Bienvenue à El Paso ! Chapitre 4 - L'heure des choix

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- Shérif, pouvez-vous m'expliquer pourquoi cet homme se trouve en cellule ? demanda le Major.

- Pas compliqué, il a tué un homme dans le saloon le jour où il est arrivé, répondit le shérif.

  Le Major eut un éclat de rire.

- Cet homme me plaît déjà !

- Parce que vous avez fait pareil que lui ? répliqua le shérif, un peu trop sûr de lui.

- Précisément, répondit le Major. Et d'ailleurs, pouvez-vous me dire pourquoi je ne suis pas, tout comme lui, derrière les barreaux ?

  Le shérif se montra hésitant l'espace d'un instant.

- Ben... vous avez dit vous-même que vous étiez le seul représentant d'l'ordre...

- Précisément, shérif ! Précisément ! Et à ce titre, je vous ordonne de libérer cet homme !

- Mais... bredouilla le shérif.

- Quoi !

- Il a tué...

- Vous tenez vraiment à enfermer celui qui aura permis la sauvegarde de votre population contre une attaque imminente des apaches ?

  À ces mots, le shérif s'exécuta sans oser croiser le regard du Major. L'instant d'après, l'étranger libéré s'approcha de sa bonne étoile avant de s'incliner devant lui.

- Je vous remercie, militaire, pour le sens aigüe de votre justice, déclara celui-ci.

- Je suis le Major Général Edward Hatch. C'est donc à vous que nous devons cette demande pressante par télégramme ?

- Affirmatif. Le shérif vous aura sans aucun doute informé des récents événements.

- Effectivement, hier soir autour d'un bon verre de whisky...

  Le shérif ne put s'empêcher de rouler des yeux.

- Le temps presse, Major. Si le chef Victorio s'en tient à ce qu'il a dit, nous pouvons nous attendre à une attaque dans deux jours.

- Ne soyez pas si inquiet. Après tout, ce ne sera pas la première fois que mes hommes et moi-même nous battrons contre des apaches. Ces incivilisés ne connaissent guère le futur théâtre des opérations ! Quand l'heure sonnera, "nous" les attaquerons ! Puis nous les disperserons... et nous les exterminerons ! En attendant, veuillez reprendre vos effets personnels mais je vous demanderai de ne pas quitter la ville ; un homme qui sait se servir d'une arme n'est jamais de trop dans une guerre...

- Fort bien. En ce cas, je vais tâcher de me trouver une chambre à l'hôtel, avec l'accord du shérif, déclara l'étranger.

- Son accord est superflu, vous avez le mien, répliqua le Major, énergiquement. Retrouvez-moi au saloon ce midi afin que je vous informe de la manière dont nous procéderons.

  Pour toute réponse, l'étranger lui adressa un signe de tête et quitta le bureau sous le regard renfrogné du shérif. Lequel d'ailleurs avait assisté à toute la scène de loin, comme s'il n'y avait pas été invité.

  En moins de douze heures, il s'était vu non seulement retirer la seule autorité légitime qu'il pensait toujours avoir, mais contredit et discrédité en voyant ce justiciable effronté s'en sortir impunément. C'en était plus que son ego ne pouvait en supporter. Il était pourtant contraint de faire profil bas.

  Tel était le douloureux revers que lui infligeait la vie.

  Mais il s'obstina...

- Même si c'est plus moi qui fais régner l'ordre à El Paso, j'ai quand même encore de l'autorité sur les habitants, intervint-il.

- Où voulez-vous en venir ? demanda le Major, distant.

- Si y'a des ordres à faire passer, ils m'écouteront... et sûrement avec plus de confiance que cet étranger !

- Qui a dit que "cet étranger", comme vous dites, allait donner des ordres ?

- Vous-même ! Puisque vous comptez l'informer ce midi... comme vous dites !

  Le Major le jaugea du regard avant de répondre :

- Visiblement, je me suis mal fait comprendre. D'une part, cet homme n'a pas vocation à diriger les opérations ; moi seul ai cette charge, ne vous en déplaise. Néanmoins, les renseignements dont il dispose et son flegme font de lui un combattant potentiellement mortel pour nos adversaires. D'autre...

- "un combattant potentiellement mortel" ? Nan mais vous vous entendez parler ? Vous l'connaissez même pas c'type !

