31. Bon appétit bien sûr !
Joy
Je sers la table avec l’aide de Kenzo en me demandant comment va se passer la journée. Franchement, je regretterais presque ma mère. Remarque, on aurait dû l’inviter, comme ça, nous aurions connu le pire possible et nous pourrions, à l’avenir, être optimistes peu importe ce qui nous tombe sur la tête.
En attendant le retour du couple d’Irlandais, nous profitons du calme de l’appartement. Salsa est installée sur le canapé et fait sa toilette, et j’ai bien fait attention à laisser la porte de notre chambre entrouverte pour qu’elle puisse aller s’y réfugier à l’arrivée de nos invités, ce qu’elle fait deux fois sur trois. Je crois qu’elle n’apprécie pas trop de voir son maître avec les nerfs en pelote.
Il faut dire que Suzanne et Tim sont vraiment du genre donneurs de leçons. Elle, elle partage son temps entre lui reprocher son divorce et nous demander quand nous comptons concevoir le petit nous. Allez savoir ce qui ne va pas dans sa tête pour que, d’un côté elle veuille qu’Alken retourne avec son ex femme et, de l’autre elle nous demande de concevoir. Tim, lui, essaie de temporiser un peu son épouse, du moins sur le plan retrouvailles avec Elizabeth. Je n’ai en revanche pas échappé aux remarques sur le rôle d’une épouse, sur mes hanches faites pour enfanter ou je ne sais quelle lubie liée aux futurs petits monstres qui viendraient, eux aussi, bousculer notre petite vie déjà pas très tranquille, de manière plus permanente. Je ne suis pas prête, c’est certain, à avoir des enfants, et si j’ai pu avoir un petit doute, les O’Field m’ont rappelé combien ma vie actuelle me plaisait et comme mes priorités étaient autres pour le moment. Et puis, nous sommes déjà une famille, quand bien même ils nous disent de fonder la nôtre. Nous n’avons pas besoin d’avoir un enfant pour nous considérer comme tel. Et nous avons déjà notre bébé.
Je vais d’ailleurs m’installer sur le canapé auprès de Salsa, qui me grimpe immédiatement sur les genoux et me pétrit le ventre en me donnant des coups de tête. Qu’est-ce que je l’aime, cette boule de poils ! Pas besoin de gosse quand on a un chat ! Oui, bon, je sais, ce n’est pas pareil, mais j’ai bien peur que Suzi et Tim me vaccinent contre toute envie possible d’enfanter, à force. J’ai hâte qu’ils partent, et j’ai un peu honte de penser ça, mais, sincèrement, il faut le voir pour le croire.
Alken vient s’installer à côté de moi et m’enlace tendrement tout en caressant notre bébé. J’adore le regarder câliner Salsa, je crois que je pourrais faire ça pendant des heures. Il est totalement gaga et d’une douceur pas possible avec cette chatte qui montre encore quelques signes de peur face à l’inconnu mais qui, finalement, s’est plutôt bien adaptée à la vie à la maison.
La porte de l’appartement est à peine refermée que Salsa saute de sur mes genoux et vole presque jusqu’à la chambre. Alken soupire et se lève pour accueillir son oncle et sa tante, et je le suis docilement, un sourire factice aux lèvres.
— Alors Alken, cette urgence est résolue ? lui demande son oncle en se débarrassant de son manteau.
— Oui, parfaitement, j’ai inspecté tous les angles du problème et suis arrivé à la conclusion que désormais, j’ai la situation sous contrôle, répond-il sans me quitter des yeux.
— Tu aurais quand même pu attendre la fin de la messe, enfin, soupire sa tante. Qu’est-ce qui est plus important que Dieu ?
— Et bien Aunt Suze, je pourrais te citer plein de choses, mais rien qui pourra te convaincre. Je vous propose donc de passer à table.
— Ah, Joy nous a préparé un bon petit repas ? demande Tim en me regardant comme si j’étais la seule à pouvoir cuisiner dans cette maison.
— Evidemment ! J’espère que vous allez aimer, d’ailleurs, souris-je en levant le menton avant d’approcher d’Alken. Allez, mon Chéri, va mettre les pieds sous la table, Bobonne s’occupe de tout.
