06. La bonobo éplorée
Alken
Ce matin, je n’ai pas envie de me lever. A quoi bon de toute façon ? Me lever pour tourner en rond dans mon appartement ? Ah oui, c’est le pied, ça. Me lever pour ne même pas trouver l’envie et le courage d’aller danser ? Super, c’est sûr. Bref, je déprime. Je le sais, mais je suis dans l’incapacité de réagir. Tout ça à cause de cette petite conne. Rien que de repenser à elle, mon sang bout et je suis debout à tourner en rond dans ma chambre, en train d’imaginer les pires des tortures à lui infliger. Ou à imaginer différents scénarios pour me sortir de cette ornière, sans qu’aucun ne me donne entière satisfaction. Soit je risque de mettre en danger la carrière de Joy, soit je vais amener la police à s’intéresser à la question et je finirai mes jours en prison. Parce que, honnêtement, qui me croirait plutôt que cette petite effrontée qui ment comme elle respire ? Je suis dans la merde, je le sais et, sauf si elle avoue qu’elle a menti par frustration, je ne vois pas comment je vais m’en sortir. Et me voilà replongé dans le désespoir car je tourne en rond dans mes pensées.
Désireux de rompre ce cycle qui m’use et qui m’épuise, je me décide à aller prendre une petite douche. Je suis tout seul dans l’appartement alors j’abandonne mes vêtements un peu n’importe où dans le salon. Cela me donnera au moins quelque chose à faire une fois que je serai propre. Je fonce sous la douche et je mets l’eau chaude à fond histoire de me rincer en profondeur et de me débarrasser de toutes les imperfections que j’ai l’impression d’avoir. La vapeur envahit rapidement toute la pièce et alors que je me retourne pour prendre ma serviette, je vois sur la paroi de la douche apparaître un message laissé par ma jolie brune : “Joy ♥ Alken”.
Quand je le lis, mon cœur fond tout de suite. J’adore toutes ses petites attentions, plus particulièrement encore ces derniers temps. Je crois que sans elle, je ne survivrais pas à cette épreuve. Là, elle est mon seul soutien, avec Kenzo bien sûr. Et c’est avec un sourire grand comme une banane que je sors de ma douche, rasséréné et prêt à affronter ma journée. Je lui envoie un petit message pour la remercier.
— Merci pour ton petit mot sous la douche. Il m’a donné le moral. Je t’aime !
Je joins à ce petit mot une photo de moi, vêtu d’une simple serviette qui ne couvre même pas mes fesses et j’espère qu’elle ne l’ouvrira pas devant des yeux curieux. Mais en même temps, vu ma réputation, un peu plus, un peu moins, ça ne changera pas grand-chose. Sa réponse ne se fait pas attendre, je n’ai pas encore eu le temps de m’habiller que le petit tintement retentit et je m’empresse de découvrir ce qu’elle a à me dire. C’est un peu le seul divertissement que j’ai durant ces journées de repos forcé.
— Un petit mot ? Quel petit mot ? Je ne vois absolument pas de quoi tu parles ♥ Je t’aime. Et je suis jalouse de la douche, j’aurais bien aimé m’y glisser avec toi.
— Ce soir, tu auras sûrement envie d’en prendre une. Qui sait ? Tu pourras peut-être m’y découvrir, prêt à l’usage ! Bon courage pour les cours en attendant. Tu me manques déjà.
— Prêt à l’usage, hein ? J’ai hâte de voir ça, Amour. Tu me manques aussi. Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?
Ah là, c’est la question qui tue. Parce que je n’ai rien de prévu. Rien du tout. A part me préparer pour aller ce weekend à Paris comme d’habitude, en espérant que le bruit du scandale ne soit pas encore parvenu aux oreilles de Mohamed Benkali. Mais ça va me prendre en tout et pour tout quinze minutes.
— Penser à toi, penser à nous, t’imaginer sous la douche, m’imaginer avec toi. Sinon, je ne sais pas. A tout à l’heure, ma Chérie.
— Cherche-nous un concours, j’ai envie de danser avec toi. A tout à l’heure mon Coeur.
Ah oui, c’est une bonne idée, ça. Cela aura au moins le mérite de m’occuper un peu. Je me connecte sur les sites spécialisés et y passe un bon petit moment. Je viens de trouver un petit concours amusant qui consiste à faire une compétition dans un costume genre bal masqué quand mon téléphone sonne à nouveau. Je réponds sans regarder qui m’appelle, sûr que c’est Joy qui s’inquiète de savoir comment je vais.
— Je crois que j’ai trouvé un concours pour nous deux, ma Chérie ! Tu vas adorer le concept !
— Bonjour, Alken. C’est Elise…
Oh mince ! J’ai eu chaud, si je n’avais pas utilisé un surnom, on aurait été grillés. Des fois, je baisse la garde, et ce n’est pas bon.
— Oh Elise, tu as décidé de me réintégrer ? attaqué-je directement. Sinon, ce n’est pas la peine de m’appeler.
