21. Se faire l'avocat du danseur
Joy
Je regarde Kenzo galérer avec mon téléphone et rirais presque s’il ne devait pas faire comme s’il le connaissait par cœur.
— Y a combien de pages d’accueil sur ton truc, sérieux ? Tu pourrais pas faire simple ?
— T’es pas possible, murmuré-je en le récupérant. Je te pensais moins bête que ça, moi ! Je te mets l’application de visio dans la barre du bas, à côté des messages. Évite de te planter, je doute qu’Elise te croie si elle tombe sur nos sms avec ton père.
— Oh, y a quoi dans ces textos ? rit-il en me le reprenant des mains.
— Non, ne fais pas ç…
Je n’ai pas le temps de finir qu’il est déjà sur la conversation et ouvre de grands yeux avant de le reposer.
— Oh la vache. Je suis aveugle, Joy ! Tu pouvais pas me prévenir ?
— Chuuut, le réprimandé-je bruyamment en regardant en direction du bureau où se trouve Alken. Je t’avais prévenu, tu n’as qu’à m’écouter.
— Non, tu ne m’avais pas dit que je tomberais sur une photo de mon père à poil, Joy, me répond-il en grimaçant. J’aurais préféré tomber sur toi en tenue d’Eve. Tu peux pas tout effacer ?
— Et perdre toutes ces œuvres d’art ? gloussé-je. Hors de question !
— J’imaginais pas mon père… Comme ça.
— Ben il fait de la danse, forcément qu’il est bien conservé !
— Non, mais… Non ! Je veux dire… Aussi… Enfin, bafouille-t-il. Il est chaud, quoi. Et… Je le pensais pas du genre à envoyer des photos coquines, ça me fait bizarre.
J’allais rire, mais l’image de mon père envoyant ce genre de photos à ma mère me fait grimacer. Effectivement, la conversation a beau être très ouverte ici, du genre sans tabous, de là à imaginer son père faire ça… Et le voir, je peux comprendre que ça lui fasse bizarre.
— Tu aurais dû t’en douter, tu connais toute l’histoire par rapport à ce fameux soir…
— Ouais… Visio cochonne, je me souviens, pas la peine de me rappeler qu’elle l’a vu en mauvaise posture après la jouissance, ça va, dit-il en faisant mine de vomir.
— Je suis désolée, Kenzo, soupiré-je. J’imagine bien que ce n’est pas le truc le plus agréable à entendre, ni à avoir en tête… Mais il faut qu’on soit focus, là… Tu ouvres bien Whatsapp, et tu montres la page des appels. Tu as bien entendu ton père nous dire que Charline avait envoyé un message à sa copine peu de temps après qu’on a raccroché, en expliquant qu’Alken avait été entreprenant toute la soirée et je ne sais plus quelles conneries encore. Je pense qu’on peut vraiment se servir de ça pour qu’il soit réintégré. Ça ne colle pas dans le timing. Il faut qu’on essaie, non ?
— Oui, il faut qu’on essaie. Si on lui met le doute à la Mère Fouettard, elle réintégrera sûrement mon père. Et si on dit que c’est le téléphone de sa nana et pas le tien, on respecte aussi sa volonté de ne pas te mouiller. Facile. Tranquille. Easy !
Espérons que ça le soit, oui. On ne peut pas lâcher l’affaire. Quand bien même Alken se demande s’il restera à l’ESD, au moins il aura le choix s’il a la possibilité d’être réintégré.
— J’ai changé le fond d’écran, il n’y a plus nos têtes et celle de Théo. Et supprimé les appels visio avec ton mec. J’enverrai un message à ton père une fois en route pour lui dire que je n’ai plus de batterie, ça évitera le petit texto qui pourrait tout foutre en l’air, ris-je alors que je vois débarquer mon beau danseur dans la cuisine.
— Qu’est-ce que vous manigancez là, tous les deux ? Mon anniversaire, c’est pas tout de suite, il me semble, s’interroge mon beau Prof qui profite de son passage pour m’embrasser.
— On ne manigance rien, mon Amour, souris-je en le retenant par le bras pour me lover contre lui. Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?
— Je vais continuer à travailler sur la chorégraphie pour le concours. J’ai pensé à un enchaînement où je pourrais reposer tout mon corps sur un de mes bras, en équilibre, le temps que tu me tournes autour. Si je maîtrise bien, ça peut impressionner les jurys. Mais il faut que je le travaille pour voir si ça vaut le coup de le mettre ou pas.
