Chapitre 1
Se promenant dans un couloir du château, une jeune femme s’arrêta devant l’une des fenêtres pour regarder dehors.
— Ai-je vraiment le choix ? murmura-t-elle pour elle-même.
— Milady, fit une voix toute proche.
— Je sais, j’arrive.
Soulevant sa robe d’hiver, Gavin Twudel descendit pas à pas les marches de l’escalier aux pierres inégales, soutenue par sa suivante qui lui tenait le bras, afin qu’elle ne tombe pas.
Une fois arrivées dans la grande salle, elles y trouvèrent un bon nombre de personnes attendant qu’elle aille s’asseoir sur l’un des sièges en bois massif posté dans le fond de la pièce, à côtés de ceux de ses parents.
— Bien ! tonna la voix du Comte en frappant sa main sur l’accoudoir de son assise.
Le bruit sourd attira l’attention de l’assemblée qui s’était immédiatement pendue à ses lèvres.
— Si vous êtes ici aujourd’hui, c’est que vous savez, tout comme moi, que ma fille Gavin a atteint un âge plus que raisonnable pour se marier.
— Père… protesta la jeune fille en fronçant les sourcils.
— Silence, jeune fille ! ordonna-t-il en appuyant sur les deux derniers mots, faisant plier la jeune femme qui se mura dans un silence glacial.
L’homme imposant continua son discours, puis lança un appel aux éventuels prétendants : se présenter à lui le plus vite possible, afin qu’il puisse les tester auprès de sa fille qui n’avait aucune envie de se marier. Elle ressentait surtout l’envie de fuir le plus loin possible.
Quand il eut fini, le bruit qui résonna dans la salle fit partir Gavin, s’éclipsant pour rejoindre sa tour, afin de s’enfermer dans sa chambre.
Arrivée en haut des marches menant à son repaire, Gavin fut interrompue par la voix forte de son père mécontent.
Elle se précipita à l’intérieur de la pièce pour se réfugier près de la cheminée où crépitait déjà un feu fraîchement allumé. La porte s’ouvrit et alla se fracasser contre le mur de pierres, faisant sursauter les femmes qui se trouvaient là.
— Puis-je savoir ce qui t’a pris de fuir la grande salle ?! s’exclama l’homme imposant au ventre débordant de la ceinture refermant sa tunique bordeaux.
Le visage ridé et rouge de son père inquiéta Gavin, tentant plus que tout de ne rien laisser paraître.
— J’étais fatiguée, se justifia-t-elle en lissant sa robe, le regard baissé sur ses doigts. Le bruit de la foule m’effraie, père.
— Silence ! tonna la voix éraillée du Comte qui se laissa tomber sur l’une des chaises dont le bois craqua violemment sous son poids.
Gavin serra les cuisses, retenant des larmes qui menaçaient de couler sur ses joues. À ses côtés, sa suivante était totalement terrorisée.
— Ce soir, tu resteras dans ta chambre ! déclara-t-il. Henri Stanford a fait une offre alléchante et j’ose espérer que tu sauras te montrer docile et tout à fait disposée à lui accorder de ton temps.
Tête baissée, Gavin hurlait intérieurement.
Tout sauf Henri Stanford !
— Bien sûr, père. répondit-elle simplement.
Il se releva pour quitter la pièce, claquant à nouveau la porte, faisant vibrer les murs de la tour.
Une fois assurée qu’il était parti, Gavin se laissa aller à son envie de pleurer.
— Que vais-je faire ? renifla la jeune femme.
— Gavin, murmura sa suivante en lui prenant la tête contre son ventre et caressant ses longs cheveux miel.
— Elisa, comment vais-je faire ? Henri est juste un fat arrogant qui ne désire que le pouvoir. Et si père me force à l’épouser, il découvrira que je-
— Chut, tu peux toujours l’éconduire et le Comte sera obligé de l’écarter de la liste.
— Tu l’as entendu comme moi, Stanford lui a fait une offre « alléchante », ça veut tout dire. Même si je lui refuse la moindre chose, père ne le retirera pas de la liste !
Totalement désemparée, Gavin se leva pour faire le tour de sa chambre, allant se poster près de la fenêtre. De là, elle pouvait voir les hommes du village, ainsi que des alentours, qui avaient été présents dans la grande salle, lever les yeux pour tenter de l’apercevoir. Certains se lançaient déjà des défis, mais la jeune femme préféra perdre son beau regard vert aux reflets bleutés sur les hauts remparts du château du Roi que l’on pouvait apercevoir depuis son domaine.
— Il me faut partir trouver Sa Majesté et lui demander asile ou alors le droit de finir mes jours dans un couvent, soupira-t-elle.
— Dans un couvent ? Mais enfin, Gavin ! Que feras-tu avec… enfin tu sais bien…
— Ce que j’ai toujours fait jusqu’à maintenant. Ignorer mon corps et faire abstraction de toutes tentations en restant enfermée quelque part.