— Je te propose de venir à dix-sept heures pour un entretien avec le président du Conseil d’Administration et moi-même, ainsi que Charline…
— Un entretien avec elle ? Mais pourquoi faire ? Pour que vous me punissiez devant elle afin de soigner son traumatisme ?
J’essaie de mettre tout le mépris possible sur ce dernier mot. Je ne comprends pas cet appel et j’avoue que je suis perplexe sur les motivations d’Elise pour cet entretien, ce jugement sûrement, en présence de la victime.
— Nous voulons entendre vos deux versions et pouvoir vous confronter. Honnêtement, Alken, sans le CA, il n’y aurait sans doute pas eu de suspension. J’étais très énervée et j’en suis désolée, mais je te connais et plus j’y réfléchis, plus… Enfin, j’espère que Charline flanchera. J’aimerais retrouver mon professeur.
— Vraiment ? Euh… OK, merci Elise, je serai là.
J’hésite à peine avant de répondre. Si elle me propose une rencontre, c’est un moyen de défendre mon honneur, et il faut que je m’en saisisse. C’est une opportunité en or de laver mon honneur.
— Bien. J’ai hâte qu’on en finisse avec cette histoire. Comment vas-tu ?
— Comme un danseur privé de danse. Comme un professeur privé d’élèves. Comme un homme dont on a sali l’honneur sans prendre en considération qu’il a lui aussi besoin d’être entendu et respecté. Mais merci de t’inquiéter enfin de moi.
— Tu sais, l’histoire avec Markus a fait flipper tout le monde, moi la première. Et… Enfin, je suis désolée, Alken. Je t’assure que si c’était à refaire, je ferais autrement.
— A ce soir, Elise. Tâche de faire en sorte que cette connerie s’arrête. Parce que moi, ça me tue.
— Je vais faire ce que je peux. A ce soir, Alken.
Elle me fait rire, l’autre, avec ses regrets. N’empêche qu’elle n’a pas dû beaucoup s'opposer au CA concernant ma suspension. Sinon, c’est sûr que je serais encore en poste. Je préviens immédiatement Kenzo et Joy et passe le reste de la journée à préparer ma défense. Il faut que je fasse craquer Charline, c’est le seul moyen pour moi de retrouver ma vie normale.
A l’heure dite, je frappe à la porte d’Elise. J’espérais croiser Joy ou mon fils avant, mais ils sont en cours avec ma femme et elle ne les laisse jamais sortir à l’heure. Dommage car j’aurais bien profité un peu de leur soutien moral. Elise me crie d’entrer, ce que je fais, curieux de voir à quelle sauce je vais être mangé. Et je sens qu’elle va être salée, la sauce. Elise est assise à droite du Président du CA. Et Charline est assise à sa gauche, il est en train de lui parler, de la réconforter, on dirait. Son air ne me dit rien qui vaille.
— Bonjour, je pensais que la convocation était à dix-sept heures, si j’avais su que c’était déjà commencé, je serais venu avant.
— Monsieur O’Brien, asseyez-vous, je vous prie, me toise le président.
— Je m’assois où ? Par terre, pour que vous me rabaissiez encore ? m’énervé-je alors que j’ai l’impression que cette confrontation tourne vraiment au procès, avec moi, l’accusé, face à mes trois juges.
— Alken, je t’en prie, intervient Elise en m’implorant du regard. Installe-toi, qu’on puisse discuter.
— Je préfère rester debout, merci. J’aurais moins l’impression de passer au procès et plus d’être mon propre avocat. Parce que clairement, j’ai besoin de défendre mon honneur. Moi, je n’ai rien fait, rien à me reprocher. N’est-ce pas Charline ? Tu as fini d’être fâchée de ne pas avoir pu mettre fin à ta frustration ? On va pouvoir reprendre nos vies normales ?
— Ma frustration ? s’égosille-t-elle presque. Qu’est-ce que tu insinues ? Tu vas essayer de tout me mettre sur le dos, en plus de ce que je vis depuis que… Depuis… Depuis ce soir-là ?
— Il s’est passé quoi, ce soir-là ? Tu n’as pas essayé de me sauter dessus peut-être ? Ce n’est pas toi qui fais ta nympho depuis des semaines pour me mettre dans ton lit ? Et quand je t’ai dit que je n’étais pas intéressé, tu n’as pas dit que tu allais me faire la misère ?
— Je n’arrive pas à croire que tu oses inventer à ce point alors que… Mon dieu, je cauchemarde encore de cette soirée, je te vois nu, ta main autour de mon poignet. Je… Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie !
— Oui, Mademoiselle Chambly, on sait que c’était compliqué, intervient le Président du CA d’une voix doucereuse.
— Mais ce n’est pas moi qui invente, c’est elle ! Si tu m’as vu nu, c’est que tu as débarqué dans la salle de bain sans prévenir ! Tu n’avais pas l’air d’avoir peur du tout. J’aurais plutôt dit que tu avais le feu aux fesses, espèce de menteuse !