- J'ai passé assez d'années sur les champs de bataille pour reconnaître un brave lorsque j'en vois un !

- Commencez pas avec vos discours de soldat aux ch'villes enflées ! Moi aussi, j'ai connu l'goût du sang, la guerre et la mort ! J'ai des amis, j'ai des proches qui ont crevé pour leurs convictions ! Y'en a d'autres qui s'sont sacrifiés pour que j'reste en vie ! Moi aussi, j'me suis fait trouer la peau ! Moi aussi, j'me suis fait tailladé à coup d'baïonnette, le cul dans la boue, à la merci d'un moricaud comme ceux qu'vous dirigez ! Alors ça suffit, vos paroles de soldat moralisateur ! Vous êtes qui au final pour me juger comme ça ! Hein ?

  Imperturbable, le Major ne cessait de l'observer sans cligner des yeux.

- Vous voulez prouver votre valeur ? demanda-t-il.

- Pas besoin d'la prouver, je l'suis ! répondit le shérif d'un ton amer.

- Bien... Je vous en donnerai encore l'occasion, faites-moi confiance...

  À ces mots, le Major se dirigea vers la porte d'entrée. C'était une belle journée qui s'annonçait au dehors. Avant de sortir, il lança au shérif, par-dessus son épaule :

- ...mais si vous prononcez encore une fois ce mot en ma présence, je vous fais fusiller avec les honneurs qu'on vous doit... !

- Quel mot ? demanda le shérif, dont la voix fut désertée par le courage.

  Pour toute réponse, le Major rejoignit la rue principale en claquant violemment la porte. 

**********

  Pour la première fois réunis dans le ranch familial depuis la mort de ses parents, Jamie s'entrenait avec ses amis autour d'un bon petit-déjeuner qu'il avait préparé pour l'occasion. Tommy, à sa droite -le plus jeune des trois- implorait du regard l'aide de Grace pour couper ses tranches de lard, son bras en écharpe l'en empêchant. Quant à Grace, elle pouvait enfin profiter d'une journée de détente loin du saloon et des corvées que lui imposait Rudy. Depuis qu'il avait passé l'arme à gauche et que le Major avait pris le relais, il faisait preuve d'une très grande souplesse à l'égard des employés. En réalité, c'était des hommes de son régiment qui faisaient tourner le saloon, bien qu'il continue à payer toutes celles et ceux qui y avaient travaillé jusqu'à présent. Malgré l'exécution du barman la veille au soir, le Major avait acquis l'image d'un saint homme dans l'esprit des employés. Mais des employés seulement... C'est pour cette raison que le fait de couper quelques tranches de lard était bien loin de déranger Grace pendant qu'ils discutaient.

- ...et tu penses qu'on court un risque en restant en ville ? s'enquit-elle.

- C'est même certain, répondit Jamie. L'étranger n'a pas voulu m'en dire plus, mais à la façon qu'il a eu de me parler, j'ai bien senti qu'il fallait pas que je reste ici. Du coup je vous fais passer le mot aussi.

- Ok, partir c'est bien, mais pour aller où ? reprit Grace. Tu veux qu'on aille dormir à la belle étoile ?

  Tommy manqua de s'étouffer avec sa bouchée dans un pouffement de rire.

- C'est pas une mauvaise idée. Mais j'avais pas pensé à ça, à la base...

- Et t'avais pensé à quoi ?

- Se réfugier dans la mine en attendant que la situation s'arrange...

  Cette fois-ci, Tommy manqua de s'étrangler de peur.

- J'préfère clairement la belle étoile pour le coup, déclara-t-il.

- Pourquoi ça ? demanda Jamie.

- Rien que de penser à tous ces mineurs qui sont morts là-d'sous, ça m'emballe pas !

- Nan mais t'es sérieux ? Moi j'veux vous sauver la vie et toi tu fais la fine bouche ??? s'emporta Jamie.

- J'préfère la belle étoile, c'est tout !

- Et si dans deux jours il pleut, tu comptes roupiller sous l'eau ?

- Qui te dit qu'y va pleuvoir !

- Oh les gars, on s'calme là ! intervint Grace. La mine est située à l'Ouest de la ville et le camp des apaches à l'Est. On va pas faire compliqué : on campe à côté de la mine et si le temps le permet pas on s'abritera d'dans et puis voilà ! Le plus important c'est de s'éloigner de la ville, c'est tout !