Elisa s’approcha de son amie, posant une main douce et amicale sur son épaule.
— Tu ne pourras pas le faire éternellement. J’ai vu ce qu'il t'est arrivé le mois dernier, tu ne pourras pas t'ignorer jusqu’à ce que mort s’ensuive et tu le sais.
Prise au piège, la jeune femme ferma les yeux. Cherchant une solution qui visiblement n’existait pas pour les gens comme elle. Y avait-il d'autres personnes dans sa condition ? Sûrement, mais pour la plupart, ils finissaient en tant qu’esclaves, vendus au plus offrant ou à des pervers. À moins qu’on ne les envoie sur un autre continent qu’elle ne connaissait que dans les livres que son précepteur* lui faisait lire pour la cultiver. S’ils n’étaient pas vendus ou embarqués sur un bateau, ceux qui étaient attrapés finissaient sur le bûcher, critiqués et humiliés.
Rien qu’à cette pensée, Gavin frissonna de peur.
Si elle était découverte… Quelle serait sa fin ? Sur un bûcher ou dans un harem au milieu d’autres femmes ? Ou rejoindrait-elle d'autres monstres comme elle ? Rien n’était moins sûr, encore fallait-il qu'elle soit mariée pour que son futur époux puisse découvrir ce secret qui faisait de sa vie un véritable enfer.
— Gavin… Nous trouverons une solution, je te le promets, fit son amie en posant sa tête contre son épaule.
Elisa était la seule de l’entourage de Gavin à savoir ce qu’elle vivait et avait décidé de ne jamais la laisser depuis lors.
[…]
Le soir venant, Gavin avait demandé à Elisa de lui préparer son bain près du feu.
Affublée de sa chemise blanche recouvrant son corps mince à la légère musculature apparente et aidée de son amie, Gavin monta sur les deux marches en bois pour glisser un pied dans le bac fumant.
Une fois installée, elle laissa passer un long soupir de bien-être en sentant la chaleur de l’eau et l’odeur apaisante de la lavande calmer ses nerfs noueux, ainsi que son esprit tourmenté.
Gavin ferma les yeux, se laissant aller aux plaisirs que lui procurait son bain.
Laissant son esprit vagabonder de rêverie en rêverie, cherchant une échappatoire à sa vie dans son imagination débordante.
Durant son évasion, Gavin imaginait son bonheur. Comment aurait-il été si les choses avaient été différentes ?
Elle s’imaginait avec un mari aimant, aussi fort qu’un ours, défiant la beauté des Dieux antiques, leurs enfants courant dans la grande salle, cherchant à se battre avec leur père devant son regard amoureux…
Brutalement revenue à la réalité, la voix de son père résonna dans tout le château.
Gavin sursauta, apeurée. Elisa s’était placée à côté de la porte pour l’ouvrir en cas de besoin, mais ce ne fut pas nécessaire, car le brouhaha de la fête les rassura sur les cris qu’elles entendaient.
La jeune femme décida qu’il était temps pour elle de sortir du bain. Aidée de son amie, elle se sécha, enfila un long peignoir qu’elle attacha d’une ceinture en coton, puis vint s’installer devant sa coiffeuse. Elisa attrapa une brosse en ivoire et entama de démêler les longs cheveux miel de sa maîtresse. Gavin appliquait des crèmes sur ses bras, ainsi que sur son visage jusqu’à sa poitrine.
Elisa se mit à tresser ses cheveux et finit par les attacher avec une fine lanière de cuir, puis prit congés de sa maîtresse pour la nuit.
Gavin avait pris soin d’allumer une petite chandelle sur le côté de son lit et ouvrit un vieil ouvrage, lisant pour la énième fois cette histoire qui nourrissait ses rêves.
Bercée par les bruits qui résonnaient encore dans la grande salle, Gavin s’endormit, sombrant dans un sommeil agité de cauchemars tous plus horribles les uns que les autres.
À son réveil, l’odeur nauséabonde de son dernier rêve lui restait dans le nez.
Ce jour-là, Gavin avait dû rester enfermée dans sa chambre, évitant le plus possible la foule d’hommes qui attendait dans la grande salle. Ils voulaient savoir qui serait l’heureux élu, profiter du temps clair pour être avec elle et tenter de la faire succomber. Son père était furieux, mais sa mère avait réussi à calmer le tempérament violent de son mari, afin qu’il la laisse finalement en paix.
Durant les jours suivants, Gavin avait dû prendre sur elle pour faire plaisir à son père et épargner à la pauvre Comtesse les foudres de son mari.
Elle était donc sortie avec chacun des hommes, les regardant combattre durant des jeux, profiter d’un bon feu dans leurs propres demeures ou d’un repas qui se voulait succulent, mais dont les odeurs n’étaient pas sans rappeler à Gavin ses pires cauchemars.
Le mois de décembre passa à une vitesse folle, laissant Noël et la Saint-Sylvestre être les seuls moments de répit dont elle put profiter.
