2- Prédateur ou proie ?

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Sasha retrouvait petit-à-petit son esprit qui s'était perdu dans le sommeil pendant une durée non déterminée. Quand elle reprit enfin conscience, elle se rendit compte que, somnambule durant son état d'inconscience, elle s'était déplacée vers une rue qui lui était alors inconnue. Vérifiant que sa planche ne l'avait pas quittée, elle tenta de retrouver son chemin. Son état de mi-sommeil lui avait volé une heure environ, le soleil étant à peine plus haut dans le ciel que lors de sa regrettable chute.

  Inspectant l'espace autour de elle, elle sentit un regard peser sur elle comme un bateau sur la mer. En effet, un individu encapuchonné la fixait, son corps naviguant dangereusement vers elle sans qu'elle ne puisse s'enfuir. Sasha pouvait apercevoir les yeux sombres comme la nuit qui la scrutaient, qui semblaient traverser même le vide les séparant. C'était d'ailleurs l'unique partie de son corps que des tissus noirs ne couvraient pas. Sasha ne savait si son regard était animé par la haine ou juste par la curiosité mais il la noyait, l’enfonçait plus loin dans les abysses de la peur. Elle suffoquait, alors que personne ne semblait avoir remarqué cet étrange homme.

  Inconsciemment, sa main tremblante se glissa dans sa poche droite, celle qui contenait le couteau alors vierge. Ses doigts frôlèrent la lame, froide, dure. Elle eut des frissons, mais pas ceux qu'elle avait envie de fuir, non, ceux qui lui firent prendre conscience de sa puissance, de son pouvoir. Elle empoignait l'instrument mortel, appui qui lui permit de se lever. Debout, face au requin dont le regard mortel prenait vie dans les cauchemars de jeunes innocents, ses jambes tremblaient, menaçaient de s'écrouler au moindre mouvement. L'adrénaline guidant son corps, elle n'eut aucun mal à oublier le martèlement incessant de son crâne. Seul le staccato de son cœur, battant plus vite que sa douleur, retentissait à ses oreilles. Sa notion du temps changeait, ralentissait, se modelait à son bon vouloir. Elle sentait chaque seconde qui passait. Elle voyait chaque mouvement que l'inconnu faisait. C'est ce qui lui permit de remarquer la lame qu'il tira subrepticement de sa manche droite. Elle se jeta sur sa gauche, sortant, à son tour, son arme et lacéra la maigre épaule de son assaillant. Elle mettait toutes les forces qui lui restaient à mettre sa chair en lambeaux, ne pensant ni au sang, ni aux cris qu'il poussait, sans qu'il ne tenta même de représailles. Il s'enfuit, lâchant son couteau pour se tenir le bras qui menaçait de le quitter.

  Malgré l'horreur de ce qui venait de se produire, Sasha était fière d'elle. Face à un monstre, elle était vainqueur. Aussi, elle souriait. Les passants, eux, évitaient son regard, avançant toujours plus vite. Ils craignaient la jeune femme qui, couteau à la main, recouverte d'un sang qui n'était pas le sien, souriait comme si elle était le Diable en personne venu semer la terreur sur Terre. La situation étant plus qu'étrange à ses yeux, Sasha riait alors comme une hyène, bouche grande ouverte, la tête levée vers le ciel, les mains tendues vers l'avenir, sa raison s'étant envolée en même temps que sa peur. On dit que la violence transforme les gens. Sasha, elle, ne se sentait pas changée, juste libérée. Son rire s'arrêta quand sa pensée se clarifia. La honte passa furtivement dans son esprit. Mais elle ne s'en préoccupait pas plus que ça. Peu lui importait ce qu'ils pensaient, au moins ils savaient à quoi s'attendre avec elle. Entre être prédateur ou proie, le choix est vite fait.

  Capuche remise, la jeune fille reprit alors sa route, adoptant de nouveau son attitude banale, passe-partout, qui la suivait depuis qu'elle avait vu le jour dans ce malheureux monde. Elle a dû traverser plusieurs rues avant d'en trouver une qui lui était enfin familière. Celle-ci était assez loin du Centre et trop de temps inutile était déjà passé ; elle se mit à courir. Avant d'y aller, elle devait cacher sa planche dans un endroit qui, comme par hasard, se trouvait à l'opposé de là où elle se trouvait.

  Suite à ce long contretemps, elle arriva à son but ; le centre-ville. Elle ne s'attarda pas sur les vulgaires mendiants qui imploraient les passants pour une miche de pain ou un colifichet pouvant servir de monnaie d'échange. Elle ne leur donnait jamais rien mais se devait de les garder toujours à l’œil ; certains s'étant déjà risqué à vouloir la voler. Tous les jours, il fallait grogner plus fort qu'eux pour ne pas se faire dévoré. Mais aujourd'hui, ils avaient l'air calmes et elle ne tarda pas à en comprendre la raison.