  Les deux graçons s'observèrent, stupéfait par le ridicule de leur attitude.

- C'est bon pour moi, répondit Jamie.

- Pareil, renchérit Tommy.

- Ben voilà..., conclut Grace d'une voix traînante.

  En réalité, ses pensées étaient tout autre.

  "Les garçons, j'te jure..."

- Bon. Alors on dit qu'on se retrouve ici demain matin pour le départ ? lança Jamie.

- D'accord, répondit Grace tandis que Tommy opinait du chef. Faudra aussi prendre une arme chacun au cas où.

- Exact.

- Faut prévenir quelqu'un vous croyez ? demanda Tommy.

- Au cas où t'aurais oublié, y'a personne autour de cet' table qui a quelqu'un à prévenir.

- C'est vrai qu'c'était utile de l'préciser, Jamie. Merci, lâcha Grace, sarcastique.

  Prenant conscience qu'il avait fait encore une belle gaffe, Jamie combla le lourd silence en activant les couverts dans son assiette. Malgré cela, il ne pouvait s'empêcher de songer à la situation de chacun, à la fois simple et dramatique : ils étaient tous orphelins.

- On peut p't-être prévenir l'étranger ou l'Major ? intervint Tommy.

  Sa question eut au moins le mérite de détendre un peu l'atmosphère pesante qui s'était soudainement installée entre eux.

- À mon avis, le Major a plus important à penser en ce moment, laisse tomber. L'étranger par contre... On peut lui faire confiance je pense..., déclara Grace à l'intention de Jamie.

- J'lui en parlerai d'ici c'soir, marmonna celui-ci, encore sous le coup des remontrances de sa voisine.

  Jamie s'en voulait profondément d'être aussi bête par moment. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait l'occasion de partager un repas en sa compagnie. D'ailleurs, la dernière fois qu'ils avaient mangé ensemble ses parents étaient toujours en vie et ceux de Grace n'avaient pas encore succombé à la maladie. À croire que leurs destins étaient étroitement liés.C'est pour ça qu'il avait toujours comme un pincement au coeur quand il se prenait la tête avec elle. Et plus encore quand son regard croisait le sien, pour une raison qu'il refusait de s'avouer, préférant égoïstement privilégier sa peine. Mais dès le lendemain, tout changerait. Il s'en faisait la promesse. Dès le lendemain, ils pourraient tous les trois vivre ensemble et veiller les uns sur les autres.

  Prendre un nouveau départ... malgré le sang qui coulerait.

**********

  Le Major ne s'était pas trompé. La journée était vraiment radieuse. Et bien que le danger fût certain et le compte à rebours lancé, les habitants continuaient de vivre comme à l'accoutumée. Comme si les menaces de mort qui pesaient sur eux n'étaient qu'une banalité, un fait entendu, un risque prévu. Il ne pouvait s'empêcher d'être admiratif devant le sang froid dont ils faisaient preuve.

  Savaient-ils seulement ce qui les attendait ? De cela, il n'en avait guère la certitude. Lui-même avait des doutes sur le déroulement du combat. On ne peut jamais prévoir à l'avance le déroulement d'une bataille, en dépit du temps passé à la préparer. Qui plus est, ce jour-là, ses hommes ne seraient pas en position d'attaquants, mais de défenseurs. De ce point de vue, le jeu était à l'avantage des apaches. Il lui fallait trouver un moyen de rééquilibrer la partie.

- Vous vouliez me voir, il me semble ! dit l'étranger qui s'était glissé dans son dos en silence.

  Le Major ne put cacher sa stupéfaction.

- Rares sont les hommes qui peuvent se vanter de réussir à me surprendre. Pour ne rien vous cacher, jusqu'à présent, seuls des indiens sont parvenus à ce tour de force.

- Vous m'en direz temps...

- Se pourrait-il que vous ayez du sang indien, monsieur ?

- Le cas échéant, considéreriez-vous qu'il s'agisse d'une bonne chose... ou d'une mauvaise chose ?

- Je n'ai encore aucun a priori.

- Partons alors du principe que, pour la situation qui nous occupe, c'est un atout en notre possession.