Alken se marre et vient m’embrasser en me chuchotant de m’installer près de Kenzo qui nous a rejoints et qui a l’air de bouder. Il se dirige ensuite vers la cuisine sous le regard réprobateur de nos invités. Je m’assieds à côté du petit jeune de la tablée et presse sa cuisse avec un sourire que j’espère rassurant, mais qui ne semble avoir aucun effet sur lui. Alken ne tarde pas à amener le plat et s’assied en bout de table, près de moi. Tim et Suzanne sont silencieux face à moi et cela me ferait presque peur. J’ai un peu l’impression d’être dans l'œil du cyclone, là. Le calme avant la tempête. Pas très rassurant. Il faut dire que les repas sont rarement apaisés depuis leur arrivée. Enfin, ce n’est pas la fête non plus, ce serait bien plus agréable que les sujets qui fâchent. D’ailleurs, Tim attaque d’entrée, apparemment pas satisfait que je me sois assise alors que mon amoureux servait le repas.
— Tu ne cuisines pas, Joy ? C’est toujours Alken qui se met aux fourneaux ? Je sais que tu travailles en plus de ta formation, mais tu n’es même pas venue à la messe, ce matin, tu avais le temps, non ? Et puis… Enfin, à défaut de cuisiner, quand même, le service, non ?
Je jette un œil aux deux hommes de la maison et souris poliment à Tim. Je vais finir ridée toute jeune si je continue à forcer ce rictus qui doit être dégueulasse à voir.
— Je cuisine, mais Alken aime ça, et moi ça m’ennuie. Je ne vais quand même pas le priver de ce plaisir ? Je détesterais le frustrer.
— Uncle Tim, on dirait que tu vis dans une autre époque l’attaque tout à coup Kenzo qui était resté silencieux jusque là et qui nous fait profiter de son bel accent irlandais qu’on ne soupçonnerait pas quand il parle français. On n’est plus au Moyen-Âge, vous savez. On a l’impression que vous êtes coincés à une époque où les femmes n’avaient aucun droit et étaient traitées comme de la merde. Réveillez-vous, on est au vingt-et-unième siècle !
Le mot “shit” a du mal à passer je vois. Quant au reste du discours, ce n’est pas mieux. Je sens qu’il va déclencher un raz-de-marée ou un tsunami car l’air se charge d’électricité et ni moi, ni Alken n’avons le temps d’intervenir avant que Suzanne ne s’énerve contre mon ami.
— Un peu de tenue enfin, Kenzo. Et puis, qu’est-ce que tu connais de la vie, toi ? Tu tétais encore ta mère il y a peu. Tu verras, quand tu te mettras en ménage avec une femme, tu apprécieras qu’elle te prépare de bons petits plats et s’occupe de toi. C’est comme ça que ça se passe. Regarde, toutes ces femmes qui travaillent et délaissent leurs époux. Regarde ce que ça a donné avec ta mère, enfin ! Un divorce !
J’arrive à comprendre tout malgré le débit qui s’accélère en anglais sous l’effet de l’énervement qui monte. C’est un miracle !
— Ma mère n’a rien à voir là-dedans ! s’énerve Kenzo.
— Kenzo, le réprimande son père. Ne parle pas comme ça à nos invités, s’il te plaît. Il faut respecter leur point de vue et c’est tout, dit-il d’une voix sérieuse qui me fait penser à celle qu’il utilise en cours quand il n’est pas satisfait de nous.
— Laisse tomber, marmonné-je en français à l’attention de Kenzo. Servons-nous avant que cela refroidisse, Alken est un vrai cordon bleu, autant en profiter !
Je me lève pour servir tout le monde alors que le silence retombe dans la pièce. Je ne comprends pas pourquoi ils restent si longtemps alors qu’ils semblent vivre aussi mal qu’Alken et Kenzo leur visite. C’est comme s’ils s’acharnaient à vouloir changer les choses ici alors qu’ils ont conscience qu’ils n’y arriveront pas. Enfin, je ne sais pas ce qui est le pire, qu’ils en aient conscience ou qu’ils continuent d’essayer en pensant pouvoir faire des miracles ?