J’adore voir la petite étincelle qui brille dans ses yeux à cet instant et cela me confirme que nous devons tenter le tout pour le tout avec Elise. Et, si ça ne fonctionne pas, au moins nous aurons fait le maximum, non ? Ça ne changerait pas grand-chose que je dise à Elise qu’il s’agit de moi.
— Super, j’ai hâte de voir ça, mon Cœur. Allez, il faut qu’on file, soupiré-je avant de l’embrasser. Bonne journée, beau danseur !
J’attrape mon sac et mon portable, l’embrasse à nouveau et file mettre mon manteau avant de lui envoyer un baiser et de sortir derrière Kenzo. Nous passons le trajet à discuter de ce qui nous attend dans le bureau d’Elise, quoique je me demande si je fais bien d’y aller également.
— Je devrais peut-être t’attendre à l’extérieur, non ? lui demandé-je alors que nous arrivons devant le bâtiment administratif.
— Ah non, en tant que Présidente auto-proclamée du fan club de défense du danseur déchu, j'ai besoin de toi ! me répond-il, nerveux.
— Très bien, soupiré-je en lui tendant mon téléphone. Allons voir la secrétaire cochonne pour réclamer un entretien avec la mère Fouettard, alors.
Nous entrons à l’accueil et trouvons Marie en train de s’installer. Il nous faut insister pour pouvoir voir Elise, et je ne doute pas que nous mettons la directrice de mauvaise humeur avant même de la voir. Lorsqu’elle nous accueille dans son bureau, elle a le visage des mauvais jours et cela ne nous donne pas vraiment confiance.
— Je peux savoir ce que vous voulez, tous les deux ? Si vous souhaitez encore me parler d’Alken, je ne suis pas d’humeur.
Je me retiens de lui rétorquer qu’à la maison, l’humeur n’est pas toujours au rendez-vous, et fais signe à Kenzo d’y aller. Il sort de sa poche mon téléphone et le déverrouille avant de le poser devant Elise.
— Vous n’êtes pas d’humeur à découvrir la vérité ? annonce Kenzo d’entrée. C’est pour ça que vous maintenez la suspension de mon père sans délai et sans preuve concrète ?
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, Kenzo. Je ne pense pas que tu imagines la position dans laquelle je suis en ce moment. Je suis du côté de ton père, mais j’ai des consignes qui viennent encore d’au-dessus.
— Oui, eh bien, nous, on a une preuve que Charline ment. Avec Joy, on a un peu galéré pour l’obtenir, mais j’ai de quoi vous montrer que cette fille a accusé mon père à tort. Si ce que vous dites est vrai, il va falloir le prouver, insiste Kenzo que je trouve toujours très agressif.
— Je vous écoute, soupire-t-elle en nous faisant signe de nous asseoir. J’aimerais juste comprendre ce que vous faites là, Mademoiselle Santorini. Kenzo, je peux comprendre, mais vous, en revanche… Pourquoi êtes-vous aussi attachée à disculper votre professeur ?
Je jette un œil à Kenzo, nerveuse. Je savais que ma présence pourrait l’interroger, et j’ai beau avoir déjà réfléchi à ma réponse, j’ai peur qu’elle ne soit pas convaincue.
— Je suis là comme pourrait l’être la majorité des élèves d’Alken, Madame. Et, pour avoir fait un concours avec lui, avoir dormi dans la même suite que lui, passé du temps en sa compagnie, je le sais incapable de faire ça. Et puis, on l’a tous vue, Charline, entreprenante avec lui. C’est juste que certains semblent avoir plus d’ovaires que d’autres et vouloir se mouiller. De toute façon, ce n’est pas le sujet. Kenzo ? dis-je avec toute l’assurance possible.
— Oui, le sujet, c’est ce téléphone. Il appartient à la petite amie de mon père. Elle souhaite toujours garder l’anonymat, mais avec cet appareil, j’ai les moyens de vous prouver que Charline ment !
Elise nous regarde tous les deux tour à tour et je sens mon cœur s’accélérer sous le stress. C’est flippant, j’ai l’impression qu’elle a compris le truc mais n’ose pas avancer ses idées.
— Et pourquoi souhaite-t-elle rester anonyme, au juste ? demande-t-elle en se penchant enfin sur le téléphone.
— Qui aurait envie d’être mêlé à vos sales histoires de pervers et de harcèlement ? persifle Kenzo. L’important, c’est ce qu’il y a dans les messages. Comme vous le voyez, la conversation vidéo a duré presque une heure trente. Dès la fin du concours quasiment, jusqu’au moment où mon père aurait soi-disant agressé Charline. Et elle, elle dit qu’il a passé son temps à la harceler, n’est-ce pas ? Expliquez-moi comment il aurait pu faire ça en étant en train de faire des cochonneries avec sa copine ?
