11. Gril familial
Joy
Trois jours que je suis chez mes parents et je n’ai déjà plus qu’une envie, rentrer à Lille. Ma mère est, comme à son habitude, froide, parfois cassante, moralisatrice et éternelle insatisfaite. Épuisant. Heureusement que mon père et mon frère sont là, même si ce dernier est moins disponible puisqu’il a amené sa nouvelle petite amie à la maison. Il est fou, lui faire subir le comportement de Maman risque de faire fuire la jolie Ylona. En prime, c’est plus que frustrant de le voir accompagné alors qu’Alken est resté à Lille et que Kenzo part à la montagne le vingt-cinq décembre au matin. J’essaie de trouver une excuse valable pour rentrer plus tôt, mais mes parents ont prévu de recevoir la famille pour le nouvel an et, malheureusement, je suis cordialement invitée. Si voir les cousins et cousines me fait plaisir, laisser mon amoureux seul à Lille, en revanche, m’ennuie un peu plus. J’ai peur qu’il se morfonde un peu et ressasse encore et encore cette histoire avec Charline.
Je sors de la douche et m’enroule dans une serviette avant de profiter de la buée sur le miroir pour dessiner un grand cœur dans lequel j’inscris un A et un J. J’envoie une photo à Alken en souriant, puis une seconde après m’être séchée et étendue sur mon lit, nue. Le petit cœur est plutôt cucul, la photo de moi plutôt osée, c’est un petit mix qui lui plaira, je crois.
— Joy ? T’es prête ? Papa nous attend.
— Deux minutes, j’arrive !
Je soupire et m’habille rapidement pour descendre cuisiner avec mon père. C’est lui qui prépare le repas du Réveillon tous les ans et, depuis que nous sommes ados, Angel et moi lui donnons un coup de main. Un petit moment familial agréable, tant que la matriarche ne se pointe pas pour casser l’ambiance à coups de remarques pas toujours très sympathiques. Bon, je sais que j’ai un problème avec ma mère et que je prends tout trop à cœur, mais elle a bien travaillé pour que je réagisse au quart de tour.
Je souris en sentant mon téléphone vibrer dans la poche de mon jean et découvre un petit message d’Alken ainsi qu’une photo de Kenzo et lui emmitouflés dans leurs K-Way, apparemment en plein jogging sous la pluie lilloise. Ces fous.
— Tu as l'air plus confortable que nous ! On s'entretient, tu vois ? J'aimerais trop que ce soit dans notre lit que ta photo ait été prise. Ça me réchaufferait et me ferait courir plus vite, je suis sûr ! Je t'aime et tu me manques trop !
Le message se termine par une série de cœurs multicolores et renforce le sourire que je peine à masquer en entrant dans la cuisine.
— Eh bien, je suis content que l’idée de cuisiner avec moi te rende si heureuse, ma Chérie, me dit mon père en glissant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille avec un sourire tendre. Tu m’as manqué, tu sais ?
— Tu m’as manqué aussi, Papa. Et oui, ça me fait plaisir de cuisiner avec toi.
— Allez, enfile ton tablier, grande sœur !
Angel me passe mon vieux tablier rose tout moche et le noue dans mon dos en riant, avant de mettre le sien et d’en tendre un à Ylona, toute intimidée.
— Pourquoi tu en as un neuf, toi ? lui demandé-je alors qu’il fait le beau. C’est pas juste !
— J’ai réfléchi avant de venir. Hors de question qu’Ylo voie mon tablier Oui-Oui, oh !
Je pouffe en me rappelant lui avoir passé l’an dernier sans pouvoir le fermer. C’est vrai qu’il était grand temps qu’il en change, le pauvre. Surtout comparé au beau tablier de Papa “Chef Papounet” que nous lui avons offert il y a quelques années avec nos deux têtes pleines de farine et qu’il arbore toujours fièrement. Mon frère n’est plus un gamin. Du haut de ses vingt ans, il est à présent bien loin, le gosse gringalet et peu sûr de lui de l’enfance. Aussi brun que moi, son mètre quatre-vingt-dix et ses muscles lui confèrent maintenant une assurance certaine qui n’a apparemment pas déplu à Ylona. Il est beau, mon petit frère, même si je dois lever la tête pour lui parler.
