La longue attente
Je me revois bien dans la rue noire, l’angoisse au cœur courant presque vers mon refuge. C’était un magasin qui faisait le coin de la ruelle et d’une rue plus large où s’alignait un ensemble de maisons à étages. Là j’entrais, le patron (un homme gros et rougeaud) me souriait de derrière le comptoir en bois. Tout était propre et bien tenu, ça sentait bon le bois ciré. On y vendait de tout: du simple poisson séché au tissu de confection. A côté de la porte, il y avait un tonneau presque aussi haut que moi alors le patron laissait un instant ses clients (la boutique était toujours pleine de clients qui échangeaient des nouvelles sans pour autant acheter ), et me hissait dessus. Je pense qu’il laissait à cet endroit ce tonneau afin que je puisse m’y asseoir et je guettais par la porte vitrée les pas de ma mère. Elle venait me chercher là chaque soir après son travail.
Alors commençaient les longues heures d’attente alors que la pluie battait les pavés. Au loin, on allumait les becs de gaz. Ma poitrine se serrait au fil des heures, viendrait elle me chercher ? Et si elle ne venait pas ? Je ne parlais jamais au patron, mes yeux étaient rivés sur la rue délavée, quelquefois je voyais une ombre au loin et mon cœur s’accélérait, mais ce n’était souvent qu’un travailleur rentrant bien vite se mettre au chaud chez lui. Ma mère venait lorsque sa besogne était terminée à la grande maison.
Ma mère m’élevait seule, mon père était en mer comme elle disait depuis quelques années. Je savais bien qu’il était en mer pour toujours mais jamais je ne lui ai dit que je savais. Je ne voulais pas lui faire de peine supplémentaire. Depuis j’avais peur des soirs de tempêtes, où le ciel et la mer se fondent en une noire silhouette pour tromper les bateaux attardés, quand les morts pleurent les vivants si fort qu’ils les emportent dans leurs souffles. Allaient ils emmener ma mère aussi ? »
Voilà les images qui me restent et qui se sont affinées avec le temps. Je n’ai jamais vu le visage de cette mère que j’attendais, j’espère qu’elle est toujours venue me chercher. Je garde précieusement ces sensations en moi parce que je sais qu’elles m’appartiennent comme mes souvenirs de ma vie actuelle.
Malgré la tristesse et le désarroi qu’ils provoquent, quand je les évoque, ils me réconfortent pleinement, je me sens ainsi plus complète. Ce petit garçon a traversé ces épreuves pour nous (lui et moi) et a survécu quelque part en moi puisque je peux raconter ce que nous avons vécu.
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