Chapitre 3 - La rencontre
Il n'avait pas été évident de quitter ma chambre au second appel de mon père, mais il fallait absolument que je rejoigne mes parents pour les aider. Avais-je conscience réellement ou non de ce qui s'était passé juste avant que je descende le grand escalier principal ? Sur le moment, j'avais eu l'impression de rêver. D'une drôle de manière, mais c'était la première fois de ma vie que je subissais ce genre de phénomène... un rêve éveillé.
J'avais cru devenir folle pendant une partie de la journée. Je n'entendais même plus mes parents quand ils me parlaient ou quand ils me donnaient des conseils pour le rangement et le réaménagement du parc. Me restait en tête, le son étrange qui avait semblé émaner du miroir lui-même. Une mélodie d'un genre que je n'avais jamais entendu auparavant. Elle n'était pas très jolie, surtout pour la mélomane et violoniste que je suis, mais le rythme était intéressant et changeait vraiment de ce que j'avais l'habitude d'écouter au conservatoire de musique.
Les travaux extérieurs nous avaient occupés toute la journée du dimanche, et c'est avec grand plaisir que nous avions partagé le souper réparateur préparé par mademoiselle Clotilde, notre gouvernante. Mon père, fier de l'installation qu'il avait fait positionner au point le plus élevé du toit, n'en finissait plus de se vanter qu'il avait sauvé le manoir et tous les occupants d'un incendie certain si l'éclair n'avait pas traversé le gros filin de cuivre qui longe le côté de l'immeuble en passant tout près de la fenêtre de ma chambre, pour rejoindre la terre. Je trouvais là une drôle de coïncidence entre cet élément et le fait que j'aie pu entrevoir, l'espace d'un instant trop furtif, de drôles d'instruments au travers de mon miroir.
Il me tardait de remonter et d'observer encore le contenu de l'autre pièce, celle où semblait vivre un garçon que je ne connaissais pas. Je n'avais plus aucun sentiment de peur ou d'appréhension, contrairement à ce matin.
Ça avait toujours étonné mes parents qui pensaient que j'avais un étrange comportement garçonnier pour une fille de bonne famille. Mon esprit scientifique et d'ouverture sur les mécanismes de la physique en avait toujours étonné plus d'un, mais ce matin, j'avais vraiment été surprise, et tout ce qui m'intéresse avait été remis en question.
Après avoir salué mes parents, je saisis le bougeoir et grimpai les marches jusqu'à ma chambre, pressée de voir si le phénomène étrange était toujours présent. Il faisait déjà nuit noire et les ombres qui se déplaçaient au fur et à mesure de ma progression en rajoutaient un peu sur l'étrangeté de cette journée.
J'entrai prudemment dans ma chambre, le bras en avant, la bougie en premier, afin d'éclairer un peu le lieu sombre. Tout semblait normal, mais pourquoi cela aurait été autrement ? Je m'avançai vers la psyché et la même boule de peur me revint. Je luttai pour ne pas m'en éloigner, la curiosité était plus forte que moi. Le reflet me renvoyait une drôle d'image opaque d'où aucune lumière ne surgissait. Pourtant je n'avais rien posé dessus, mais il semblait que de l'autre côté - s'il y avait toutefois une autre pièce à l'opposée de la mienne - un tissu avait été suspendu pour occulter la vue. Je balayai alors de long en large la vitre à la recherche d'un interstice qui m'aurait permis de voir quelque-chose. Peine perdue, tout était bien fermé. Je tentai alors une autre approche.
— Hé ?! Petit garçon ?... Petit garçon ?! ... Tu es là ?
Je n'entendis rien en retour. Pas même la musique étrange du matin, mais c'est en souhaitant tourner les talons, au bout de deux minutes, qu'un tout petit mouvement du tissu, derrière la vitre, retint mon attention. Le linge tendu devint tout blanc, comme si une bougie gigantesque se trouvait derrière. Je me reculai rapidement et aperçus le rideau s'entrouvrir légèrement. Un frisson me parcourut la nuque pour redescendre jusque dans mon dos. Je reconnus les yeux du garçon. La situation effrayante, qui se jouait devant moi, était atténuée par la douceur et la clarté du regard de l'enfant.