— Je comprends, ça aurait cassé le mythe du futur médecin sexy, dis-je en lui pinçant le flanc, le faisant rire. Alors, on s’y met ou on papote toute la journée ?
Je prends le temps de répondre à Alken malgré les sollicitations de mon père qui m’ordonne de me laver les mains et de sortir les ingrédients pour l’apéritif dinatoire que nous allons préparer.
— Je crois que, si j’avais dû t’envoyer une photo de l’appartement, ça aurait été sous la douche, pour t’inciter à m’y retrouver rapidement. Je me suis ennuyée dans la mienne, ce matin. Il me manque mon masseur adoré et ses mains baladeuses ! Tu me manques aussi et je regretterais presque que ton spectacle soit fini. Au moins, tu serais à Paris.
— Vas-tu lâcher ton téléphone un peu, Joy ? ricane mon frère en essayant de me le prendre des mains. A qui tu envoies des messages comme ça ? Théo ? Ou ce fameux plan cul ? Ou… Un chéri ?
— Pas touche, sinon je te coupe la main, bougonné-je en le glissant dans mon soutien-gorge pour être certaine qu’il ne vienne pas me le piquer. Et ça ne te regarde pas.
— Oh, la Joy est amoureuse ! J’y crois pas ! Elle a rencontré un mec, c’est pas possible, dit-il, tout sourire, en s’adressant à mon Père. Mais pourquoi ne l’as-tu pas invité à venir avec nous ? Il est en famille ?
— Il est avec son fils, oui, avoué-je en mettant mon nez dans le frigo pour ne pas voir les réactions des hommes de la famille. Et puis, je ne suis pas sûre de vouloir le soumettre à votre folie.
— Son fils ? Un divorcé ? Tu m’étonnes que tu le caches. Ta mère va criser quand elle va savoir ça, répond mon père calmement. Mais ça ne t’empêche pas de commencer à préparer les ingrédients, petite coquine !
— Tu vas être belle-maman, alors ? Toi qui disais que tu n’aimes pas les bébés, tu vas être servie ! s’amuse mon frère, bien loin de la réalité.
— Je m’entends très bien avec son fils, y a aucun problème, ris-je après avoir déposé un baiser sur la joue de mon père. Et Maman peut bien penser ce qu’elle veut, tant que je suis heureuse, ça m’est égal.
— Oui, Joy, moi je suis content pour toi. Il faudra nous le présenter quand même, hein ? Je veux vérifier qu’il n’est pas du genre à te rendre malheureuse !
— Il est merveilleux, Papa, ne t’inquiète pas pour moi. Et, tu sais quoi ? Le summum, c’est qu’il danse. Je t’assure que tu n’as pas à t’inquiéter, mais je te le présenterai oui, en temps voulu.
Une fois diplômée, une fois cette sordide histoire terminée, une fois prête à m’attirer les foudres de ma chère mère. Pour le moment, je vais encore garder ce petit secret pour moi. Même mon frère n’en saura rien, parce que c’est sans doute la plus grosse balance que je connaisse. Il serait capable de lâcher ça sans même réaliser qu’il fait une connerie.
— J’ai décidé de ne pas participer aux sélections pour le spectacle à New York, au fait, continué-je en m’attelant à la mousse de concombre.
— Eh bien, pourquoi donc ? Tu abandonnes déjà avant même d’avoir commencé ? C’est pourtant une opportunité en or, m’interroge mon père en s’arrêtant de couper les tranches de jambon cru.
