37. La fougue du justicier pas masqué
Joy
Je tourne en rond dans le vestiaire comme un lion en cage. Alken se trouve dans la salle de cours d’Elizabeth, et je sais que le ciel n’est pas loin de nous tomber sur la tête. Est-ce que je regrette pour autant d’être avec cet homme ? Non. Est-ce que j’éviterais de le croiser si c’était à refaire ? Certainement pas. Est-ce que je suis prête à assumer les conséquences possibles suite à la révélation de notre relation ? Ça, je ne suis pas sûre. l’ESD, Théo et moi en rêvons depuis que nous avons découvert le concours de Belgique avec notre prof à l’adolescence. Elle nous avait montré les images, et quand nous avons vu le couple qui dansait pour cette école, lui et moi nous sommes regardés en nous disant qu’un jour, on y serait, que nous serions diplômés là-bas. J’ai du mal à me dire qu’il est possible que j’aie fait quasiment mes deux ans, et que je ne pourrai pas passer les ultimes épreuves et obtenir le précieux sésame. Mais je ne regrette pas pour autant de fréquenter Alken. Ce n’est que de la danse, et même si c’est important pour moi, j’aurai sans doute la possibilité de danser, avec ou sans le papier. Enfin, ça ferait un peu tache sur un CV, deux ans à l’ESD sans le diplôme. Mais je me débrouillerai, je sais que, de toute façon, la carrière de danseur n’est pas facile. Tant que je suis avec Alken, qu’on danse tous les deux et qu’on s’aime, tout est possible, non ?
Je sursaute en entendant la porte du vestiaire s’ouvrir et grimace en voyant Kenzo. Qu’est-ce qu’il fiche ici ?
— Bon sang, je t’attendais à ta voiture, Joy. Qu’est-ce que tu fous ? J’ai essayé de t’appeler vingt fois au moins !
Mince, j’avais totalement oublié que nous étions venus ensemble ce matin. Quelle gourde ! Sa mère m’a totalement retourné le cerveau, et pas que. Je me suis fait peur face au miroir en sortant de la douche. J’ai vraiment une sale tête, c’est terrible.
— Excuse-moi, j’ai la tête ailleurs, soupiré-je en m’asseyant sur le banc au beau milieu des casiers pour récupérer mon téléphone dans mon sac. Je suis fatiguée, en plus, j’ai l’impression que je pourrais m’endormir en dix secondes, alors qu’en fait j’ai la tête remplie et ça carbure, là haut. Heureusement qu’il ne pleut pas, au moins tu n’es pas trempé jusqu’aux os.
Je tente un sourire, mais j’imagine que le rictus n’est pas très convaincant puisqu’il vient s’asseoir à mes côtés en soupirant et me prend dans ses bras. La fatigue me rend à fleur de peau, je crois, parce que les larmes me montent aux yeux bêtement.
— Eh bien, je vois que tout roule, s’esclaffe-t-il un peu tristement. Ça m'énerve de voir ma meilleure amie dans un état comme ça… Tu attends quoi, là ?
— Ton père discute avec ta mère. Je ne sais même pas ce que je fais à l’attendre. Il voulait que je vienne avec lui, mais après le cours de ce matin… Enfin, je ne m’en sentais pas capable. Je suis une copine en carton, même pas avec lui pour le soutenir, c’est moche, hein ? J’ai encore du boulot pour être la petite amie parfaite, ris-je nerveusement. Mais j’ai la trouille, et pas qu’un peu...
— Arrête tes conneries, tu es parfaite pour mon père, je ne l’ai jamais vu aussi heureux. C’est surtout ma mère qui déconne. Elle vous menace de tout révéler et je trouve ça super méchant de sa part. Je ne la reconnais pas, là. Je croyais pas qu’elle était du genre délatrice.
— Je crois surtout qu’elle est encore amoureuse de ton père, tu sais ? Ça peut se comprendre… Et puis, t’imagines un peu, voir son ex mari avec une petite jeune ? Peut-être qu’elle cherche surtout son attention et que c’est tout ce qu’elle a trouvé comme solution… Et qu’elle ne dira rien à Elise, même si ton père refuse de… Enfin, même si ça ne fonctionne pas, dis-je en me reprenant avant de faire une boulette.
— Encore amoureuse ? N’importe quoi. On ne divorce pas de quelqu’un qu’on aime encore. Et puis, c’est quoi cette histoire de refus de mon père ? Il doit faire quoi pour qu’elle ne vous balance pas ?
— Rien… Rien d’important. Et on ne se rend compte de ce qu’on avait que lorsqu’on l’a perdu, tu sais. Ton père, soupiré-je avec un sourire aux lèvres, c’est quelqu’un de génial, et je me dis chaque jour que j’ai une chance folle de l’avoir rencontré avant l’ESD. Quoique je ne sais pas si on aurait pu résister même sans avoir couché ensemble avant de savoir qu’il serait mon prof, en fait.