C'était le jour des ventes et, en arrivant sur la place principale, grouillant de monde, Sasha vit un gang attablé à un un vieux café dans lequel les armes occupaient plus de places que les hommes. On les reconnaissait à leurs tenues de motards recouvertes de fusils d'assaut, mitraillettes et autres engins meurtriers, à leurs lunettes de soleil qui leur couvraient les yeux alors que des nuages protégeaient le ciel et aux plusieurs hommes, femmes et même enfants agenouillés devant eux, têtes baissées, preuve de leur soumission, n'étant en vie que dans le seul but de servir. Il ne fallait sous aucun prétexte croiser le regard de leurs maîtres. C'était l'une des choses que Gavroche, l'ami de Sasha, lui avait apprise. Ce dernier faisait partie des seules personnes avec qui elle pouvait rester seule sans crainte. Il la protégerait s'il le fallait, et elle en ferait de même. L'idée d'ami aurait dû disparaître de l'argot des jeunes et pourtant, peu importe la génération, la jeunesse est rebelle.

Gavroche était le plus grand rebel de ce monde. Il ne vivait pas pour survivre. Il vivait pour rire, pour danser et pour lire. Toutes ces choses vaines, inutiles et pourtant nécessaires à ses yeux.

  C'est par la lecture qu'il choisit son nom, tout seul. Il l'avait choisi car quand le monde décide de vous interdire d'exister, il n'y a plus aucune règles et Gavroche souhaitait bien en profiter. S'ils étaient condamnés à être les Misérables modernes, il chanterait et danserait jusqu'à en crever. Sasha, elle, ne s'était pas suffisamment éloignée des conventions de la Libération pour connaître les Misérables. « Honte à toi » lui avait-il dit, alors qu'elle le lui avait avoué. Elle avait alors levé le poing vers lui en retenant un rire. Il l'avait pourchassé, attrapé et lui avait donné une tappe sur la tête. Le garçon avait toujours eut le dessus à chacune de leur bataille, quel que soit le sérieux qu'elle y mettait. En effet, bien que Sasha sache se battre, Gavroche était plus vieux de peut-être un an, chacun d'eux n'étant sûr de leur âge, et plus grand d'au moins dix longs centimètres. De plus, son expérience en matière de combat se lisait sur les nombreuses cicatrices de divers affrontements dont il ne voulait parler. Il lui apprenait tout ce qu'il savait, du maniement des armes aux grands classiques de la littérature. Car comme on dit, la plume est plus puissante que l'épée. Sasha imaginait les pages d'un livre se dresser face à une armada de mitraillettes et, elle se surprit à douter de l'issue du combat. Elle se laissait trop influencer par Gavroche...

  Un cri de colère la sortit de ses pensées :

  -Comment as-tu osé ne serait-ce que poser le regard sur moi petit ingrat !

  Cette exclamation fut suivi du bruit caractéristique qui s'entendait trop souvent d'un violent coup porté à la joue d'un innocent. Retenant sa respiration, la jeune rêveuse ne bougeait pas plus que l'aurait fait une statue de cire, ayant tout de suite compris que quelqu'un avait eu le malheur de les regarder, ces gaillards aux gros calibres. Le pauvre inconscient eut le courage de ne pas lâcher le moindre sanglot, le moindre cri de douleur. Pourtant, à chaque fois qu'un événement semblable se produisait, la victime hurlait, implorant un pardon qui ne venait jamais. A chaque fois, le bourreau, heureux, sans cœur, abattait sa punition. Le plus souvent, il cognait juste le martyr mais il arrivait que ce dernier soit fouetté, capturé ou même exécuté. Sasha avait, à trois reprises, eu le malheur d'assister à une mise à mort et, ses doigts se croisant, serrant jusqu'à faire blanchir ses jointures, elle espérait ne jamais devoir revoir une telle vision de violence gratuite. Malheureusement, les paroles suivantes confirmèrent ses pires craintes :

  -J'peux t'assurer mon p'tit gars qu'avant d'mourir tu pleur'ras à chaudes larmes et tu me supplieras même d'arrêter d'te taper ! Mais je vais continuer ! Je vais continuer jusqu'à ce que ton p'tit cœur s'arrête de battre !

  Un rire, une autre gifle. Les yeux de Sasha ne purent alors s'empêcher de se tourner vers l'endroit où se déroulait l'action. Elle ne vit d'abord que deux gaillards qui lui tournaient le dos, à quelques mètres de la table où se trouvaient les bêtes de leur meute. Ce n'est qu'après qu'elle aperçut le jeune malheureux. Le visage ensanglanté, il ne tenait encore debout seulement grâce à un troisième agresseur qui lui maintenait les mains dans le dos. Il leva la tête et son regard s'arrêta sur celui de Sasha, passant outre les agresseurs, la foule et la douleur. Ils se reconnurent alors. Ces yeux, elle les avait vu tant de fois. Ces yeux appartenaient à celui qui lui avait pourtant averti de ne jamais regarder les membres du gang meurtrier. Ces yeux, emplis de larmes, de regrets et de désespoir, étaient ceux de Gavroche.

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