— Je n’ai pas envie de mettre ma formation en pause. Je veux mon diplôme, et puis… C’est loin, New York. Je ne suis pas prête, je crois.
Pas prête non plus à être si loin de Théo, d’Alken, de Kenzo. J’aurais l’impression d’abandonner mon amoureux dans sa galère, en plus. Et pour quoi ? Un show de trois mois qui, au final, me laissera sans doute dans l’anonymat le plus total ? Honnêtement, je ne me vois pas passer mes soirées à répéter à l’ESD pour la sélection alors qu’Alken est seul à la maison. Et puis, j’ai besoin de ses conseils, de son expérience, pour me préparer au mieux. Comment est-ce que je peux faire s’il n’a pas le droit de mettre un pied à l’école ?
— Ma Chérie, tu me déçois, là. Je pensais vraiment que tu aurais mis à profit tous les efforts consentis depuis des années pour essayer de percer grâce à ce spectacle. Et tout ce qu’on a investi en toi. Surtout ta mère, tu ne lui as pas dit, je suppose ? Elle va être dévastée, elle se voyait déjà marcher à Central Park en attendant l’heure de ton spectacle à Broadway.
Je lève les yeux au ciel avant de grimacer. Si même lui dit que je le déçois, c’est sans doute que la décision est vraiment merdique. Mais il n’a pas les tenants et les aboutissants. Il ne peut pas comprendre. Je suis sûre de moi, c’est l’essentiel.
— Maman s’en fout, arrête. Elle ne fait que se plaindre depuis que je lui ai dit que j’abandonnais le classique et me le met dans les dents aussi souvent que possible. Je ne serai pas sans faire des auditions une fois mon diplôme en poche, de toute façon. Je ne veux pas me précipiter.
— Oui, mais c’est un spectacle de Mohamed Benkali, quand même, intervient mon frère. C’est pas un grand ponte de la danse ? Des spectacles comme ça, à New York, ça doit pas être un truc qui se fait tous les ans, si ?
— Effectivement, mais ça ne sera pas sans se reproduire non plus. Et mon chéri connaît Benkali, alors y a moyen que je sois informée des prochains spectacles sans problème. Ne vous inquiétez pas pour moi, c’est pas la fin de ma carrière avant même le début, ris-je.
— Tu abuses de ne même pas essayer, ma Puce, insiste mon Père qui a repris ses préparatifs. Pourquoi tu ne fais pas simplement les qualifications et tu attends de voir si tu es sélectionnée pour décider ? Ça te laisse un peu de temps comme ça, non ? Et ton Chéri, il ne te pousse pas à le faire ?
— Mon chéri ne le sait pas encore, marmonné-je. Mais, je suis sûre qu’il respectera mon choix. Et puis, c’est ma vie, ma carrière, ma responsabilité, non ?
— Elle a raison, Papa. Et puis, c’est Noël, c’est pas le moment de parler boulot. Ylona, tu me passes le beurre, s’il te plaît. Ça te dirait un petit voyage à New York quand on sera riche ?
Je lance un regard désolé à ma nouvelle belle-sœur alors qu’elle me sourit, et vais embrasser mon père bruyamment sur la joue. J’avoue que l’entendre me dire que je le déçois fait un peu mal, mais je suis sûre de moi. Je sais que ce n’est pas le bon moment, et pas uniquement par rapport à ce qu’il se passe pour Alken. J’avais déjà des doutes avant même que Charline ne vienne foutre la merde dans sa vie. Je pense sincèrement que je dois viser le diplôme avant de vraiment lancer ma carrière pro. Oui, j’ai un peu la trouille du monde adulte, mais je crois surtout que je ne suis pas prête. Alors, tant pis pour l’avis de mon père, il s’en remettra. Je ne pense pas m’être déjà trompée sur ce pour quoi je suis faite, alors je fais confiance à mon instinct. J’espère qu’Alken aura une réaction moins brutale que mon père, par contre.
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