Mais quand le mois de janvier fut entamé, les assauts reprirent de plus belle.
Épuisée, la pauvre jeune femme se laissa tomber sur son fauteuil, poussant un soupir de lassitude.
— Mère, dois-je encore subir tout ceci ? C’est ridicule.
— Ma chérie, ton père ne veut que ton bonheur.
— C’est bien faux et vous le savez, tout comme moi ! Il cherche à se débarrasser du monstre que je suis, laissa-t-elle tomber.
La Comtesse releva son visage vers son enfant, les sourcils froncés.
— Gavin ! S’écria-t-elle. Je t’interdis de dire de telles sottises.
— Malheureusement, mère, nous savons toutes les deux que j’ai raison et vous êtes la première à soutenir sa décision de me trouver un mari.
Se levant de son fauteuil, Gavin abandonna sa couture pour prendre la direction des cuisines, afin de s’assurer que le repas du midi se préparait comme il fallait.
Sa pauvre mère avait été accablée quand, à sa naissance, elle s’était rendu compte que l’enfant qu’on lui avait annoncé n’était pas celui qu’il devait être.
Depuis sa venue au monde, Gavin avait dû vivre cachée derrière des atours qui ne lui convenaient pas. Mais terrorisée par ce qui se racontait sur elle, la jeune femme n’avait jamais osé dire quoi que ce soit. Enfant silencieuse, jusqu’à être une jeune femme douce, mais presque effacée, Gavin avait vécu dans l’ombre, gardant en elle ce secret qui lui pesait.
Elle savait que ses parents l’avaient aimée, mais plus les années passaient et plus leur amour devenait un lointain souvenir.
Gavin savait son temps compté et n’avait pas le cœur à contredire ses parents, mais si son secret tombait entre de mauvaises mains, son destin serait plus sombre que les abysses du Mal.
Soupirant, plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas les voix d’Henri et de son père qui rentraient de la chasse au sanglier.
— Eh bien, femme ! s’exclama la voix forte de son père. Où se trouve-t-elle ?
— Bonjour, Messire Stanford. La chasse a été bonne à ce que je vois. Si vous cherchez votre fille, elle se trouve dans les cuisines, répondit la Comtesse à son mari.
— La chasse a été très bonne, Milady, répondit Henri en s’inclinant devant la femme et ses suivantes.
— J’ai invité Henri à rester déjeuner avec nous, avant qu’il ne sorte avec Gavin. J’entends bien leur faire passer le plus de temps possible ensemble.
Depuis les cuisines, Gavin entendait les paroles de son géniteur qui la condamnait à une vie d’objet auprès de cet homme abject en quête de richesse…
— Si seulement il pouvait ne pas venir ici… laissa entendre l’une des cuisinières en passant près d’elle.
La jeune femme lui répondit par un petit sourire effacé.
— Laissez-le parler, Elisabeth. De toute façon, je ne compte pas finir dans ses bras.
— Je l’espère bien, Milady ! Vous n’êtes clairement pas faite pour ce genre de personne ! s’offusqua la femme qui transportait la grosse pièce de bœuf tirée du feu.
Remontant les manches de sa tunique, Gavin s’attaqua à la découpe de la viande et participa à la préparation des divers plats qui iraient garnir la grande table déjà dressée.
Alors qu’on lançait l’ordre d’apporter le déjeuner, près d’une vingtaine de minutes plus tard, le ballet commença.
Gavin ouvrit le bal en apportant le plat transportant le bœuf rôti, allant le placer au milieu de la table. Alors qu’elle passait près d’Henri, ce dernier lui attrapa le poignet pour la tirer vers lui et, perdant l’équilibre, Gavin se rattrapa de justesse, avant de se retrouver sur les cuisses de l’homme immonde qui avait déjà des miettes sur son pourpoint gris.
Se dégageant de lui, elle s’exclama :
— Veuillez me lâcher, Messire, je n’ai point fini d’apporter les plats pour le déjeuner.
S’enfuyant sous les rires gras de son père et le regard flamboyant de convoitise d’Henri, Gavin alla se passer un peu d’eau sur le visage.
— Milady, allez-vous bien ? s’enquit l’un des garçons de cuisine, le regard soucieux.
— Je… Je vais bien. Merci, Charles. Apportez ça à table, s’il vous plaît.
— Bien, Milady.
Le garçon d’à peine quatorze ans transporta le pichet contenant l’alcool dont son maître raffolait.
— Gavin ! hurla l’homme depuis le bout de la table.
Reprenant ses esprits, la jeune femme souleva un autre plateau et retourna dans la grande salle, pour enfin s’asseoir près de sa mère, et commença à picorer…
Le déjeuner fut un véritable enfer pour elle, tout comme le reste de la journée.
***
*Précepteur : une personne qui enseigne à domicile pour des enfants de familles nobles ou riches.
Annotations
Versions