— Rien d’important ? Et ça te met dans cet état-là ? Tu me prends pour un abruti, Joy ? Vas-y, dis-moi ce que ma mère attend de mon père. Qu’il te quitte ? m’interpelle-t-il en s’agitant dans les vestiaires qu’il parcourt à grandes enjambées, me donnant un peu le tournis.
— Je crois que j’ai besoin d’un nouveau câlin, Kenzo, dis-je en me levant pour me planter devant lui, les bras grands ouverts avant de faire une moue de chien battu. S’il te plaît ?
Il s’arrête immédiatement dans sa tentative de remporter le marathon du vestiaire, s’approche de moi, l’air inquiet, et m’enlace comme un grand frère le ferait, ce qui me fait un bien fou.
— Ouais, désolé, Joy, je suis là… C’est de toi dont je devrais m’occuper, pas de mes cons de parents qui ne savent pas ce qu’ils veulent. C’est juste que mon cerveau est en ébullition, là. J’imagine des trucs super glauques dans ce que demande ma mère…
J’ai au moins le mérite d’avoir réussi à le stopper, mais je sens bien qu’il est tout tendu, et ça me fait plaisir de le savoir de mon côté.
— Arrête de t’imaginer des trucs, je suis sûre que ton père va tout régler. Il n’y a plus qu’à croiser les doigts. Et puis, j’ai presque du mal à en vouloir à ta mère, franchement. Elle est folle de l’avoir laissé filer, je ne compte pas faire la même erreur, ris-je en l’entraînant sur le banc.
— Ça me mine de rester là à ne rien faire. Ils sont peut-être en train de se taper dessus. Ou pire… Qui sait ? Comment tu fais pour garder ton calme comme ça ?
— Heu… J’usais le carrelage à ta place avant que tu arrives, mais j’ai un super ami qui a débarqué, et même si c’est un beau-fils bordélique, ça fait du bien de pouvoir se reposer un peu sur lui, souris-je. Et puis, honnêtement, je me suis passé et repassé les pires scénarios en tête encore et encore avant ton arrivée. Je crois que je fais juste confiance à ton père et à notre amour. J’ai raison, non ?
— De faire confiance à votre amour, sûrement. Mais de les laisser tous les deux tout seuls, ils vont s’écharper, c’est sûr. C’est quoi pour toi, le pire scénario ? me demande-t-il alors que son genou s’agite à côté du mien.
— Qu’il cède à sa demande ? Je crois que c’est le pire. Ou… Qu’il se rende compte qu’il l’aime encore et que je ne suis qu’une passade ? Je crois que ça, ça m’achèverait, honnêtement, lui dis-je en toute transparence, sans pouvoir masquer mon inquiétude.
— Mais il ne l’aime plus, Joy. Tu es aveugle, non ? Il ne vit que pour toi. Et c’est quoi cette satanée demande ? Elle veut faire un trio avec vous deux ou quoi ?
— Ah non, je ne suis pas du tout dans l’équation de ta mère, grimacé-je avant d’ouvrir grand la bouche, consciente d’avoir merdé. Enfin… C’est pas important...
— Oh putain, elle veut baiser avec lui à nouveau ? Elle est folle, ma mère ! s’écrie-t-il en se levant d’un bond. Mais elle n’a pas compris que c’était fini pour elle et que tu avais pris la place ? Qu’elle ferait mieux de s’occuper de son Enricounet d’amour ? Oh ça m’énerve, je vais aller lui dire de vous laisser tranquilles ! Merde, alors, elle abuse trop là.
Il se dirige déjà vers la porte et je me précipite à sa suite pour l’empêcher de sortir, paniquée à l’idée qu’il se retrouve au beau milieu du champ de bataille et qu’il prenne parti.
— Kenzo, non, n’y vas pas, je t’en prie. Et si tu compliquais encore les choses ? Laisse ton père gérer !
— Et qu’il finisse par dire oui à ma folle de mère pour te protéger ? Jamais de la vie ! s’énerve-t-il en sortant dans le couloir qu’il emprunte à grands pas alors que je le suis comme je peux.
Il doit être à deux mètres de la porte de la salle d’Elizabeth lorsqu’Alken apparaît et la referme derrière lui, fronçant les sourcils en voyant son fils débouler comme une furie.
— Alken, arrête-le ! grimacé-je alors qu’il réagit rapidement et bloque le passage à son fils.
— Kenzo ! Tu fais quoi là ? lui demande-t-il en l’attrapant fermement par le bras.
— Laisse-moi passer, Joy m’a dit pour Maman. Je vais lui dire de vous laisser tranquilles, elle m’écoutera, moi, vocifère-t-il avant de s’arrêter brutalement. Tu n’as pas déjà craqué, si ? Oh putain, ça me dégoûte !
Il dégage son bras de la prise de son père et essaie de le contourner dans le couloir avant que celui-ci ne le plaque contre le mur.