— Vous... Vous...Vous êtes un fantôme ? ânonna-t-il.
Je fus surprise par la question, mais aussi par sa voix que j'entendis parfaitement, comme s'il n'y avait pas eu de vitre entre nous deux et qu'il se tenait sur le pas d'une porte.
— Non, pas du tout. Je n'en suis pas un. Mais toi, qui es-tu ?
Le garçon, malgré son jeune âge semblait comprendre qu'il se trouvait dans la même situation incongrue que la mienne. Comment pouvions-nous parler au travers d'un miroir qui ne me reflétait pas ? Comment pouvions-nous nous entendre si distinctement ?
— Vous... Tu... es toute... blanche. Je... Je suis sûr que tu es un fantôme. Je t'ai déjà vue... dans le couloir.
— C'est ma chemise de nuit qui te fait peur ? Je ne suis pas spectre pour autant, et comment cela, tu m'as déjà vue ?
— Oui, tu es en photo en haut des escaliers, dans deux photos.
Le garçon utilisait décidément un langage bien étrange. Autant je compris qu'il parlait du corridor en parlant du couloir, mais que pouvait être un fauto dans lequel je me trouvais. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?
En remarquant sans doute mon air stupéfait, le garçon semblait s'être détendu un peu. Il dégagea une moitié du linge, ce qui me permit de le voir en entier. Il portait une sorte de grande chemise de nuit bleue avec un trait rouge vertical. Une inscription en plein milieu sur son torse était indiquée dans une langue que je ne connaissais pas.
— Il y a plein de vieilles peintures dans cette maison, et toi, je t'ai vue dans deux tableaux. Tu es avec une robe bleue dans un, et dans l'autre c'est marqué que tu es morte.
Décidément, je ne comprenais rien du tout à son histoire, et qui plus est un tableau dans lequel je serais indiquée comme ayant trépassé ?! Mais quelle horreur que cette histoire ? À qui étais-je donc en train de parler ? Un mage, un tout petit mage ?
— Si tu n'es pas un fantôme, dis-moi pourquoi tu es morte et que tu es là dans la glace ?
Le garçon avait pris de l'assurance malgré son jeune âge. C'est vrai que nous n'avions plus peur l'un de l'autre, du moins en apparence, parce qu'après ce qu'il venait de me dire, je ne comprenais plus trop ce qu'il se passait.
— Tu sais, si j'étais une morte transformée en spectre, je ne serais pas là à te parler. Tu ne penses pas ?
Ma réflexion laissa mon correspondant quelque peu dubitatif. J'enchaînai en lui donnant mon prénom, mais je ne lui appris rien car il était, semble-t-il, déjà indiqué au bas d'un tableau. Un pour lequel je n'avais jamais eu l'occasion de poser tellement cela coûte cher. Tout cela m'étonnait vraiment, mais je n'étais pas à une étrangeté près.
— Et toi ? Comme t'appelles-tu ? Quel âge as-tu ? En quelle année vis-tu donc ?
Tout un tas de questions me passaient par la tête. J'avais envie de savoir plein de choses et en même temps, les réponses me faisaient peur. Je m'arrêtai là pour le moment.
Éliot, douze ans, 2018. Je faillis m'évanouir tellement le choc fut brutal. Ce que je pensais était bien réel. J'accusai le coup et réalisai soudain qu'il y avait un écart de 190 ans entre nous deux. Autant dire que pour lui, il y a bien longtemps que je n'étais plus de ce monde, du moins du sien.
Au-delà du choc de l'annonce de l'année dans laquelle il vivait, de la possibilité de parler au travers la vitre d'un miroir, de ressentir une sorte d'amitié pour le jeune Eliot, une seule question continuait à me trotter en permanence dans la tête, sans que je n'ose la lui poser : « En quelle année avais-je bien pu mourir ? ».
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