— Mais c’est n’importe quoi ! Cet entretien ne sert à rien, il ne s’excusera jamais, dit-elle en se tournant vers le Président. Je… Je ne veux pas poursuivre, c’est trop difficile de le voir m’attaquer comme ça alors qu’il a essayé d’abuser de moi.
— Mais c’est n’importe quoi, m’emporté-je. On vient de commencer, dans l’histoire, c’est moi, la victime, et une nouvelle fois, on va m’empêcher de parler et d’expliquer et prouver que c’est elle qui a tout inventé ?
— Monsieur O’Brien, ça suffit. Vous avez assez parlé, surtout que ce n’était que pour attaquer la pauvre Charline. Vous voyez, Elise, je vous l’avais dit qu’il ne s’excuserait pas. Cet homme n’a pas de parole et surtout pas de cœur. Pauvre petite, traumatisée à vie par cette épreuve.
— Mais ? commencé-je avant que la Directrice ne me coupe la parole.
— Alken. Il faut que tu comprennes que Charline nous a donné énormément de détails, et nous avons même pu voir un message qu’elle a envoyé à l’une de ses amies juste après ce qu’elle qualifie d’agression de ta part, dit-elle en déposant devant moi une feuille avec ledit message. J’aimerais tout de même qu’on puisse entendre notre professeur, puisque Charline a eu ce droit. Donc, si tu le veux bien, je voudrais ta version. Et j’aimerais que tu m’expliques comment Charline a pu se retrouver face à toi, nu, le sexe dressé et… Bref, tu vois ce que je veux dire.
— Alors, pour ça, j’étais en communication avec ma chérie et nous nous sommes fait plaisir à distance. Je suis donc allé me nettoyer un peu, avoué-je, un peu gêné. Je n’ai pas fait attention que la porte de la salle de bain n’était pas fermée à clé. En tous cas, si elle m’a vu, c’est qu’elle est entrée plutôt que de me laisser tranquille et qu’elle a cru que c’était en pensant à elle que j’avais fait ça. Bref, elle n’a vu que ce qu’elle a bien voulu voir, ce n’est pas moi qui ai ouvert la porte, l’ai fait rentrer, l’ai forcée à regarder. Sur ce point-là, son histoire ne fait aucun sens. Et concernant le reste, depuis le premier jour, elle essaie de me faire coucher avec elle, sans se préoccuper ni de ce que je ressens, ni du règlement de l’ESD. C’est elle qui devrait être suspendue, pas moi. Je suis sûr qu’en enquêtant auprès de ses camarades et des autres élèves, tout cela vous sera confirmé. Cette fille est une nympho qui a juré de me mettre dans son lit. Et comme je refuse, elle veut me pourrir la vie, c’est tout.
J’ai sorti tout ça avec le cœur et suis presque essoufflé à la fin de ma tirade. Elise hoche la tête, compréhensive, mais le Président du CA me lance un regard noir.
— Cessons donc ces attaques contre la pauvre petite, me réprimande-t-il d’un ton condescendant. J’ai échangé avec Charline, si vous vous excusez, elle est prête à ne pas porter plainte. Sinon, nous maintenons la suspension jusqu’à ce qu’on ait le résultat de l’enquête ! C’est clair ?
— Ce n’est pas cher payé, vu ce que j’ai subi, intervient Charline, la voix tremblotante. Mais tu es un bon professeur et il semblerait que tes élèves te réclament, quitte à ce que je m’en prenne plein la tête devant tout le monde. J’aimerais juste pouvoir finir ma formation tranquillement, même si je sais que j’aurai peur chaque fois que je serai en ta présence.
— M’excuser ? l’apostrophé-je. Mais non ! Jamais de la vie ! Va porter plainte, mais il faudra que tu te prépares à la confrontation et à ce que ta version de l’histoire ne varie jamais, parce que quand on invente, c’est plus compliqué, tu sais. La seule excuse que j’ai à te faire, c’est celle de t’avoir laissée venir avec moi à ce concours. Non seulement, tu n’avais pas le niveau, mais ton cerveau de bonobo en chaleur t’a emmenée dans des dimensions que seule toi peux comprendre.
— Bien, je crois que cela clôt la discussion. Monsieur O’Brien, vous pouvez disposer, à moins qu’Elise, vous n’ayez quelque chose à ajouter ?
— Non… Je regrette simplement que l’un de vous deux mente, dit-elle en jetant un œil à Charline, et ait mis et mette encore sa carrière en danger. C’est vraiment dommage d’en arriver là pour une partie de jambes en l’air qui ne pouvait pas avoir lieu.
— Je ne peux donc pas retrouver mes élèves ? demandé-je avant de partir, m’en voulant pour le ton presque suppliant que j’emploie.
— Certainement pas, Monsieur O’Brien, tranche froidement le Président. Vous pouvez rentrer chez vous, et soyez reconnaissant de ne pas avoir une plainte sur le dos, déjà.
Je préfère ne pas répondre et sors sous le regard satisfait de Charline. Je ne suis pas là de remettre les pieds à l’ESD, moi.
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