Kenzo a un air triomphateur qui risque d’énerver Elise. Je fais de mon côté profil bas, en espérant qu’elle comprenne et croie ce qu’on est en train de lui dire.
— Effectivement, cela pose question, dit-elle en sortant son propre téléphone pour prendre une photo de l’écran du mien. Je vais… Discuter avec le Conseil d’Administration, mais je ne peux rien vous promettre. Est-ce que vous savez pourquoi Charline mentirait à ce point ? Enfin… C’est fou quand même.
— Parce qu’elle veut coucher avec mon père depuis qu’elle est arrivée et qu’il a dit non, s’agite mon ami. Il y a des filles qui sont des vraies nymphos gâtées et qui…
— C’est bon, Kenzo, je pense qu’on a compris, marmonné-je en posant ma main sur son bras. Il semblerait en effet qu’elle ait été plutôt entreprenante avec notre professeur. Certaines rumeurs disent quand même qu’elle lui a montré ses seins pendant une répétition, c’est fou, vous avez raison. Donc, vous allez le défendre auprès du CA ?
— Je ne sais pas si c’est la meilleure stratégie, Mademoiselle Santorini… Je vais réfléchir, mais c’est vrai que c’est troublant ce que vous me montrez. Et c’est quoi, cette histoire de seins ? Pourquoi Alken ne me l’aurait pas dit ?
— Pour ne pas mettre mal à l’aise Charline, j’imagine ? Elle avait déjà eu son compte lorsqu’il l’a repoussée, sans doute, et il devait penser l’avoir calmée ? Je ne sais pas, il faut dire que parfois votre règlement est un peu… Enfin, vous respectez à la lettre les règles sans chercher à avoir le fin mot de l’histoire, je crois. Charline est une excellente élève, ça arrive à tout le monde de faire une bêtise, il devait vouloir lui donner une autre chance ?
Je m’oblige à me taire avant de sortir une bourde pas possible. Évidemment qu’Alken aurait dû en parler à Elise, et je lui avais dit de le faire, mais il est un peu têtu, l’Irlandais, il faut bien le dire.
— Le règlement est là pour protéger tout le monde, c’est tout. Bref, vous avez autre chose ? C’est Alken qui vous envoie ? Je me demande pourquoi il n’est pas venu en personne…
Nous nous regardons avec Kenzo, un peu gênés avant qu’il ne réponde à la Directrice.
— En fait, mon père n’est pas au courant de notre démarche. Il… Il ne voulait pas impliquer sa petite amie et nous le faisons sans son accord…
Kenzo est beaucoup moins vindicatif et je suis contente qu’il ait répondu avant moi. J’étais partie pour lui dire que de toute façon, mon danseur n’avait pas vraiment eu droit à la parole jusqu’à présent. Pourquoi se serait-il déplacé ?
— Eh bien, il semble avoir deux avocats dévoués à sa cause et prêts à tout pour le défendre.
— Nous n’aimons pas l’injustice, Madame la directrice, c’est tout, soupiré-je en pensant qu’il vaut mieux pour elle et pour l’école qu’elle ait affaire à deux avocats sans formation plutôt qu’à Rafael. On va vous laisser et aller en cours, sinon nous allons être en retard… S’il vous plaît, Madame Martin, je sais que la situation est complexe et qu’il est difficile de démêler le vrai du faux. Enfin, c’est un sujet qui vous fait marcher sur des œufs, mais vous devez connaître Alken mieux que moi, et si vous preniez le temps de vous renseigner sur le comportement de Charline avec lui auprès des autres élèves, vous comprendriez certainement mieux les choses.
— Peut-être bien que je vais faire ça, oui. Allez, merci de votre venue. Je dois réfléchir, maintenant.
Nous lui souhaitons une bonne journée et sortons de son bureau sans plus attendre. J’espère que notre petit passage ici pourra aider Alken et qu’Elise va vraiment faire les choses comme il faut. Si mon danseur va mieux depuis notre dispute, motivé par notre concours, j’ai peur que tout ça soit un peu trop bancal pour tenir sur la durée. C’est terrible de devoir se reposer sur d’autres personnes et de ne pas maîtriser les choses. L’avenir de mon amoureux se trouve dans les mains d’Elise. Il ne nous reste plus qu’à croiser les doigts.
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