— Kenzo, calme-toi, le problème est réglé, elle ne va rien dire !
Kenzo et moi mettons un temps avant d’intégrer l’information, et je dois me décomposer littéralement sur place en comprenant ce que cela veut dire.
— Qu’est-ce que tu as fait, Alken ? Tu n’as quand même pas… Non, t’as pas fait ça, hein ? lui demandé-je en entendant moi-même le ton désespéré de ma voix.
— J’aurais dû venir plus vite, s’emporte à nouveau Kenzo. Elle a gagné, se lamente mon ami alors qu’Alken nous regarde, un peu perdu.
— Mais non, il n’y a rien eu entre nous deux ! réagit vivement mon danseur. On a discuté, c’est tout. Qu’est-ce que vous allez imaginer ? Et pourquoi Kenzo est au courant, Joy ?
— Je… Enfin… J’ai vendu la mèche sans le vouloir, marmonné-je, mal à l’aise. Il était là avec moi dans le vestiaire et il me posait mille questions, qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? C’est sorti tout seul, je… Pardon, Alken.
— Ouais, c’est pas grave, Joy. Kenzo, suis-moi, arrête tes bêtises et on n’a pas besoin de toi en justicier pas masqué. Je vous dis que j’ai réglé le problème, vous pouvez me faire un peu confiance, tous les deux ?
Nous ne répondons pas et le suivons docilement jusqu’au vestiaire des femmes, comme deux gosses qui viennent de se faire gronder par leur papa. Merde, l’image me paraît tellement répugnante à cet instant que je ne peux retenir un hoquet de dégoût quand l’idée me traverse, faisant se retourner Alken qui me regarde étrangement.
— Donc… Elizabeth ne va rien dire ? Comme ça ? Sans rien en contrepartie ? lui demandé-je finalement, sans vraiment comprendre comment c’est possible.
— C’est ça, oui. On a discuté et elle est d’accord pour ne pas nous dénoncer à Elise. Je… Je lui ai dit que je t’aimais, Joy, et qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait, ça ne changerait rien à ça. Elle a fini par entendre raison en comprenant qu’elle m’avait perdu pour de bon, je crois…
Je soupire de soulagement et viens me blottir contre lui, sans pouvoir m’enlever de la tête qu’il a quand même dû se passer quelque chose pour qu’elle lâche finalement prise. Il faut dire qu’elle était plutôt vindicative ce matin et semblait bien sûre d’elle hier. Difficile de croire qu’elle ait pu lâcher l’affaire aussi facilement, au final.
Alken me serre contre lui alors que je vois Kenzo perdu dans ses pensées du coin de l'œil.
— J’ai… Du mal à réaliser là, je crois, ris-je nerveusement. Quand je vois comme elle était, ça me semble juste surréaliste, là…
— Oui, elle a tout essayé pour me faire craquer, mais j’ai tenu bon, Joy. J’ai joué sur toutes les dimensions. Sa conscience, sa culpabilité, sa gentillesse, notre histoire passée… Je lui ai dit et redit à quel point je t’aimais, ce que tu représentais pour moi. Elle m’a répondu que jamais, je n’avais parlé de notre relation comme ça et ça lui a foutu un coup de voir qu’avec toi, les choses sont si… Intenses.
Je ne peux m’empêcher de sourire en l’entendant, même si nous sommes planqués dans des vestiaires pour pouvoir discuter tranquillement et que nous nous éloignons brusquement l’un de l’autre en entendant du bruit dans le couloir. Qui n’aimerait pas entendre ce genre de déclarations, hein ?
— Ouais mais elle a quand même essayé de te faire chanter, c’est horrible de faire ça, s’indigne Kenzo. Je fais comment moi, avec mes parents qui se traitent comme ça ?
— Tu fais le fils qui ne se mêle pas des histoires de ses parents. Ta mère ne t’a jamais manqué de respect, t’a toujours aimé et toujours aidé. Bref, ce qu’elle m’a fait n’est pas normal, mais ça me concerne, pas toi. Et j’ai réussi à la convaincre, c’est ce qui compte, non ?
— Elle a quand même baissé dans mon estime, Maman. Même si je peux comprendre qu’elle éprouve toujours quelque chose pour toi, soupire mon ami, enfin calmé.
Toujours est-il que nous sommes apparemment sauvés, et c’est dans cette ambiance plus apaisée que nous regagnons nos véhicules, comme un prof discutant avec deux de ses élèves alors que nous allons nous retrouver à la maison, nous enlacer, nous embrasser et nous aimer. Nous allons tout simplement reprendre le cours de notre vie cachée après cette nouvelle tempête qui a menacé. Il ne nous reste que quelques mois avant mon diplôme, mais j’ai l’impression que c’est une éternité et que nous risquons chaque jour d’être démasqués et de connaître de nouveaux obstacles.
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