut derrière lui, lorsqu'une main féminine se posa sur l'épaule de l'étalon solitaire. Ce dernier se retourna et accorda un long baiser bestial à son nouvel achat. Quand il partit dans son antre pour aller s'habiller convenablement, il laissa derrière lui une jeune femme, d'une vingtaine d'année tout au plus, alors que lui-même en avait plus du double. Ce qui choquait Sasha était sa jeunesse, elle ne se souvenait pas avoir jamais vu Léonard avec une compagne aussi jeune. Celle-ci avait peint ses lèvres d'une épaisse pâte rouge trop vulgaire. Relativement petite en taille, moins d'un mètre soixante, des cheveux plus foncés que le noir de ses iris, elle portait un mini-short en dentelle rose qui découvrait plus de parties de son anatomie que Sasha n'aurait voulu en voir et un tee-shirt plus court encore qui ne présentait que quelques tâches discrètes.
Elle retourna dans le dortoir de son maître après avoir minutieusement examiné Sasha, se demandant si elle était l'une des autres possessions de l'homme avec qui elle avait passé la nuit. Sasha resta ensuite une quinzaine de minutes au moins, ses pensées immobilisant son corps entier. Elle s'interrogeait pour la première fois sur son avenir. La vision de cette pauvre fille, pas si différente d'elle, lui avait fait voir un possible futur qu'elle n'osait imaginer jusqu'alors. Elle avait, d'après ses calculs, bientôt seize ans et, jusqu'ici, elle avait pu donner à chacune de ces années, en échange de chaque larme versée, au moins un sourire. Qui sait combien de temps il en sera encore ainsi. Sa raison reprenant le dessus, elle décida de repousser les idées noires et pourtant si plausibles qui lui assombrissaient l'esprit. Elle se devait d'aller chercher de quoi manger, pas le temps de rêvasser. Elle s'est donc aventuré sans réfléchir à l'extérieur, d'une démarche trop rapide, qui ne passait pas inaperçu. Un regard de chaque côté de la rue lui assura qu'il n'y avait personne pour la remarquer. Elle ralentit pourtant le pas, s'orientant vers la prudence. La plupart des structures archaïques de la ville tombait en ruine, victime de la rage de quelques désespérés ou simplement du manque d'entretien. Les détritus, habitants les plus nombreux du monde libre, jonchaient les trottoirs et la route. Les fenêtres des bâtiments laissaient entre-voir et surtout sentir la présence de macchabées, certains anciens, d'autres tout récents.
Son chemin habituel se poursuivait à sa droite, dans une ruelle très étroite, tout aussi sombre et encore plus encombrée. Elle devait enjamber les divers déchets pour arriver finalement à son but qui n'était autre qu'une planche à roulettes. En effet, la chance lui avait fait cadeau de cette merveille lors de l'une de ses récentes pérégrinations. Depuis, elle la gardait cachée à cet endroit, entre deux poubelles, sous un sac rempli de vieilles bouteilles. Ce précieux lui permettait de gagner une quinzaine de minutes, chaque jour, pour aller au centre-ville. Elle cachait cette trouvaille à son père, qui l'aurait probablement échangé contre alcool ou femme. Elle se sentait parfois coupable de posséder un tel objet sans que personne ne soit au courant mais elle n'arrivait pas à se séparer de ce moyen de transport si pratique. Pour compenser ce manque d'altruisme de sa part, elle se forçait tout de même à rester plus longtemps au centre afin de ramener plus de nourriture. Son plus jeune frère, Aaron, souffrait de malnutrition et, bien que ce soit chose courante, cela l'inquiétait car elle avait déjà été témoin de la mort de deux de ses proches à cause de ce mal, sa mère et sa grande sœur. Même si elle redoutait que ses efforts fussent vains, elle s’efforçait de lui trouver de quoi vivre. Elle s'élança en direction du centre, laissant ses courts cheveux voler au vent, profitant de ce sentiment si rare de réelle liberté. Elle allait toujours plus vite, zigzaguant entre les débris, quand un caillou insidieux interrompit net sa course, la faisant lourdement tomber, tête la première contre le goudron tandis que sa planche était projetée sur l'autre trottoir. Ses mains n'ont su avoir les réflexes qui auraient pu amortir sa chute.
Elle resta plusieurs secondes, étendue au sol parmi les détritus qui l'entouraient, avant de se relever lentement. Elle rejoignit son compagnon qu'elle blâmait en silence. Reprenant la route, son skate à la main cette fois-ci, quelques passants la dévisagèrent, convoitant sûrement son moyen de transport. Mais Sasha, évitant leurs regards, mit sa large capuche et parvint rapidement à se faire oublier.
Elle comprit qu'elle saignait lorsqu'un liquide épais coula le long de son oreille. Elle a donc porté fébrilement sa main à cette dernière. Du sang rouge écarlate avait coloré ses doigts. Cela saigait trop pour une égratinure. Elle remonta le plus doucement possible le long de sa joue pour toucher sa blessure fortuite, située au niveau de sa tempe. Une douleur aiguë pénétra soudain dans son crâne, résonnant, augmentant en puissance. Elle se tenait la tête, la souffrance voulait s'échapper de cet endroit trop exigu, pendant que son corps, qu'elle ne contrôlait plus déambulait jusqu'au mur le plus proche pour venir s'écraser contre celui-ci. Sa tête, à moins que ce ne soit le monde autour d'elle, tournait mais elle parvint à s'accrocher pour ne pas tomber dans le sommeil. Elle se débattait, luttait tellement contre son corps soudainement trop lourd. Ce dernier ne le supportait pas, il tremblait, suait, suppliait.
Finalement, après une lutte acharnée contre elle-même, son corps eut le dernier mot, sa vision s'assombrit. Elle ne saurait dire si elle avait résisté le temps d'une seconde ou d'une heure, mais le sommeil acheva sa raison.
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