- Vous pensez être en mesure de pouvoir anticiper la stratégie de nos adversaires ?

- Eh bien, en toute modestie, je pourrais être en capacité de vous apporter, tout du moins, mon avis sur la question... en tant que citoyen zélé...

- Je vous écoute.

- Tout d'abord, malgré les différends qui m'opposent au shérif, je vous encourage vivement à lui permettre de prendre part à ce conflit. Il en va de même pour ses adjoints. Selon mes sources, ces hommes sont d'anciens franc-tireurs qui ont officiés durant la guerre. Vous disposeriez donc là de sept gâchettes supplémentaires et non négligeables.

- Huit, avec le shérif.

- En ce qui le concerne, je ne connais malheureusement pas son habileté au tire...

  Le Major se mura soudain dans le silence et se dirigea vers une table non loin, sur laquelle était étalée une carte de la ville. Les sourcils froncés, il fit glisser un index en divers points de son plan, sans quitter des yeux le bâtiment représentant le saloon.

- Me permettriez-vous de vous demander si cette carte vous appartient ? demanda l'étranger.

- Elle m'a été fournie par le shérif..., répondit le Major à mi-voix, perdu dans ses pensées.

- Il vous l'a donné de bonne grâce ?

- Pourquoi cette question ?

- Pour rien... Veuillez m'excuser...

  Sortant de sa réflexion, le Major déclara d'un ton plus animé :

- Aviez-vous remarqué que le saloon se situe au centre géométrique exact de cette ville ?

- J'espère que vous excuserez le fait qu'il ne m'ait pas été possible de prendre de la hauteur depuis ma cellule, répondit l'étranger, le regard malicieux.

  Le Major l'observa, un sourcil relevé.

- Effectivement... Ce bâtiment possède en outre l'avantage d'être le plus élevé de la ville...

- Si l'on exclut le Ranch Brett qui se trouve à l'extérieur de la ville.

- Le Ranch Brett ?

- Ici-même, ajouta l'étranger en pointant un rectangle au sud-ouest sur sa carte.

- Certes, oui... mais il est trop excentré du théâtre des opérations pour que nous puissions l'employer... Le saloon en revanche peut autant nous servir de tour de guet que de place forte...

- Pardonnez-moi, mais je crains de devoir insister, déclara l'étranger tout sourire, sans quitter de son index l'emplacement sur la carte.

- Eh bien quoi ?

  À ces mots, le Major se pencha un peu plus près afin de lire les quelques mots qui étaient inscrits au-dessus de l'index de l'étranger. Son regard devint soudain ombrageux.

- Il y a autre chose, Major... poursuivit l'étranger.

  Seul le frottement de son doigt sur le papier jauni meubla le silence. Lorsqu'il s'arrêta, le Major se pencha de nouveau et fut bien en peine de déchiffrer l'inscription qu'une main avait tenté d'effacer en grattant le papier. Néanmoins, elle était encore un peu visible ; si bien qu'il ne put retenir un soupir de colère.

- Avant votre arrivée, je me posais une question..., commença celui-ci. Les habitants de cette ville sont-ils capables de se battre... ? Ou même tout simplement de se défendre... ?

- L'enjeu n'est pas de savoir s'ils peuvent se battre... mais pour quelle raison... et pour défendre quels idéaux...

- ...et si nous partons du principe que nous remporterons cette bataille...

- ...leurs idéaux ne changeront pas pour autant... En effet.

- En ce cas, le plan de bataille est arrêté. Demain soir, chacun de nous sera fixé sur son sort...

  En guise de conclusion, le Major abattit son poing serré sur la carte tandis que l'étranger se dirigeait vers le bar, duquel il tira une bouteille. Il remplit deux verres puis en tendit un au Major.

- À vos hommes ! déclara l'étranger.

- Non monsieur, non... Même si, bien entendu, ils méritent un toast, ce n'est pas le bon moment.

- Dans ce cas, à quoi levons-nous nos verres ?

  Le Major regarda le fond de son verre avant de répondre.

- À El Paso... !

- Hmph... Bien sûr... Je suis bien sot de ne pas y avoir pensé...

  Le Major lui adressa un sourire d'un air entendu, puis ils trinquèrent, chacun soutenant le regard de l'autre sans ciller.

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