— C’est délicieux, Chéri, souris-je finalement. Je crois que je ne suis pas prête de te piquer ton tablier de cuisinier si tu me nourris comme ça.
— Merci, ma Puce, répond-il en français avant de se tourner vers les deux irlandais. Cela vous convient-il ?
— Oui, merci s’empresse de dire Tim, a priori pour éviter une nouvelle attaque de Suzanne, mais c’est peine perdue car elle ne laisse pas passer l’occasion de remettre une couche dans ses attaques et sa mission d’évangélisation à notre égard.
— Ça aurait encore été meilleur si c’était ta femme qui avait tout préparé, comme il se doit dans toute famille normale. Mais bon, elle a un joli sourire, on ne peut pas demander beaucoup plus de sens d’un homme de quarante ans avec une petite jeune, commence-t-elle à attaquer, avant d’enchaîner sous nos regards médusés. Mon petit Kenzo, j’espère que tu sauras mieux choisir ta femme, toi. Trouve-toi une petite irlandaise qui va à la messe et qui sache bien s’occuper de toi. Si ton père est mal parti pour le paradis, toi, tu peux encore sauver ton âme !
Je regarde Kenzo et je crois voir le moment où toute retenue le quitte et où il prend conscience que ça va partir en vrille, mais il ne fait rien pour l’éviter. Il se permet même de sourire avant d’ouvrir la bouche.
— Oh, je suis sûr que tu adorerais la personne qui partage ma vie, Suze. Il est génial, beau comme un dieu, bien proportionné et adorable ! Mais, je te garantis qu’il vaut mieux ne jamais le mettre devant une gazinière sous peine de finir aux urgences.
— Kenzo ! s’indigne son père devant le ton employé par son fils et peut-être par ce qu’il vient d’avouer devant les deux cathos coincés.
— Kenzo ! Tu n’es pas… un homosexuel ? s’étonne Tim alors que Suzanne le regarde, horrifiée, sans pouvoir réagir pour l’instant.
— Oh, non, Tonton, rit Kenzo alors que je lui fais les gros yeux, sans plus d’effet que le regard réprobateur de son père. Quelle idée de vouloir se priver des femmes, enfin ! Je suis bi, je me fais plaisir des deux côtés, tu vois ? Et c’est vraiment le pied, d’ailleurs.
— Suppôt de Satan, lui lance Suzanne en se levant et en faisant le signe de croix. Tu ne peux pas être sérieux, les hommes qui forniquent avec les hommes vont brûler dans les flammes de l’Enfer éternel ! Tu n’es pas digne de porter le nom de O’Brien. Vade Retro ! Tu vas nous amener la colère divine sur la tête ! C’est indigne d’être comme ça !
— Suzanne, commence Alken qui essaie de jouer les médiateurs, mais Kenzo ne lui laisse pas le temps de finir.
— Mais qu’est-ce que je m’en fous de la colère divine, gronde-t-il en se levant. Vous ne méritez même pas qu’on continue à se plier en quatre pour vous. Vous êtes les pires invités possibles, sérieux ! De vieux coincés du cul qui se croient supérieurs, c’est insupportable ! Vous ne voyez pas comme tout le monde tire la tronche depuis que vous êtes là ? Vous êtes infects avec Papa, pas mieux avec Joy, et moi je vous entends depuis des jours vous plaindre de tout, donner des leçons sur tout. Mais retournez dans votre putain de campagne et foutez-nous la paix !
— Je vais… On va aller prendre l’air, je crois, bafouillé-je en me levant et en attrapant le bras de Kenzo. Viens, ça vaut mieux.
— Suzanne, Tim, mon fils a raison sur un point. Vous êtes invités ici, pas en mission pour nous convertir. Alors, on change le sujet et…
Je n’entends pas la suite car je sors sur la terrasse avec mon beau-fils que je traîne un peu derrière moi pour éviter qu’il ne continue à envenimer les choses.
— Nom de… T’as vu la tête de Suzanne ? pouffé-je. Tu es fou !
— C’est elle qui est folle. Comme si le signe de croix pouvait guérir de l’homosexualité. Je te jure que ce ne serait pas la famille, je l’aurais foutue hors de chez moi, la prêtresse catho !
— Tu m’étonnes, soupiré-je. Je crois que je vais lui faire manger sa bible si elle parle encore une fois de mon utérus. Mais, c’est la seule famille de ton père, il faut bien qu’on fasse avec, non ? Ils sont moins cons du côté de ta mère ?
— Pas sûr qu’ils acceptent ma sexualité non plus, mais au moins, ça n’aurait pas grand-chose à voir avec Dieu, soupire-t-il en se calmant enfin, ses épaules s’affaissant littéralement.
— Eh bien, il va falloir que je te présente à ton oncle par alliance, et ton grand-père qui ne l’est pas vraiment, ris-je en le prenant dans mes bras. S’il y a bien une chose dont je suis sûre, c’est qu’ils ne te jugeront pas à ce sujet. Et ma mère sera sans doute trop occupée à juger du fait que je me tape un type de son âge pour pouvoir te faire une quelconque remarque.
— Pourquoi est-ce que les gens n’acceptent pas les autres comme ils sont ? se lamente-il. Ce serait tellement plus simple et la vie serait meilleure pour tout le monde. Allez, moi, je ne reste pas une minute de plus dans cette maison et je vais rejoindre l’autre envoyé du Diable. Théo, au moins, ne me reprochera pas d’être gay, sourit-il. Tu leur diras qu’ils peuvent aller se faire foutre s’ils demandent où je suis. D’accord ?
— Tu me lâches et tu me laisses avec les vieux ? Est-ce que tu te rends compte qu’ils veulent prendre mon utérus en otage ? m’affolé-je théâtralement. Pitié, ne me laisse pas !
— Tu peux venir avec moi, tu as entendu, j’ai dit que j’étais bi, quitte à les choquer, on peut aussi dire qu’on fait des partouzes en famille. Tu imagines leur tête si on leur fait ça ?
— Oui, non, on ne va pas pousser aussi loin, ris-je. Tu embrasseras Théo pour moi; et profites-en pour décompresser, ça ne te fera pas de mal…
— Bon courage, Belle-Maman. Si tu en as marre, tu n’hésites pas à venir nous voir, hein ?
— Je ne vais pas abandonner ton père, quand même. Vivement qu’ils partent, en tous cas, ça devient étouffant. Tu devrais prendre un sac et rester à la coloc jusqu’à leur départ si c’est trop compliqué pour toi.
Nous rentrons à l’intérieur et Kenzo monte sans attendre dans sa chambre alors qu’Alken me rejoint dans la cuisine, où je me suis arrêtée pour ne rien faire mais ne surtout pas retrouver immédiatement l’ambiance tendue de la table.
— Tu crois qu’on va survivre ? murmuré-je à mon amoureux.
— Oui, ça va aller. Demain matin, ils partent. Uncle Tim a compris qu’ils étaient allés trop loin…
— Quel dommage, soupiré-je avant de pouffer. Pardon, je sais qu’ils sont de ta famille, mais… Merde, ils sont insupportables, non ?
— Horribles. Je te jure qu’ils n’étaient pas comme ça quand ils étaient plus jeunes. Sinon, jamais je n’aurais dit oui pour les inviter ici.
Peut-on devenir comme ça ? Parce que ça a l’air vraiment bien intégré dans leurs petites têtes. Je veux bien respecter tout le monde, chacun ses croyances, chacun ses choix et tout le tintouin, mais quand même. Enfin, disons qu’il est plutôt agréable, lorsqu’on est dans le respect, qu’il soit partagé. Là, c’est vraiment chaud. Pour Kenzo particulièrement, mais aussi pour Alken et par conséquent pour moi. Enfin, disons qu’entendre Suze lui dire de se remettre avec son ex n’est pas très agréable. Sans compter qu’apparemment je ne suis pas capable de m’occuper de mon homme. Je ne l’ai pas entendu se plaindre à ce propos, en tous cas. Et puis, il est très capable de s’occuper de lui comme un grand. Bienvenue aux vingt-et-unième siècle, famille O’Field ! Et.... Bon débarras ?
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